Ne vous méfiez pas du brouillard

En décembre 1994, je me suis perdu dans le brouillard. Et je m’en souviens. C’était dans le massif de la Chartreuse, non loin de Grenoble, exactement dans les entours du col de l’Alpe, le long du vallon de Pratcel, pour ceux qui connaissent. Le problème, c’est que j’avais commencé cette somptueuse balade bien trop tard dans la journée. Était-il trois heures de l’après-midi ? Peut-être bien.

Au point de départ, le pré Orcel, vers 1400 mètres seulement. Le brouillard était là, mais vacillant, semblant vaciller et reculer devant le soleil froid de l’hiver. Comment résister à un sentier qui monte vers une hêtraie ? J’y suis allé, bien entendu. La pente était couverte de fantômes de pins et de hêtres transis. Je marchais tout contre une falaise calcaire, une vieille bête taraudée par le temps, creusée de milliers de trous d’érosion. Le gris du monde était partout : dans la brume, sur les troncs et la roche.

À la cabane de l’Allier, des flammes bleues ont commencé à trouer le ciel au-dessus de la forêt. Le soleil perçait le front des nuages, et dispersait leurs troupes compactes. Naïvement, j’ai cru le pays conquis. Émergeant des nues, la montagne se découpait au loin, en une série de chromos. Roses. Le mont Blanc, la Vanoise, Belledonne, l’Oisans ! Je ne sais si vous connaissez. Je vous conseille.

Plus loin, les encorbellements de la falaise formaient par endroits des voûtes, égayées par de rares pins à crochet. Les hommes du Néolithique fréquentaient déjà le lieu, ainsi que l’extraordinaire ours des cavernes, notre si splendide Ursus spaelus. Les ancêtres plus récents n’étaient pas moins préhistoriques : je me rappelle avoir vu dans ces environs, à 1800 mètres d’altitude peut-être, une antique borne-frontière.

Car cette montagne avait jadis été disputée, entre France et Savoie. Sur la borne, il y avait d’un côté une fleur de lys, et de l’autre une croix de Savoie. S’était-on tué pour le calcaire ? Peut-être. Moi, je planais, je n’étais déjà plus de ce monde infernal. Je pensais aux chauves-souris des cavernes, très nombreuses. À la délicate sérotine de Nilsson, par exemple. Ou à l’aigle royal, qui devait espérer comme moi la victoire de la lumière pour entreprendre son vol, et saisir le lièvre. Je n’osais évoquer le spectre du tétras-lyre, si abondant aux temps lointains, mais alors en perdition.

C’est ensuite que cela s’est gâté. En direction de la Roche de Fitta, la purée de pois a recouvert mes pas. Je crois bien que je ne voyais plus mes pieds. Et c’était d’autant plus fâcheux que je marchais sur un lapiaz. Pour ceux qui ne connaissent pas, je précise. Un lapiaz est une fantaisie géologique. Une surface calcaire torturée par l’eau et le gel, qui se présente sous la forme d’un fromage de Gruyère. Toute cette région de karst était de trous et de rigoles, de vasques et de fissures. Autant de redoutables pièges.

Je commençai à m’interroger. D’abord, pourquoi étais-je imbécile au point de partir en (moyenne) montagne à cette heure et dans ces conditions ? Ensuite, à quel moment la nuit rejoindrait-elle le brouillard ? Ce fut pourtant une splendeur, teintée d’angoisse. Car je rédécouvrais l’essentiel. L’essence même du mouvement, fait de prudence et d’attention. Ne pas tomber. Ne pas se tordre le pied dans une faille. Ne pas glisser. Surveiller la densité de la vapeur, guetter la seconde où elle s’effilocherait, qui me permettrait d’accrocher un repère. Oh ces longues minutes vers la Croix Gravée !

J’en suis sorti, comme vous voyez. Difficilement, vous pouvez m’en croire. Et je pourrais y être encore, mêlant mes os à ceux d’Ursus spaelus, dont je regrette tant la disparition. Par extraordinaire, lors que j’avais déjà rejoint cette folle frontière entre France et Savoie, j’ai même aperçu, me tournant vers le vallon de Pratcel, un coucher de soleil d’une émouvante beauté.

L’au-revoir de l’astre rouge illuminait la mer blanche des stratus. En toile de fond, trois ou quatre crêtes, aussi noires que goudron, se détachaient pour l’éternité. J’ai regardé le firmament, dont le bleu s’était changé en marine. Une première étoile. Je savais bien pourquoi j’étais aussi idiot.

PS 1 : Un apologue est-il dissimulé dans ce récit ? Et d’ailleurs, qu’est-ce qu’un apologue ? De toute façon, je n’ai pas le droit de répondre.

PS 2 : Après parution de ce texte, Louis m’envoie dans un commentaire que le fromage de Gruyère n’a pas de trous. Shame on me ! Et rectification contrite. Je voulais donc parler d’Emment(h)al.

3 réflexions sur « Ne vous méfiez pas du brouillard »

  1. Merci Fabrice de nous faire partager ces souvenirs mêlés (émerveillements et frissons).
    Oui, une ballade dans le brouillard est un régal, même si dans certaines circonstances ça peut devenir un cauchemar (dans des lapiaz, on risque alors sa vie, si on tombe dans un trou, avec des parois aiguisées comme des rasoirs).
    Juste un petit détail, important pour un savoyard amateur de fromages : le fromage de Gruyère n’a pratiquement pas de trous ; c’est l’Emmenthal qui en a… Les trous du Gruyère sont une légende tenace (due à une méconnaissance de la diversité des fromages à pâte cuite).

  2. Très beau texte. Merci! Et effectivement, en bon suisse, j’allais faire la remarque sur les trous du gruyère… une erreur fréquente chez nos amis gaulois! Tout comme ballade, avec deux « l » qui est un morçeau de musique, contrairement à la « balade » dans le brouillard de Fabrice.

    Sinon, il faudra absolument voir et faire voir le reportage de Marie-Monique Robin sur Monsanto. J’y ai consacré une note sur mon blog, il vient de passer ce soir en Suisse, et sera le 11 mars sur Arte. Si ce film est vu, il y a de quoi déclencher un vrai débat sur les OGM, ou en tout cas sur Monsanto et ses pratiques. Les paysans indiens qui se suicident en masse, les mexicains malades des pesticides… c’est juste de la folie.

    http://sandrominimo.blog.tdg.ch/general/a-voir-absolument-dimanche-17-fevrier-sur-tsr-2.html

  3. @ Fabrice, sûre qu’avec un GPS tu ne te serais pas perdu, et avec un des plus perfectionnés, tu aurais peut-être même eu des descriptions des sentiers balisés que tu aurais empruntés . tu n’aurais pas eu de crainte, de mystère, de magie, de risque encouru . pas de soleil couchant non plus , puisque tu serais rentré à temps. tu aurais traversé la nature, comme un musée sans surprise, alors je gage, que,peut-être , tu te serais ennuyé . Quels beaux souvenirs que ceux où l’on s’est un peu perdus !

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