Une lettre d’Alexandre Grothendieck (1988)

(Publiée dans le journal Le Monde)

Je suis sensible à l’honneur que me fait l’Académie royale des sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d’une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.

1. Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelles est celle du temps. La fécondité se reconnaît par la progéniture, et non par les honneurs.

2. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des autres ?

3. Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques. Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique (tout au moins parmi les mathématiciens) s’est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.

Sous ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d’ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.

C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la “science”, ses grands objectifs et l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent…

Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la “science officielle” d’aujourd’hui.

Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un “tableau de mœurs” du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée. »

22 réflexions sur « Une lettre d’Alexandre Grothendieck (1988) »

  1. On a appris par les médias habituels à la fois que ce mec était « le plus grand mathématicien du monde » et qu’il était « complètement inconnu », quel paradoxe, hein, coco!.
    Je m’étonne toujours de voir les médias s’étonner d’une carence qui est pourtant bien de leur fait: par qui le grand public aurait-il pu avoir connaissance de l’existence de cet « inconnu », si ce n’est par eux, les médias, qui s’en sont fichus comme de l’an 40 et qui avaient pourtant (je me trompe?) une nécrologie sous le coude?

  2. Bonjour,

    G20: accélérer la croissance.

    Les mesures promises « accroîtront de plus de 2000 milliards de dollars américains (le PIB mondial), et créeront des millions d’emplois », précise le communiqué publié à l’issue de deux jours de sommet.

    Climat

    Concernant le climat, les dirigeants se sont déclarés, simplement déclarés favorables à des mesures fortes et efficaces pour lutter contre le réchauffement.

    ———–

    Ce monsieur avait tout compris et ne voulait pas se rendre complice d’un système destructeur de l’humanité.

    « Si j’essaie, en une seule formule lapidaire, de faire le bilan d’un certain monde qui fut le mien, un monde auquel je m’étais identifié pendant plus de vingt ans de ma vie, je dirais : c’est un monde qui a perdu le respect. »

    Bien a vous toustes,

  3. Il disait avant de se retirer que la Science avait perdu toute conscience.
    Les médias mettent beaucoup plus en avant ses travaux mathématiques que ses implications écologistes. Comme c’est bizarre !
    J’écoute le début de son exposé de 1972 pendant que j’écris. Son exposé (je n’en suis qu’au début) est sans concession. Ca fait du bien ! Sur le nucléaire, ça pourrait avoir été écrit en 2014…!
    Il nous montre que nous avons bien peu évolué depuis les années 70. Terrible. Mais que cela nous pousse à accélérer justement !

  4. @P.P : on trouve une transcription- par Jacqueline Picard- de la conférence-débat donnée le 27 janvier 1972 par Grothendieck à l’amphithéâtre du CERN ; c’est là : http://sniadecki.wordpress.com/2012/05/20/grothendieck-recherche/

    Sur ce même site – Et vous n’avez encore rien vu …Critique de la science et du scientisme ordinaire- on trouve plusieurs billets reprenant des textes/allocutions de G ou le citant.

    Dans un de ceux-ci je trouve mention de mystérieux «  »Mathematics Action Group » aux États-Unis. En chaussant mes superlunettes, je trouve « The Mathematics Action Group was formed around this time [avril 1969]to address concerns about the Vietnam War and about racism, sexism, and lack of democracy within the AMS[American Mathematical Society] ».

    Au cours de son voyage aux USA et au Canada G. a sans doute eu connaissance de ce groupe et de ses actions.

  5. « Des approches intéressantes tendant vers une telle Nouvelle Science sont en train de se développer en Chine, et à une plus petite échelle, en Amérique, sous l’influence d’un groupe de scientifiques,les Nouveaux Alchimistes,qui se sont fixés comme but de développer dès à présent et de mettre en application certaines techniques préfigurant celles de l’ère post-industrielle, par les efforts combinés de milliers de fermiers, de jardiniers et de bricoleurs de tous les coins du pays. » in Allons nous continuer la recherche scientifique cf http://concubit.free.fr/or_vert/Grothendieck/survivre_et_vivre.pdf

  6. Il y a une phrase très belle dans la lettre de Grothendieck, qui rappelle l’importance de son role d’enseignant: «reconnaitre sa fécondité a sa progéniture».

    La question de la transmission est centrale dans la grande œuvre méditative de Grothendieck, « Récoltes et Semailles ». Rapports maitre-élève, rapports entre collègues : Pour Grothendieck, ces rapports ne sont pas des rapports de pouvoir mais d’enrichissement ou d’éducation mutuelle. Il exprime à de nombreuses reprises son dépit que tant de personnes soient incapables de comprendre ces rapports pour ce qu’ils sont pour lui, Grothendieck, ou pour ce qu’ils pourraient être pour tout le monde, mais n’y voient au contraire que des rapports de pouvoir.

    Goethe dans « les affinités électives », un beau roman, y voyait une chimie subtile. Le rapport avec la chimie est passionnant, même si le mot « élection » est assez pauvre, alors qu’il s’agit de tout l’univers entier qui s’ouvre ainsi à qui veut l’explorer.

    C’est une des questions centrales de Deleuze et Guattari dans « l’Anti-Œdipe, Capitalisme et Schizophrénie » : « Qu’est-ce que c’est, tes machines désirantes à toi ? »

    En opposition radicale au capitalisme qui ramène tous les rapports humains à deux catégories seulement, le pouvoir et le sexe (et même les deux à la fois, comme l’indique le titre d’un livre à succès « Pourquoi les femmes des riches sont belles », mais il faut vraiment n’avoir jamais aimé une femme pour prendre ce titre, comme son auteur, au premier degré !), Deleuze et Guattari ouvrent les portes vers l’infini du désir, « portes » ou, comme par hasard… autrui est toujours présent ! Cet infini qui se trouve dans autrui, Emmanuel Lévinas le pose carrément comme fondation de la philosophie tout entière !

    Plus récemment, dans un petit livre formidable et facile d’accès, « Rudolf Steiner Artiste et enseignant, l’art de la transmission », Céline Gaillard explore les modalités de rapports de transmission entre humains : « par imitation, passation, théorisation, fécondation, imprégnation ou transformation ». Réussissant le tour de force, encore assez rare aujourd’hui, de laisser de coté l’évolution intérieure des personnes particulières, Céline Gaillard (et les artistes interviewés) décrivent exclusivement ce qui passe d’un humain à l’autre, et ce qui en résulte, en tant que ce n’est pas attribuable à une personne particulière. Ce qui a fini de me convaincre que c’est vraiment la meilleure manière d’aller directement à ce qui est le plus significatif. Aussi, peut-être, une manière de réaliser en pratique le souhait de Foucault : « l’effacement de la figure de l’homme ».

    Cette question du rapport à autrui est indispensable si l’on veut essayer de donner à la non-violence, au cœur de la réflexion et de la vie de Grothendieck, un contenu positif, et non pas par la négative. Gandhi a bien essayé de l’appeler « force de la vérité » mais la notion de vérité étant elle-même si peu claire (Badiou récemment l’a immensément clarifiée) que beaucoup de gens ont jugé que Gandhi voulait simplement dire : « La non-violence marche pour moi parce que j’ai raison », interprétation trop commode puisqu’elle justifie évidemment tout aussi bien notre propre violence.

    Les architectes Hassan Fathy, Laurie Baker, Bruce Goff, ont posé les toutes premières bases d’une architecture qui ne soit pas une architecture de pouvoir. Tous les trois plaçaient le maitre d’ouvrage (ou client de l’architecte, comme disent les Anglo-Saxons), son désir, sa volonté, sa responsabilité, constamment au centre de l’acte de construire, dans un geste conscient d’effacement de « la figure de l’architecte ». Encore une fois au sens de Foucault, qui n’a rien à voir avec l’effacement de l’homme mais tout avec sa libération. Tout le contraire d’un Le Corbusier qui méprisait ses clients, et des revues d’architecture qui emploient sans arrêt l’expression si stupide, si arriérée « M. l’architecte Untel ‘signe’ sa toute dernière œuvre ». Et d’une manière différente mais tout aussi convaincante, Stewart Brand dans « How Buildings Learn, what happens after they are built » a montré que la qualité d’un bâtiment quel qu’il soit dépend infiniment plus de l’intelligence de ses occupants que de celle de son architecte…

    A noter que « l’effacement de la figure de l’architecte » est nettement moins avancé dans les consciences que l’effacement des figures de professions (peut-être plus mures) comme l’enseignant ou le médecin : Thèmes bien connus, la aussi chers aux impulsions fondatrices de l’écologie politique dans les années 1970, et développés dans un journal comme La Gueule Ouverte, Survivre et Vivre, et de nombreuses autres publications alternatives de l’époque.

    Voila quelques rapports qui pour moi montrent que la non-violence, la transmission, l’action commune guidée par un idéal, et l’écologie au sens large (au sens ou Guattari parlait d’écosophie) et qui devrait comprendre aussi l’architecture, sont différentes facettes d’un effort et d’un destin commun, d’un monde qui reste à construire.

  7. @ Laurent Fournier : vous laissez entrer dans votre commentaire d’aujourd’hui des noms d’architectes. On aimerait en savoir plus. J’aimerais en savoir plus. Si je connais, à peine, le travail d’ Hassan Fathy, les autres personnes me sont inconnues : avez-vous déjà publié vos réflexions ou assistons nous ici à l’ébauche d’un livre ?

  8. Vous voyez que vous nous êtes indispensable en nous donnant à lire une lettre aussi splendide. Et dans le même fil via vos commentateurs de nous offrir autant de liens. Amicalement. Mercis.

  9. Bonjour Loulou, non ce n’est pas du tout l’ebauche d’un livre! Mais c’est vrai que la qualite des reflexions de Fabrice et de ses lecteurs m’encourage parfois a partager un peu plus que des commentaires au sens le plus strict…

    Il y a quelques articles de Hassan Fathy sur le net, en Anglais, et son deuxieme livre, « Natural Energy and Vernacular Architecture » est publie par les Nations Unies et disponible en ligne gratuitement, chapitre par chapitre. En Anglais seulement. Livre tres bon et assez technique.

    Mais le mieux est probablement de lire son premier livre, « Gourna a tale of two villages » (1969) publie en Francais sous le nom « Construire avec le peuple » en 1970 et plusieurs fois re-edite depuis. J’espere qu’il est disponible en ce moment, je ne sais pas!

    Je dois dire que je n’ai pas trouve d’article vraiment bon sur Fathy. Mieux vaut lire Fathy lui-meme a mon avis.

    Sur Laurie Baker, peu connu en dehors de l’Inde, il y a un tres bon livre par Goutam Bhatia, en Anglais et publie en Inde, mais qu’on peut surement commander et se faire livrer en France.

    Goutam Bhatia, lui-meme architecte, a ecrit a la mort de Baker qu’il etait « le seul architecte Indien ». Compliment ironique qui aurait ete apprecie par Baker, emigre Anglais installe en Inde en 1945 a la suite d’une rencontre fortuite avec Gandhi qui bouleversa sa vie, et n’ayant obtenu la nationalite Indienne que tout a la fin de sa longue carriere! Baker qui devint celebre en construisant des petites maisons, spartiates mais decentes et avec de l’allure, et toutes differentes, pour un cout inferieur a ce qu’un cabinet d’architecte aurait demande simplement pour leurs honoraires de conception!

    Les petits livres de Laurie Baker sont maintenant introuvables mais des scans sont disponibles sur le net.

    Sur Bruce Goff, plusieurs livres epuises, mais en ligne, la revue Friends of Kebyar est partiellement disponible et on peut commander des numeros.

  10. désolé de grincer un peu, mais il a tout de meme eu 5 enfants de 3 femmes différentes, pas très écolo dans le fond…non? dans le genre vraiment radical (en prison à vie)faut pas oublier théodore kacinsky; moins politiquement correct , certes, meme chez les écolos ….et son manifeste pour un société industrielle et sa nef des fous écrit en prison
    http://www.teleologie.org/OT/deboard/5231.html

  11. Marie,

    Theodore Kacinsky, ingenieur, fabriquait des bombes et tuait des gens avec…

    1) Ca n’a rien d’original, malheureusement…

    2) Tout le contraire de Grothendieck dont on pourrait voir la vie comme le resultat de l’obsession permanente que son travail ne serve jamais, meme de la maniere la plus indirecte, a faire des bombes! Voeu des plus difficiles a tenir, et peut-etre que ca depend aussi de nous, ses survivants!

    Sinon, sur les enfants, il va en falloir des bras pour restaurer l’equilibre ecologique!

    Sarclo: « j’aime la vie je fais des bebes! »

    https://www.youtube.com/watch?v=mle7CkgmmHg

  12. M.Alexandre GROTHENDIECK est un grand homme qui incarne les grandes valeurs humaines.Notre monde a besoin de penseurs comme Alexandre GROTHENDIECK pour sauver l’humanité des catastrophes economiques politiques sociales et culturelles qui nous encerclent.

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