Mungo Park et le grand fleuve disparu (sur le Niger)

« Une semaine plus tard, l’explorateur remarque que si l’on a effectivement dépassé Tombouctou, on n’en continue pas moins de se diriger vers le nord, autant dire droit sur le désert. Toujours luxuriante en bordure du fleuve, la végétation commence néanmoins à s’éclaircir et, passé les arbres du bord, sur les collines arides, euphorbes, roses du désert et pycaranthes viennent par places. La chaleur est profonde, atterrante, dévorante. Il n’est aucun moyen de lui échapper. Sous la bâche, aussi épuisés que des rescapés d’Austerlitz au ventre farci de plomb, Martin et M’Keal jouent aux cartes, sommeillent, sirotent du fou à la gourde, et de temps à autre, laissent pendre la main dans l’eau tiède pour s’asperger la chemise et le visage. Ned Rise s’est installé un écran contre le soleil juste au-dessus de la barre. Accroupis sur les talons et vêtus d’un simple pagne, Amadi et ses hommes passent leurs journées à jouer aux osselets et à compter leurs cautis. Personne ne songerait à se baigner. Pas avec tous ces crocodiles, dont certains aussi longs que la moitié du bateau, alignés sur les berges comme des badauds au défilé ; ni avec ces hippopotames qui, pour montrer leur rancune, leur gaieté folâtre ou tout ce qu’on voudra, éclaboussent, mènent un bruit d’enfer et battent les flots jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’écume bouillonnante ».

Je vous le demande sans ambages, qui est donc cet explorateur de la première phrase ?  Vous ne me semblez pas pressé de le savoir, mais je vais vous répondre. Il s’agit de Mungo Park. C’est un immense cinglé qui part visiter le royaume africain de Ségou tandis que le siècle – le dix-huitième de notre ère – expire. Il part alors qu’une jeune fille adorable, Ailie, n’attend que lui. Il part en lui disant textuellement : « Je m’en vais de par le monde et je reviendrai avec un nom. Tu m’attendras ? ».

Bougre ! Il est absent des années, car il est fait prisonnier par des Noirs féroces, puis des Arabes fourbes et malfaisants. Ou peut-être l’inverse. Il souffre tellement qu’on en rit aux larmes. Quel numéro ! Par extraordinaire, il rencontre sur place un guide plutôt improbable, Johnson. Un Noir authentique qu’un destin facétieux a changé en lettré d’exception, lecteur d’encyclopédies écrites en anglais. Bon, leurs aventures occupent des centaines de pages. Johnson est boulotté avant que de renaître. Park s’enfuit, est repris, tombe entre des mains de moins en moins recommandables, et finit par rentrer en Écosse, où il couche, car tout arrive à qui sait attendre, avec Ailie. Et se marie. Des enfants viennent, on ne se demande pas comment.

Mais Mungo repart en Afrique sur le fleuve Niger, car telle est son obsession, son feu intérieur, et qui sommes-nous pour le juger ? Là, les choses s’aggravent, si c’est possible. Car outre la rencontre fatale avec Ned Rise, qui a échappé de peu à l’échafaud, le pays se révèle hostile. C’est une litote. Les flèches volent et les coutelas ruissellent de sang. Dans l’extrait que je vous ai offert ci-dessus, Park et les autres se laissent dériver sur l’eau. La question qui les tient encore vivants – qui maintient en vie Park – est celle-ci : le Niger va-t-il, ou non, continuer de couler vers le nord ? Auquel cas, ils sont tous morts.

Bon, je ne vous raconte pas la fin du chef d’oeuvre de T.C Boyle, Water Music (Phébus). Ceux qui ne l’ont pas lu sont malheureux. Ceux qui l’ont lu encore plus, j’en ai peur. Il ne me reste plus qu’à vous dire pourquoi je pense à lui. La vérité, c’est que je songe régulièrement à Boyle et à Park, mais ce 26 juin 2008, j’ai une raison singulière. Je viens de lire une dépêche (ici) sur le sort actuel du fleuve qu’explora Park avec tant d’ardeur et de démence, voici deux siècles.

Je ne jurerais pas que la situation soit bonne. En deux mots, une table ronde aurait permis de réunir 960 millions d’euros pour, prenez avec moi votre respiration, « financer un programme quinquennal (2008-2012) d’un montant de 1,4 milliard d’euros, notamment la construction de barrages sur le fleuve et la Protection des ressources et des écosystèmes ». Je suis bien certain que ce n’est que bullshit, comme on dit dans nos campagnes les plus reculées.

Ce programme, financé par la Banque mondiale, la France, la Banque islamique de développement (BID), la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), l’Union européenne, l’Unesco, l’Allemagne, le Canada, ne servira qu’à payer quelques obligés et à couler du béton. Le reste ? Mais le Niger est en fait en train de mourir ! Sous nos yeux indifférents. Cette immensité de 4 200 km de long permet à 110 millions d’humains de vivre tant bien que mal. Ils devraient être le double en 2025. Et comme aucun des vrais problèmes de l’Afrique n’est jamais abordé par ses élites, le Niger ira chaque année plus mal. Lisez, si le coeur vous en dit, ce papier du journal malien L’Essor (ici). Ce n’est pas drôle, mais tout de même hilarant, presque autant que Boyle.

Car on y voit ce que l’imaginaire français a pu laisser là-bas comme empreinte profonde. Le fleuve n’est plus une présence miraculeuse et sacrée, mais une sorte de monstre froid, bureaucratique, auquel les « citoyens » devraient payer un tribut obligatoire. Citation : « Mais le comportement des riverains du fleuve ne change pas d’un iota. Même les panneaux installés récemment sur la voie publique par le ministère de l’Environnement pour rappeler les obligations constitutionnelles vis-à-vis des fleuves et des cours d’eau n’arrivent pas à émouvoir nos compatriotes.
Ces panneaux rappellent aux citoyens le « respect obligatoire des normes de rejet dans les milieux récepteurs ». Ils indiquent aussi qu’il est indispensable d’effectuer un « traitement préalable des déchets Biomédicaux, industriels et artisanaux avant leur rejet ». Les panneaux préviennent que le non respect de ces dispositions expose à une peine d’emprisonnement allant de 11 jours à 3 mois et au paiement d’une amende de 20 000 à 120 000 Fcfa »
.

Tu parles, Charles ! Pour ne prendre qu’un exemple entre mille, Bamako, capitale du Mali, jette ses ordures au fleuve. Chaque jour, 2.000 mètres cubes d’ordures ménagères et 2.200 mètres cubes d’eaux usées (environ) tombent à l’eau. N’essayez pas d’imaginer. Et si vous le faites, opérez les multiplications nécessaires sur 4 200 km de long. D’autant que cette pollution n’est encore rien. L’érosion massive de l’amont ensable dramatiquement l’aval, pour cause de sécheresses à répétition. Je doute que vous connaissiez Djagarabé, situé dans la région de Mopti (600 km au nord de Bamako). La moitié de ce village a aujourd’hui disparu à cause de l’ensablement et une mosquée y a été engloutie, sous le sable.

Je pourrais continuer encore jusqu’à la fin des temps, et je serais encore à décrire ce que tout le monde sait par coeur. Une autre citation, qui ne servira qu’à payer la note de frais climatisée du voyageur officiel. Jan Egeland, représentant de l’ONU, en visite au Niger il y a quelques jours : « C’est vraiment triste de voir le Fleuve Niger sec, le Lac Tchad asséché, tout comme le Lac Faguibine au Mali. C’est un changement climatique terrible. Le monde entier et la communauté internationale doivent aider ces pays et les peuples vulnérables de leurs régions parce que c’est un désastre environnemental ». Il y a quatre ans, le même – ou ses nombreux semblables – lançait la pompeuse « Déclaration de Paris », sur le même sujet. Les convives, réunis dans notre capitale – ont-ils bien mangé, au moins ? -, espéraient alors réunir 32 millions de dollars seulement. Ils les auront eus, je n’en doute pas (ici).

Je n’écris pas pour étaler mon désespoir, même si j’ai l’air. Mais pour vous dire, les yeux presque dans les yeux, que l’histoire des hommes est tragique, ce que nous voulons tant ignorer. Je continue de croire en l’action, mais je ne marcherai plus jamais dans l’incantation et le faux-semblant. Les choix à faire, les combats à mener sont devant nous. Et ils demanderont de la force, de la sueur, des larmes, et d’autres choses bien moins avouables encore.

En attendant que vienne ce temps, allons, Mungo, au travail !

Extrait des carnets de l’explorateur. Bambakou, sur le Niger, le 19 août 1805.

« Enfin, enfin, après toutes ces épreuves et tribulations, nous y sommes arrivés ! et c’est avec des remerciements au Seigneur pour Sa protection et Son assistance que pour la deuxième fois, j’ai pu faire un plongeon dans le Niger…et que je peux encore avoir sous les yeux ses flots majestueux : quelle émotion me procurent les doux tourbillons de sa musique ! Ah ! comme son onde est glorieuse, quand elle se gonfle du précieux chargement de la mousson et que, noire de limon,elle apparaît aux regards, plus solennelle dans ses dimensions qu’aucune autre au monde – oui, même ici, en on cours supérieur ».

Le progrès. Oui, nous sommes en plein progrès.

9 réflexions sur « Mungo Park et le grand fleuve disparu (sur le Niger) »

  1. Je ne connais pas le cas du Niger, mais un peu celui du Maroc, où l’on assiste au même phénomène. Ainsi au Tafilalet, la (petite) « mésopotamie » marocaine, entre Ghéris et Ziz (deux cous d’eau qui n’ont certes pas les dimensions du Tigre et de l’Euphrate, loin s’en faut !). Comme ailleurs, on y déplore l’avancée des sables. Comme pour le Niger, on pense barrages et on se félicite de ceux qui existent déjà. On estime qu’ils sont le seul vrai recours. Sauf que : le surpâturage est un fléau dans tout le Maroc, a fortiori aux marges sahariennes ; par ailleurs, il a été mis en évidence le rôle majeur des grandes retenues d’eau dans la mobilisation des sables (des sols) par le vent. Il faut s’imaginer ce que peut être un oued en crue qui court vers le sud aride. Rognon, dans sa ‘Biographie d’un désert » (L’Harmattan), nous parle du Guir, un voisin du Ziz, dont le débit peut être, exceptionnellement, celui du Rhône en crue au niveau de Lyon. Ses eaux peuvent alors pénétrer de 600 km dans le Sahara. Ce n’est bien sûr qu’un cas exceptionnel, mais les eaux de tous ces cours d’eau dévalant le revers méridional du Haut Atlas vers le Sahara, entretenaient une végétation empêchant une importante mobilisation du sol par le vent. Ajoutez à cela la dent des chèvres et des moutons, et vous avez tout ce qu’il faut pour crier au malheur venu du Ciel. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas certaines années de graves sécheresses, mais il n’est nul besoin de faire appel à ces calamités pour expliquer la situation.
    Les sécheresses ne sont d’ailleurs pas plus fréquentes ni sévères qu’il y a un siècle dans la région.

  2. Concernant les ordures et les eaux usées, c’est aussi une vraie catastrophe au Maghreb. Mon père revient d’un court séjour en Algérie. Il n’y a pas le moindre traitement des déchets, les eaux usées s’écoulent directement dans les oueds ou dans la mer. Et c’est globalement le grand silence. Seuls quelques personnes éclairées prêchent dans le désert. Mais il faut dire que là encore la propagande est très efficace. Des membres de sa famille, pas mal-pensants, lui ont dit qu’en matière d’environnement, l’Algérie était exemplaire…

  3. Et les Etats-Unis, on vient de l’apprendre, ont bloqué une aide a Haïti en eau potable pour forcer un changement de régime. C’était en 1988.
    http://www.democracynow.org/2008/6/24/headlines#6
    Vous connaissez tous Maude Barlow? L’activiste canadienne pour l’eau, copine de la bande à Shiva, Roy, Corten et autres idéalistes* ? Elle a sorti un bouquin l’année dernière sur l’eau, « blue covenant » où elle explique, entre autres, comment nous avons totalement changé l’ensemble du cycle hydraulique de la planète. Normal, vous me direz, nous en faisons partie, nous buvons et nous transpirons aussi – contrairement à ces dessins dans les bouquins de science, rappelez vous, qu’on nous refourguait a l’école, où il était encore suggéré en filigrane que l’homme ne faisait pas vraiment partie de la nature. Autre exemple, industriel, celui du maïs, qui en absorbe beaucoup, du H20: détournez ainsi le cours du Mississipi et autres Colorado, emballez le discrètement dans des sacs de graines de mais et exportez (dumpez) le dans le monde entier, pour que l’eau s’évapore ailleurs, massivement… et oui, s’attendre a des conséquences. Dans le lien qui suit, Maude en parle du cas du mais, mieux que moi, et elle explique le rôle que joue ce dérèglement du cycle de l’eau dans le changement climatique – contrairement au récit qu’on nous refile d’habitude, c’est à dire le contraire, le rôle du changement climatique dans l’altération des dynamiques de l’eau.
    http://www.democracynow.org/2008/2/27/maude_barlow_on_the_global_movement
    Fabrice, pour ce qui est de la tragique histoire de l’homme, j’en viens ces jours-ci à penser que le « pouvoir », et ceux qui s’y trouvent, ne sont ni dans l’ignorance, ni dans la stupidité, ni dans le dénie. Ils ne sont pas pour autant dans le complot. Le pouvoir, c’est un ensemble de personnes nés males ou femelles alpha, et qui sont génétiquement programmés pour dérober toute chance de pouvoir aux autres, c’est-à-dire, s’assurer – coûte que coûte – de l’infériorité des beta, gamma et autres aspirants et, pourquoi pas, de leur mort – ainsi que de la destruction de tout ce qui les/nous feraient survivre. La « banalité du mal » ? Simple banalité de nos « gènes ». L’exemple de la politique US vis-à-vis Haïti, citée ci-dessus, en est une illustration classique.
    C’est donc ce p#tian de soucis intrinsèque pour la hiérarchie, la domination, le droit à la procréation ; ce n’est donc QUE ca qui est en train de foutre la planète (telle que nous l’avons connu dans notre évolution) en l’air. Rien que ca. Ce pourquoi, j’ai fondé il y a quelques années une association mythique, une soirée de beuverie avec des potes chercheurs en République Dominicaine : « bonobos forever ! » Notre idée était de changer le génome humain, se faire OGM, amputer notre chimpanzé intérieur, le couper à la racine (ô castration !) – pour enfin devenir unes espèce pacifique, vautrée dans la masturbation et la bisexualité. Et la canne a sucre. http://en.wikipedia.org/wiki/Bonobo
    *Une citation rigolote de Paul Hawken que je vous conseille d’utiliser pour vous/nous défendre: « Les gens me disent idéaliste. Je ne crois pas. Les idéalistes sont ceux qui pensent que la croissance économique, l’industrie, la finance à court terme, les politiques de l’OMC pourront continuer pour tjrs. Le réaliste, au contraire, c’est des gens comme nous, car nous voyons un système voué à disparaitre, nous en comprenons les mécanismes, et nous essayons de tout faire pour le changer. »
    Cet aprèm, j’emmène donc mon fils au zoo de Vincennes, pour lui montrer la différence entre le babouin du rocher et le sapiens du trottoir. Ou pas.
    Ciao tutti
    d

  4. j’avaisd emprunté à ma grand-mère « la mousson » de louis bromfield . ambiance assez proche, sauf que c’est en Inde avec des anglais donc et des serviteurs .
    Et la suite est approximativement la même, coca-cola embouteille tandis que des villageois ont soif à côté de rivières qui ne sont plus les leurs, et qui s’assèchent…
    en malgache, j’ai chanté « où va l’eau ? » cette eau rouge de la terre qui disparait avec elle dans la mer à jamais .

  5. bonjour a tous

    j’en profite pour avoir une pensee pour Ali Farka Toure, un chanteur guitariste malien disparu en 2006. Il est considere comme l’un des grands du « Blues du Desert ». Son album avec Ry Cooder « talking timbuktu » est magnifique.

    Ce grand monsieur etait aussi maire de son village sur les bords du Niger, Niafunke.
    http://fr.wikipedia.org/wiki/Ali_Farka_Tour%C3%A9

    Du coup, je pense a tous ces gens qui sur place se battent contre tous les deserts. Courage a eux.

  6. Grazie mille Sandro, en effet tout est dit et bien dit et avec quel cran pour une aussi jeune personne, bravissima!!

  7. ubi solitudinem faciunt, pacem appellant .
    où ils font un désert, ils l’appellent la paix .
    cette pharse de tacite date de 30 après JC ! Est-ce que le fait d’être acculé va enfin permettre à l’humain une évolution d’un point de vue morale ?

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