Dessine-moi une planète et demie

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 27 août 2014, sous un autre titre.

Faut que ça saigne. Depuis le 19 août, « Jour du dépassement », nous tapons jusque fin décembre dans le stock en perdition des ressources naturelles. Pour vivre comme les Américains, l’humanité aurait besoin de cinq planètes. Ça va être coton.

Rions, c’est encore le mois d’août. Nos excellentes gazettes titrent –dans les coins – sur une nouvelle qui intrigue tout de même un peu : « la planète », comme ces gens écrivent, aurait tout bouffé, cette goinfresse, en seulement huit mois d’activités humaines. On appelle cela, en français approximatif, le « Jour du dépassement ». L’ONG Global Footprint Network, publie chaque année un document sur l’état des ressources disponibles. Les écosystèmes – disons les grands éléments vivants, comme les sols agricoles, les fleuves et rivières, les arbres et forêts, les océans sont capables de produire chaque année qui passe une certaine montagne de biens naturels. Justement ceux qui nous permettent de manger, de nous vêtir, d’habiter, de nous soigner, etc. Sans eux, rien, ballepeau.

Mais dans le même temps, les humains boulottent de plus en plus et détruisent à qui mieux, jusqu’à ce fameux « dépassement », qui tombe cette année le 19 août. Au-delà, ils attaquent le dur, c’est-à-dire la structure, les stocks en apparence infinis de champs, de prairies, de pêcheries. Essayant de se rendre intelligibles, les commentateurs parlent de « vie à crédit ».

Pour filer cette si lamentable métaphore, peut-on taper sans fin dans un capital qui diminue chaque saison un peu plus ? Peut-on se vautrer dans une dette écologique comme on le ferait au bistrot du coin ? Sur le papier, l’affaire ne dépasse pas un problème de cours élémentaire deuxième année. La quasi-totalité des responsables de tout bord, y compris nombre d’écologistes officiels, s’en cognent d’autant plus qu’à leurs yeux flapis, cela ne signifie rien. Mais ainsi qu’on se doute, ils ont tort.

En 1992, sur fond de sommet de la Terre de Rio – le premier -, paraît un article pionnier signé par le professeur américain William Ree (1). Commence une série d’études sur l’empreinte écologique des individus, des pays, puis de l’humanité entière. Souvent critiquée, « l’empreinte écologique » a l’immense mérite de rappeler quelques évidences. La première de toutes est qu’il existe des limites physiques infranchissables, quelle que soit la politique suivie. Et c’est d’autant plus chiant que c’est vrai. Très grossièrement, on calcule cet indice en estimant la surface biologiquement productive dont un individu ou un groupe ont besoin. Laquelle inclut des sols fertiles, des bois, de l’eau, sous la forme théorique d’un hectare global (hag).

Global Footprint Network est parvenu à affiner ces calculs et à proposer des résultats précis, censés « informer » les aveugles qui nous gouvernent, comme cet Atlas mondial, pays par pays. Le « Jour du dépassement » – Earth Overshoot Day – n’est jamais qu’une continuation logique, mais qui fout le trouillomètre à zéro, car chaque année, il intervient un peu plus tôt. En 1986 – première année de calcul -, le dépassement avait eu lieu le 31 décembre. Et le 20 novembre en 1995. Et le 20 octobre en 2005. Et le 23 septembre en 2008. Et le 22 août en 2012.

Si l’on se saisit d’une loupe, la leçon devient limpide. La Chine a d’autant moins d’avenir qu’elle consomme 2,2 fois ce que son territoire peut lui offrir en une année. Les Émirats arabes unis 12,3 fois. La France, 1,6. La croissance, c’est donc du vol, comme la propriété. Ceux qui ont les moyens d’extorquer arrachent aux autres de quoi maintenir un niveau de gaspillage « acceptable », sur fond de téléphones portables et d’écrans plasma. En espérant contre l’évidence que cela pourra durer.

Rappelons aux ramollos du bulbe qu’il faudrait cinq planètes pour que les 7 milliards de Terriens s’empiffrent comme les Amerloques. Et encore trois pour faire comme chez nous. Selon Global Footprint Network, « en 1961, l’humanité utilisait juste trois quarts de la capacité de la Terre à produire de la nourriture, des fibres, du bois » et même à absorber les gaz à effet de serre. Actuellement, au-delà d’inégalités de plus en plus foldingues, elle épuise une planète et demie pour la satisfaction de ses besoins.

Nous allons donc gaiement vers le krach écologique à côté duquel la crise de 1929 paraîtra un friselis de roses. Encore un peu de croissance, les tarés ?

(1) http://eau.sagepub.com/content/4/2/121.short?rss=1&ssource=mfc

18 réflexions sur « Dessine-moi une planète et demie »

  1. « La croissance, c’est le vol ».
    Fabrice Nicolino
    Comme quoi, il peut il y avoir un enrichissement de la pensée qui ne gonfle pas bêtement le PIB.

  2. Sur « l’air » du notre père
    Notre Terre
    nous sommes odieux
    nous te polluons
    tu nous pardonnes
    nous te pillons
    tu nous pardonnes
    nous t’irrespectuons
    tu nous pardonnes
    a moins que tu ne te marres
    en douce,
    à nous voir
    nous exterminer.

  3. Très chouettes, les deux commentaires précédents, sur ce très très nécessaire article…
    Ben’vla que j’en reste là, coi!

  4. A quand la déclaration de notre empreinte écologique sur notre feuille d’impôt pour sensibiliser tout le monde ?
    Encore faudrait-il pour cela avoir un outil complet et fiable, capable de calculer notre empreinte de l’année écoulée (tout ce que j’ai trouvé sur le net jusqu’à présent c’est léger léger…)

  5. Bonsoir Fabrice et à tous,
    Frédéric T,si je comprends bien la logique de ton commentaire, un flicage accru serait une partie de la solution du problème! Comment savoir, autrement qu’en fliquant les individus, quelle est leur empreinte énergétique, pour ensuite leur faire payer leurs inconséquences au niveau de la feuille d’impôt? Je ne vois pas en quoi on peut appeler cette démarche de la sensibilisation! Alors qu’il y a là l’embryon d’un système totalitaire. Et ce qui m’ennuie le plus dans ce que reflètent tes propositions, c’est qu’elles préconisent d’entrée un recours aux machines et à la sophistication des moyens artificiels pour résoudre un problème écologique et humain. Surenchère dans la technicité plutôt que de chercher la solution au niveau de la conscience et de l’esprit. La fuite en avant dans la culpabilisation, la pénalisation plutôt que chercher, à travers la relation, l’échange, le dialogue de personne à personne, la diffusion d’idées, à modifier la manière de consommer et à réfléchir sur la pertinence du concept même de consommation (de masse); faire payer le quidam plutôt qu’anticiper, que réagir par une démarche collective, citoyenne face à des entreprises ou des politiques qui sont, avant tout, responsables de la production de ces déchets qui nous pourrissent l’existence au niveau planétaire, de la déforestation qui détruit les équilibres biologiques, etc…
    Ces démarches me semblent plus constructives et respectueuses que d’attendre l’avènement d’une nouvelle machine scientifico-étatique pour devenir spectateur-voyeur sur un écran de notre incurie, ou de laisser nos inconséquences s’accumuler jusqu’à devenir débiteurs vis à vis du fisc des excès de notre irresponsabilité écologique.
    Ne vois dans ma démarche rien de personnel. Ce sont tes idées qui me font réagir. Je les trouve juste à côté de la plaque.
    Bonne soirée à tous.

  6. Jaygee: j’adhère à tes propos, et je souhaites évidemment qu’on en arrive pas à cette extrémité farfelue qui m’est venue en essayant les calculs d’empreintes écologique… qui rappellent bigrement la déclaration d’impôts!
    Toujours est-il que la prise de conscience collective n’a pas eu lieu (contrairement à ce qu’on nous rabâche dans les média) et que le seul « levier » – une horreur ce terme – qui semble toucher la masse aujourd’hui reste le fric… Les futurs générations seront peut-être plus sages que nous, on peut rêver, en attendant je ne vois toujours pas comment arrêter la machine infernale, comment tuer le culte de l’argent. Les idées que tu avances, c’est un peu comme la fable du Colibri. Est-ce suffisant ? Et surtout, avons nous encore le temps ?

  7. Frédéric, pour être honnête, le rabâchage médiatique n’est pas l’aune que j’utilise pour juger de l’évolution des choses et des gens. J’ai une sympathie naturelle pour les oiseaux, leur capacité à construire un nid avec des brindilles, de la terre, avec tout ce qui leur tombe sous le bec et qui, de ce fait en fait des « recycleurs ». Le colibri de Pierre Rhabi a toute ma sympathie, autant que les martinets, moineaux, buses, vautours et autres voyageurs ailés de la planète. On arrête la machine infernale en arrêtant d’acheter du nouveau, en arrêtant de consommer de l’emballé, des machines avec plus de mémoire virtuelle (pour ne pas perdre la nôtre du fait de l’accumulation de données ingérables), d’autres qui nous débilitent en nous faisant miroiter un gain de temps, d’efforts inutiles, etc…
    A chacun de juger de ce qu’il peut remettre en question dans ses habitudes et à en faire part aux autres par le simple dialogue. C’est le début concret de l’action. Pour ce qui concerne le temps, nous avons aussi chacun notre façon de l’interpréter. La tienne est peut-être plus inquiète que la mienne, plus dépendante des statistiques, estimations et calculs divers (par des machines). La mienne est peut-être plus confiante que la tienne dans la nécessité d’élargir la conscience, de la diffuser, avant qu’elle rayonne ou explose en mots, en actes individuels(écrire, signer…)ou collectifs(manifester, se regrouper…). Il faut un temps pour que l’exaspération atteigne son acmé. Celles et ceux qui nous gouvernent y travaillent d’arrache-pied, ainsi que ceux qui produisent à tours de bras des gadgets que nous n’avons encore décidé en masse de considérer comme superflus et nuisibles (à l’environnement et à nous-mêmes, à notre propre développement et à l’équilibre de la planète). Ce ne sont pas des réactions technicistes, ni hystériques qui nous ferons avancer, mais la conscience et ses conséquences dans nos actes.
    Planète sans visa, les articles de Fabrice et les différents commentaires qu’on peut y lire, les points de vue qu’ont peut y échanger me semblent être une très profitable étape sur ce chemin. Le temps médiatique est un temps d’angoisse, sous pression; le nôtre a tout intérêt à être plus serein pour viser à plus d’efficacité.
    Bonnes réflexions, moins « farfelues », à toi.

  8. de l’autre côté de l’Atlantique, on trouve aussi de bonnes personnes 😉 comme Paul Wheaton, adepte de la permaculture, qui a défini de manière intéressante qui a le « droit » de se nommer écologiste. Regardez quelle est la moyenne de consommation des différentes ressources (eau, électricité,…) dans votre pays ou faites le test sur Global Footprint. Vous consommez moins que la moyenne? félicitation! vous êtes un écologiste!

  9. Encore un article nécessaire.

    Jaygee,

    Le truc, c’est que « la déclaration de notre empreinte écologique sur notre feuille d’impôt », si elle aurait effectivement pour avantage de « sensibiliser tout le monde », ne résoudra pas le problème. Le problème, c’est la création monétaire telle quelle est aujourd’hui définie et acceptée sans être jamais remise en cause (c’est un dogme, une croyance) : prélever un impôt oblige, mécaniquement, à produire plus de ces «  » »biens » » » (des merdes en fait) sur lesquels s’appuient la création monétaire.

  10. Les industriels doivent être freinés en premier.
    Il faudrait faire stopper toutes les machines, pour arrêter la production au niveau mondial pendant plusieurs jours par mois, réparer plus, recycler plus, faire aussi moins d’enfants…
    Qui pourrait imposer cela au monde entier ?
    On attendra d’être dans une véritable crise avant que les pays ne se mettent d’accord.

  11. On vit dans un monde de contradictions : il faudrait consommer moins, mais en même temps consommer plus pour relancer l’économie et que les gens aient du boulot ! Comment s’en sortir ?…
    De toute façon, avec la crise la décroissance est subie et existe bel et bien, qu’on le veuille ou non !
    Il faut freiner la croissance démographique, mais ça c’est LE sujet tabou…

  12. Je crains que la crise passe par une hausse de plus en plus forte de la mortalité, à cause du dérèglement climatique (ce qui est déjà le cas via les catastrophes dites naturelles et les épidémies) et des conflits militaires…

  13. J’aime beaucoup moi aussi la formule:

    « la croissance c’est le vol ».

    Attention toutefois a ne pas se laisser enfermer dans la comptabilite et le puritanisme qui l’accompagne!

    La notion « d’empreinte environmentale » n’a pas de base scientifique en dehors de contextes entierement circonscrits (a l’image d’une machine isolee) qui n’existent nulle part dans la nature. Par exemple, quelle est l’empreinte d’un kW nucleaire? Vu la duree de vie du plutonium, elle est incalculable… Et quelle est l’empreinte d’un etang artificiel, qui stocke l’eau et permet aux plantes, aux animaux et aux hommes de prosperer? Empreinte negative? Comment calculer dans un meme bilan l’empreinte incalculable d’un kW nucleaire et l’empreinte negative (c’est a dire a effet positif) d’un etang artificiel, dont il n’est pas impossible qu’ils soient dus a la meme personne? La comptabilite ici n’a guere de sens.

  14. @FredéricT un flicage accru ne fera qu’aggraver la crise écologique et le totalitarisme nécrotechnologique, il est plus simple de taxer les produits selon leur empreinte écologique au moment de leur vente.

    @Fab Si jean viard propose quelques mesures intéressantes (3000 euros non imposables pour les jeunes…), il ne remet pas en cause le travail et le capitalisme destructif, en souhaitant des mesures imbéciles digne d’un Attali : départ à la retraite plus tardif, augmentation de la durée d’ouverture des magasins (si un imbécile veut « faire l’Europe en 5 jours » et qu’il arrive en France un dimanche jour de fermeture, qu’il aille se faire foutre), tout pour accroître le gaspillage.

  15. Philou,

    Merci de votre réponse…mais il me semble que vous n’avez lu que le (titre du) lien, pas le commentaire vers lequel il pointe.

  16. Effectivement, je n’avais pas lu les commentaires mais j’avais d’abord écouter l’émission, durant laquelle cet « intello » annonce 2 propositions intéressantes :les 3000 premiers euros non imposables et les CDI à temps partiel, le reste n’étant que balivernes libérales.
    Sinon un article intéressant

    http://www.reporterre.net/spip.php?article6287

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