Un pays fait pour les marins-pêcheurs et les routiers

Nous sommes au début de 2007, à Caracas, Venezuela. Le camarade – Our Great Leader Chairman – Hugo Rafael Chávez Frías vient de prendre une décision historique : le prix de l’essence vendu aux particuliers va être augmenté. Non ! Si. Dans son émission à la télé qui s’appelle Aló, Presidente – un interminable onanisme en direct, à la Castro -, Chávez annonce qu’il a demandé à son ministre de l’énergie de préparer la grande mesure. Il faudra que la hausse ne touche pas les plus pauvres, et qu’elle ne crée pas d’inflation.

Rude tâche, mais quand le camarade-président commande, il faut obéir. Un rappel sur le pétrole du Venezuela. Quel que soit le mode de calcul retenu, ce dernier est l’un des plus riches États pétroliers de la planète. Dans les estimations basses et contestées de l’Agence internationale de l’énergie (AIE), les réserves vénézueliennes ne dépasseraient pas 78 milliards de barils. Mais la question du pétrole extra-lourd situé dans la ceinture de l’Orénoque – la Faja del Orinoco – demeure ouverte. Pour Chávez, cette promesse autorise à parler de 315 milliards de barils de réserves, soit 20 % du total mondial. Bien plus que l’Arabie Saoudite. Dans tous les cas, un Eldorado.

Revenons aux péroraisons de Chávez, en janvier 2007. Il promet donc. À ce moment, l’essence vendue aux Vénézuéliens coûte 14,4 fois moins cher que dans la Colombie voisine. Et 16,6 fois moins qu’aux États-Unis. On imagine peut-être le flux de contrebande entre le Venezuela et la Colombie. Et les pertes pour le budget, y compris social, vénézuélien. Chávez promet donc de changer la situation, mais l’incantation se perdra dans les sables saturés de pétrole.

En juin 2008, l’essence vendue à Caracas vaut 4,3 bolivars pour un solide plein de 45 litres, soit un peu plus d’un euro (ici). C’est quatre fois moins qu’en Arabie Saoudite. Dix fois moins qu’une bouteille d’eau minérale. À peu près le prix d’un bon gros sandwich. Et cela coûte plus de dix milliards de dollars par an à l’État, seulement pour le super. Car il y a aussi le diesel, et le gaz naturel. Le pays du « socialisme bolivarien » devrait proposer l’asile politique aux marins-pêcheurs et aux routiers français.

Dans cette contrée où la voiture est, en fait, plus puissante que le Jefe, les automobilistes font bien entendu la loi. Selon une estimation, 20 % des habitants de Caracas occupent à eux seuls 80 % des voies publiques. C’est beau, le socialisme. Croyez-vous que les paysans pauvres de la province, ou les habitants des barrios de la capitale, soient invités à la fête ? Pensez-vous qu’on trouve de l’argent pour les transports publics ? Imaginez-vous qu’on parle aux Vénézuéliens de réchauffement climatique, et de cette nécessité absolument vitale de changer de modèle en quelques décennies au plus ?

Non, bien sûr que non. El Jefe est bien trop heureux de parader à la télévision publique, et de reprendre sur tous les tons l’obscène invite de son régime : Socialismo o Muerte. Je n’ai pas le temps de développer ce que signifie à mes yeux le tréfonds culturel et politique d’une partie de la gauche dite radicale d’Amérique latine, qui mêle avec force morbidité, culte du héros, machisme et abjecte soumission à l’autorité suprême. Du reste, vous n’êtes pas là pour lire mes propres divagations.

Où veux-je en venir ? Pas si loin que cela. Ce qui précède est une illustration parfaite de ce qu’est un paradigme. Cette expression désormais banale désigne un cadre de la pensée, une sorte de schéma global, explicatif, auquel on se réfère constamment sans seulement y penser. Nos sociétés sont par exemple encore dominées par le paradigme des Lumières et du progrès, malgré la crise actuelle. Et les marxismes, qui contestaient l’ordre social, n’étaient en réalité qu’une pointe avancée de ce progressisme-là. Défendant l’idée de révolution au nom même du paradigme.

Je ne fais aucun procès en écrivant ces mots. Je regarde. Et je vois bien que Chávez est l’héritier marginal, mais indiscutable, d’un mode de pensée qui nous empêche d’avancer. Il dirige le Venezuela depuis près de dix ans, tentant d’imposer des chimères à un peuple qui n’en veut pas, s’appuyant massivement sur une manne pétrolière qui finira, comme de juste, par s’épuiser. Et il n’aura pas préparé son peuple au choc qui vient. Car il est un homme du passé. Le paradigme écologique, qui sera fatalement, que cela plaise ou non, celui de l’avenir, reste un chantier. Je ne vois aucun travail intellectuel plus décisif que celui-là.

7 réflexions sur « Un pays fait pour les marins-pêcheurs et les routiers »

  1. Fabrice : 100 % d’acc, y compris pour l’histoire du positivisme, à deux seules nano-nuances près, l’une concerne le pétrole et les Ye’kuana ; l’autre, certains penseurs des Lumières écossais. Mais je préfère qu’on s’engueule plus tard, autour d’un bon verre de pastaga bio merde in France. En attendant, on m’a conseillé ce nouveau site ce matin, y a une interview clef avec Michael Pollan dedans, notamment sur la nécessité de nouvelles orientations pour le mouvement écolo amerloque, puis quelques mots du rosbif Pearce :
    http://e360.yale.edu/
    et puis, un article honnête de ce bon vieux Mike Davis, auteur de « Planet of slums », qui traite aujourd’hui d’un phénomène plus global…justement, l’avènement du nouveau «paradigme». Et la mort de l’ancien, surtout :
    http://www.tomdispatch.com/post/174949/mike_davis_welcome_to_the_next_epoch
    A tous, j’ai envie de dire que le mot paradigme est un mot que j’ADORE, presqu’autant qu’écologie, du grec Oikos, qui signifie foyer, vous le savez. Les meilleurs écolos du monde? ben du coup, ce sont les femmes au foyer. Modernes. C’est-à-dire, les éco-féministes, les anti-machistes jardiniers (ou journalistes) bref, tous ces pédés de hippies (l’expression est d’un précédent beau père – il m’aimait bien mon précédent beau père). Quant à l’utilisation de « femmes au foyer », l’idée n’est pas de moi, mais de Rebecca Solnit (elle y a droit, elle, c’est une vraie femme) :
    http://www.alternet.org/story/22186?page=entire&ses=511b3fbcefdb58301be4ee4948d0f660
    Bref, La mort de l’ancien paradigme, c’est la mort du male alpha (au pouvoir). Pas si problématique, je vous rassure – car ne l’oublions jamais, la vie est intrinsèquement femelle, primordialement parthénogénétique. L’origine du mâle (…ouarf), c’est un truc récent sur la scène de l’évolution. La reproduction sexuée, ben, un simple truc contre les parasites (quand t’augmente ta diversité génétique par méiose, tu brouilles aussitôt les cartes pour l’adversaire microbe — ce pourquoi toute monoculture, clonage et autres OGM est par définition une idée débile, n’en plaise à ces messieurs « dos-argentés » de Monsanto.
    Primatologiquement, donc
    Le David
    PS : désolé pour ces longs commentaires, ces interminables onanismes. Que voulez-vous, c’est l’égologie qui fait ca.
    PPS: désolé aussi pour tous ces articles systématiquement en anglais, mais si je connaissais plus de « Nicolino’s » en France, je vous les communiquerai sans faute, et sans relâche.

  2. PPPS: Mon fada préféré du moment, c’est lui, Slavoj Zizek.
    http://www.alternet.org/module/printversion/89624
    Il n’a pas raison sur tout, loin de la. Fabrice, tu dirais peut-être même qu’il a tort sur toute la ligne (parce que de l’ancien paradigme), mais bon, pour un marxiste, ce zinzin a au moins le mérite de bien comprendre que c’est LA VIE MEME, la biosphère entière, qui fait désormais partie des exclus. O verre de terre, scarabée, aigle et rhinocéros: vous aussi, êtes prolétaires ? Et vice-versa!
    L’article fait aussi s’aboutir la remarque de Cohn-Bendit selon la quelle Nicolas Sarkozy est le plus 68ard de nous tous. Lire aussi l’article titillant dans le Courrier international:
    http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=80934Soyons
    Puis cette dépêche ornitho, avant que tout ne disparaisse: on vient de découvrir que le colibri a évolué de l’engoulevent, que les perroquets sont proches des oiseaux chanteurs, et que le faucon n’est pas du tout apparenté à l’aigle, le busard, l’autour, ni la buse. Mais aux oiseaux chanteurs.
    Sifflons dans nos cages, et nos mines a charbon
    David

  3. Allons allons, messieurs, pas de complexes ! ;)) Pas de machisme primaire non plus en renvoyant la gentille écolo à son gentil foyer…

    L’Homme n’est qu’un mammifère pas si évolué, dans un monde dont à présent tous les fils s’entrecroisent et s’influencent mutuellement… Avons-nous la conscience planétaire assortie à cette machine devenue folle qu’est notre monde ? Non. Puisque ce sont toujours les intérêts les plus primaires qui régissent tout cela.
    Nous ne sommes rien que des singes ayant joué avec le feu et se demandant : maintenant qu’est-ce qu’on fait ?

  4. @ Helene. Le dernier livre de David Korten, « The great turning » (il n’est pas le seul) parle justement de cette « guerre des sexes » dans l’évolution du vivant, notamment de l’ascendant de modes patriarcales depuis les premiers états-cités de la Mésopotamie, c’est fascinant à lire, à barjoter surtout. Korten avance l’idée d’un re-équilibrage possible et nécessaire des modes masculin/féminin pour le devenir de la planète. Korten pense, et je suis d’accord avec lui, que les deux peuvent et doivent « gouverner » ensemble dans une « démocratie de la terre », pour reprendre l’expression « earth democracy » de Vandana Shiva. Pour ce qui est du « machisme primaire, et de renvoyer la gentille écolo a son gentil foyer », bon, ce n’était ni la proposition de Rebecca Solnit, ni la mienne. Au contraire. C’est d’amazones qu’on parle. Les mêmes qu’étudiait Sarah Blafr Hardy, primatologue féministe américaine, une sapiens chez les babouins. D’ailleurs, si l’on veut entendre du machisme que je pense réellement primaire, parce que sans humour ni réparti, écoutez donc la proposition sérieuse de penseurs biologistes/ écologistes comme EO Wilson qui propose que « l’avenir de la terre, ou du moins notre présence dessus, est désormais entre les mains des femmes, qui devraient avoir moins d’enfants mais de meilleure qualité. » Oui, il l’a dit. Devant moi, même. Je l’ai vu le dire à une réception en son honneur à New York. Personne n’a branché. Sauf une amie, Terry Tempest Williams, auteur américaine, une amazone justement, qui a aussitôt rétorqué: « C’est ca, vous foutez le bordel, et ce serait maintenant à nous de faire le ménage… »
    Maintenant, pour ce qui est de l’évolution possible de notre espèce, le bouquin de Korten, justement, relate les dernières recherches en psychologie développementale. Il parait que le cerveau humain est assez prometteur, en matière d’élévation…de l’esprit. Suffirait de libérer le Gandhi qui sommeille en nous (Lui, il l’a bien fait!) Et faire donc taire ce petit gamin pas très évolué, finalement, ce petit singe qui a trouvé comment mettre le feu mais qui du coup ne sait plus quoi en faire, et qui fou le why dans notre tête, notre « inner » George Bush. Pardon, notre « inner » Hugo Chavez.
    Bref, je ne pense pas que nous ne soyons QUE des mammifères pas si évolué. Enfin j’espère. Aujourd‘hui en tout cas. Je pense comme vous, que tout s’entrecroise et s’influence. A la différence peut-être qu’il est possible, peut-être, que nous, et ce fameux mouvement planétaire pour la vie que nous constituons, fasse partie d’une réaction immunitaire de la terre, et de la biosphère, de cette Gaia – capable de catharsis autant que régénération, que dis-je, d’autorégulation. D’autopoiesis, comme disent les savants. La capacité de se créer soi même. La vie, quoi.

  5. En lisant le premier commentaire , David, je me suis dit aie aie, il se peut que ce soit mal perçu, parce qu’il faut bien le dire ça demande un peu de concentration.
    Ceci dit, la réponse à Hélène me conforte dans ma première lecture. Pas de problème, je souscris à ce qui est dit sur les « femmes au foyer » que nous devrions tous être, hommes et femmes confondus.

    En revanche, je crois qu’il n’est pas tout à fait exact de mettre sur le même plan clonage et OGM pour ce qui est du règne végétal du moins. Cela nous amènerait à écarter marcottage et bouturage qui, comme chacun sait, sont les deux mamelles du jardinage.
    Pour l’animal, je ne dis pas; là c’est vive la reproduction sexuée, vive la sexualité. Encore que , pour ne citer qu’un exemple, les daphnies se débrouillent très bien sans mâle pour se reproduire par parthénogénèse.

    Pour en revenir aux semences et légumes anciens le cas Baumaux est à étudier. Est-ce un obtenteur, un semencier ou une simple société commerciale? et la façon de procéder avec Kokopelli est loin d’être exemplaire http://www.millebabords.org/spip.php?article7776
    Si j’étais vous, avant de commander je demanderais plutôt conseil à quelqu’un comme Victor Renaud. C’est un fou de légumes anciens et de variétés oubliées qui a beaucoup publié sur le sujet (il a notamment coécrit un livre avec JM Pelt)son nom est toujours dans l’annuaire, à Presles dans le Val d’Oise où, je l’espère il cultive toujours son potager.

    Pour vos futures cultures un conseil : penser aux associations favorables.
    A vos potirons et patates bleues, et « vive la démocratie de la terre ».

    Curieux pays que le Vénézuela et son pétrole http://venezuelatina.com/2008/06/07/la-premiere-essence-ecologique-au-monde/#comments

  6. @ Marthe. D’abord, merci du fond du cœur pour toutes ces idées et contacts pour les vielles souches. Pile mon objectif. Pour les associations, je ne cultive que comme ca, mon dernier truc c’est le navet et la vetch sauvage. Faut goutter ce que ca donne. Pour la référence Monsanto et l’idée de Monoculture (bon, c’est vrai, j’aurais du préciser intensive, et industrielle), je maintiens, mais je préfère laisser la parole a Michael Pollan et Vandana Shiva. Non seulement ils écrivent mieux, ils ont le sens de l’humour politiquement correct, pour ainsi dire inexistant. Maintenant, pour mon gros pied dans le plat de ce matin, effectivement, ma première réponse à Fabrice était un peu touffue, peut-être pas assez claire. Mon humour choc parfois aussi. Beaucoup. Tant mieux, tant pis. Toutefois, je vous rassure, la provocation de la femme au foyer, c’est à dire de la femme écolo du dehors, dans ce foyer Oikos qui est notre maison, la terre, cette provocation ne vient pas de moi, je ne faisais que la relayer depuis sa source: Rebecca Solnit, femme, personne et écrivaine et philosophe et féministe et naturaliste extraordinaire, l’héritière aux Etats-Unis de Rachelle Carson. Version Punk. C’est un peu comme l’histoire de la blague juive, vous savez. Si un juif le dit, c’est drôle. Si un goy le dit, c’est raciste. Ma foi. Alors si un homme ose énoncer l’idée que les femmes sauront mieux nettoyer la planète…oh my God, what a fucocktun (je vous rassure, c’est du yiddish). Ca me rappelle du coup une phrase de Margaret Mead, l’anthropologue, qui prévenait: « I do not believe in using women in combat, because females are too fierce. » Je ne crois pas aux femmes dans l’armée, elles sont beaucoup trop féroces. » Puis il ya ce dicton sublime des Indiens navajo, aussi: « il y a deux sortes de personnes au monde, les hommes et les femmes. » Les Navajo font référence à l’homme et à la femme qui pulsent tous deux en chacun de nous. Bien entendu. Nous ca nous choque, surtout les ricains. Les Navajo, ca leur parait évident. Chaque peuple vivant avec ce risque effroyable, qui est de projeter sa vision du monde sur l’autre. Nous le faisons tous.
    Bien à vous, le Hunter Thompson (jardinier) du pauvre.

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