Une minute pour les Akuntsu

Croyez-moi, j’adore la langue que m’a offerte le destin. Le français. Il en est d’autres, puissantes, envoûtantes comme l’espagnol, printanières à jamais comme l’italien. Mais le français est ma langue, je n’y peux rien. Je n’y veux rien non plus. Cela ne m’empêche pas de penser à celles qui versent dans le néant : des milliers de langues humaines sont menacées par le silence des cimetières.

Je suis angoissé par ce phénomène, le mot n’est pas trop fort, depuis des décennies. Certains linguistes et philologues parcourent le monde pour sauver ce qui peut l’être encore, recueillant de la bouche des derniers locuteurs des mots qui ne seront plus jamais dits. Combien des langages de Nouvelle-Guinée – encore 850, dit-on – parviendront à nos descendants ? Et combien des 600 parlers indonésiens, dans ce pays dévasté comme aucun autre peut-être, en ce moment du moins, par la fureur du monde ?

Si j’y pense ce jour, c’est parce que Survival International – bonjour, Magali ! bonjour, Jean-Patrick ! – m’a envoyé un communiqué à l’occasion de la « journée mondiale de la langue maternelle » (www.survivalfrance.org). Sur les 6 000 langues encore utilisées sur terre, 5 000 sont dites indigènes. Et 3 000 environ, sur l’ensemble, sont menacées de disparition. Survival évoque en particulier le sort des Indiens akuntsu, qui vivent dans le nord du Brésil. Contactés pour la première fois en 1995 par une équipe du gouvernement brésilien, massacrés par les éleveurs et leurs hommes de main, cernés par le soja, spoliés évidemment de leurs terres, ils ne sont plus que six. Six qui parlent une langue unique, forgée par des millénaires d’accomodation au monde sublime de la forêt tropicale. Et qui partira au tombeau avec eux.

J’en ai la gorge nouée, je vous jure que c’est vrai. Et je lis ce que je sais, ce que je me répète depuis tant d’années, exprimé par Stephen Corry, directeur de Survival International : « À chaque fois qu’un peuple disparaît et que sa langue meurt, ce sont un mode de vie et une manière de voir le monde qui disparaissent à tout jamais. Même minutieusement étudiée et transcrite, une langue sans locuteurs ne représente pas grand-chose ».

Je pressens, comme vous j’imagine, qu’il existe un lien profond entre la diversité des formes de vie biologique – la biodiversité – et la diversité culturelle. Je pressens que nous faisons disparaître, en même temps que des langues, des réponses possibles à la crise extraordinaire où nous sommes plongés. L’expérience accumulée au cours des deux millions d’années de l’aventure humaine est cachée au coeur de la différence, dans cette façon autre de nommer le monde et ses malheurs. Dans la manière concrète et si diverse de traiter l’animal, l’arbre, le sol. Nous ne perdons pas seulement des frères humains sacrifiés au monstrueux développement de la laideur et de l’uniforme. Nous tuons des repères, des visions, des solutions, de grands espoirs. La barbarie. Il n’y a pas d’autre mot, dans mon esprit, qui décrive mieux la machine technique que nous avons forgée.

Pensons ensemble, ne fût-ce qu’une minute, aux Akuntsu. Je me répète : j’ai la gorge nouée.

21 réflexions sur « Une minute pour les Akuntsu »

  1. pour les Akuntsu, ces vers de Hugo von Hofmannnsthal

    « Il est des fatigues de peuples entièrement oubliès
    Que je ne peux faire tomber de mes paupières,
    Et je ne peux tenir loin de mon âme effrayée
    La chute muette des étoiles lointaines »

  2. Bonsoir Fabrice,
    Cette triste nouvelle me fait penser à l’essai de Le Clézio, que tu dois connaître j’imagine, le Rêve mexicain ou la pensée interrompue. En perdant l’une des civilisations les plus brillantes de l’Amérique précolombienne, Le Clézio nous rappelle que nous avons perdu l’essentiel, la beauté et la magie.
    Et que nous restera-t-il quand les derniers peuples autochtones auront disparu ?

  3. Contraposée, pour argumenter dans le sens de Fabrice : je connais des individus qui prônent le système économique (ravageur) actuel et simultanément se réjouissent de la progression de l’anglais partout dans le monde (même français, pensent que si notre langue disparaissait au profit de celle de Blair, ce serait un bienfait… ils laissent beaucoup de neurones en jachère).

  4. Qu’on se rassure pour la biodiversité, la Caisse des Dépôts vient de créer une filiale CDC Biodiversité pour compenser les destructions de biodiversité…
    Je crois que c’est pour la France seulement (article du MOnde aujourd’hui)

    Combien vaut un indien Akuntsu ? on pourrait leur demander …

  5. Dans un de ses magnifiques livres « La langue sauvée », Elias Canetti décrit son enfance au bord du Danube dans l’Empire Austro-Hongrois. Sa famille appartenait au groupe des Spaniols, descendant des juifs espagnols chassés par l’intégrisme chrétien et recueillis à bras ouvert dans l’empire ottoman musulman.

    A la maison, ils parlaient espagnol, mais dans la ville il y avait des communautés grecque, arménienne, bulgare, turque, ruthène… Chez lui, le petit Elias, entendait 5 ou 6 langues parlées par les différents domestiques. Puis sa mère decida qu’Elias devait apprendre l’Allemand, langue de l’empire, ce qu’il réussit assez bien puisqu’il devint prix Nobel de littérature dans cette langue.

    Mais, entre temps, le temps des Etats-Nations est passé par là… La règle est devenu « Un Etat, une langue, un peuple ».

    La France fut un ardent précurseur dans cette lutte contre les autres cultures et vers la culture unique. Le « modèle » français est encore bien prisé aujourd’hui en Algérie ou en Turquie…

    Après le temps des nationalismes, voici le temps de l’économisme… Les ravages linguistiques s’accélèrent.

    Je vis dans une région de France où une grande langue de culture disparait comme d’autres langues, sans bruit, au fur et à mesure que les vieux porteurs de cette culture meurent.

    Parmi les mots de cette langue qui sont passés en Français, il y a le mot « amour ».

    C’est toujours ça qui restera, malgré l’érosion…

    MH

  6. oui, ça me noue vraiment la gorge . en 1986, j’avais été à un congrès où une question fut posée sur la mondialisation . Un vieux monsieur répondit en ces termes « il serait plus précieux et finalement plus rapide pour l’humanité que chacun s’échine à apprendre seize langages, plutôt que d’imposer une langue unique . » C’est la seule phrase que j’ai retenu. Etudiante, j’ai aimé Paris parce que j’y ai rencontré une partie du monde . Amis vietnamiens, tchadiens, comoriens, libanais, sud-américains….ce que j’aimais par dessus tout, c’était les écouter parler, découvrir la poésie, ect . Plus tard, j’ai chanté en plusieurs langues et dialectes . je suis fascinée par les musiques des langues, les rythmes, les intonations, les apréhension différentes dans la nomination des choses . On ne peut pas chanter pareil du français, de l’anglais, de l’italien ou du malgache, ça nécessite différentes techniques d’articulatiion et de respiration, le langage est tellement subtile . Nous sommes en train de perdre toute la palette de couleur qui compose le monde . je ne comprends pas cet engouement pour le gris .

  7. bonghjornu à tutti:
    Plus près de chez nouzautres, la langue corse est en voie d’éradication par la volonté du jacobinisme destructeur qui sévit encore et toujours dans le système franchouillard.
    Je signale ici un nouveau magazine écolo. (dont le titre illustre parfaitement le propos du dottore Nicolino):

    http://www.thedifferentmagazine.com

    Pace et salute, amici.

  8. L’important n’est pas là.

    Le plus grave, c’est le pouvoir d’achat, notre bon François Hollande nous l’a dit !
    Que pese l’avenir de ces gens dans la tête de nos chers contemporains face à leur rêve d’écran plat ?

  9. Oui, je partage avec vous tous l’accablement face à ce genre de drame désormais irréversible – et il y en a tant d’autres, hélas !
    En lisant le mot de Fabrice hier soir, j’apprenais que le fils de qui vous savez – avec le même nom, la même élocution, le même arrivisme, etc. – veut conquérir, à 21 ans et toutes ses dents, le même territoire où vivent les représentants d’une toute autre tribu…

  10. En parlant d’irréversible, cela dépend de nos engagements . On parle beaucoup de l’appropriation du vivant comme d’un scandale inacceptable en ce qui concerne l’alimentaire, et on oublie le reste . Dans un monde où tout est marchandise ou tend à le devenir, je comprends cette uniformisation . Les couleurs offertes par la nature, les sons, la magie ne vont plus être, ou alors en petites quantités, monayables pour les plus riches, en hologrames, en animal reproduit artificiellement (n’est-on pas déjà en train de prélever des cellules de tigres en voie d’extinction ?). la beauté de la nature aux milles facettes, dont nous avons besoin, pourquoi resterait-elle gratuite ? Si nous ne défendons pas dès maintenant ce qui appartient à tous, ce qui nous parait si banal, si naturel, nos environnements, contre cette logique socialo-capitaliste, appelez la comme vous voulez, nous allons tout perdre .

  11. pour relier les petites histoires qui courent le long de ce blog, je vois dans ce débat sur les langues le pendant exact de tout ce que nous défendons concernant la sauvegarde de la planète. S’il fallait parler de spiritualité, je reprendrais volontiers la formule de bénédicte : mécréante spirituelle. C’est en effet, la seule spiritualité qui vaille pour moi, qui comporte la quête de la Nature et celle de la Culture. Parce que c’est au centre que sont les hommes, leur milieu, leur imaginaire. Les langues sont pour moi comme des semences qu’il faut protéger, faire grandir, s’échanger, se nourrir. Je pense aussi aux Alakalufs, si bien racontés par Jean Raspail (Qui se souvient des hommes?), et au livre déjà mentionné « la belle histoire du langage » je crois. Tant et tant de langues en perdition. Un drame pour ceux qui aiment non seulement les hommes mais aussi leur littérature, leur poésie, leur musique.
    Et, pour Patrick Nottret : tu vis en Corse ? C’est ma région d’origine. Je comprends la langue (en gros), mais hélas ne l’écris pas.

  12. Pourrait-on faire quelque chose pour tenter d’enrayer l’hemorragie? Dans un premier temps, créer des « réserves », interdites aux non-autochtones, afin de protéger ces peuplades en danger d’extinction? Cela fait un peu zoo, mais dans un premier temps, cela permettrait peut être d’en sauver certaines? Il nous faut d’autres Jean Malaurie!

  13. @ fréderic, le prob des réserves, c’est qu’on y voit des akuntsu dansant pour des touristes et vendant des pièges à rêves .
    ce qu’il faudrait, c’est
    1- reconnaitre sur le plan international que tout n’est pas monayable, et qu’il y a des biens universels que nous devons définir .
    2- que ce qui n’est pas monayable à le droit d’existence .

  14. Quand on commence à créer des « réserves interdites aux non autochtones », on n’est jamais loin du nettoyage ethnique…

    La condition de « minorité » n’est pas une garantie en soi que ce groupe humain soit plus malin que la majorité qui « l’oppresse »…

    Pas besoin d’aller voir l’Amérique du sud, regardez devant votre porte.

    MH

  15. et puis continuer à soutenir Kokopelli, Autun morvan ecologie, toutes actions allant dans ce sens, et lutter contre la désinformation

  16. @ Bénédicte et Mathieu, des « réserves » interdites aux touristes, encadrées par une convention internationale pour protéger leurs droits…
    arretons les pseudos bonne conscience, isoler les gens pour les préserver de leurs semblables, ce n’est pas du nettoyage, ou alors dans le bon sens du terme; et pourquoi ne pas isoler des peuples qui ne demandent que cela?

  17. je signale que près de la moitié de la Guyane (département français) est une réserve théoriquement interdite d’accès,( sauf pour les scientifiques) ceci ayant été fait pour protéger les amérindiens de la pollution touristique. Pourvu que ça dure.( ceci étant, le mercure et les chercheurs d’or les menacent peut-être encore plus que les blaireaux armés de caméras vidéo).

    Pour Valérie : non, Corse ne suis pas, réunionnais je suis. Mais entre insulaires, n’est-ce pas…
    Je te félicite d’entendre encore ta langue d’origine. Je ne parle ni n’entend plus hélas le créole, il m’arrive simplement parfois de m’exprimer comme Yoda ( confusion mentale, sans doute)

  18. @ Patric Nottret, cette réserve est à présent officiellement ouverte aux touristes (annonce journalistiques de la semaine dernière)
    @ Frédéric Hermann, bien sûr que c’est une bonne idée, à condition d’avoir un cadre juridique strict et bien défini derrière, comme je le souligne .

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