Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte)

C’est le bon moment pour parler du Sud. Qui, selon vous, aura évoqué le sort des culs-terreux de là-bas au Sommet des 20 pays les plus riches, qui vient de s’achever à Londres ? Qui ? Je vous propose donc un saut dans le temps, auquel je songe depuis des mois. En 1992, j’ai réalisé pour Politis, dans son édition mensuelle, une très longue enquête dont – je prends ma respiration – je suis fier. Une enquête sur l’un des pays les plus pauvres du monde, le Bangladesh. J’ai beaucoup sué. J’ai énormément travaillé. Mais le résultat, près de vingt ans plus tard, tient encore debout sans béquilles. C’est ce texte que je vous donne à lire à partir de ce vendredi 3 avril 2009. Il sera en plusieurs parties, car il est long. Il sera en plusieurs parties, car il est long et que je le recopie lentement, à l’ancienne ou presque. Je ne dispose pas de fichier électronique, et repasse le texte d’origine sur le clavier de mon ordinateur. Quelques coquilles peuvent avoir été oubliées, que vous me pardonnerez.

Vous le verrez, il y a des surprises, dont les principales ne sont pas au début. Ce n’est pas voulu, c’est ainsi. Mais je me permets de vous le demander comme un service : en lisant ces lignes, pensez le plus souvent possible à Jacques Attali, qui pérore sur la scène publique chaque jour ou presque. Après avoir servi Mitterrand, il est devenu proche de Sarkozy et lui a remis un rapport fameux visant à « débloquer la croissance » en France. Ces jours-ci, il dit tout le mal, tout le bien, puis tout le mal et le bien qu’il faut penser du sommet des 20 pays les plus riches, qui vient de se tenir à Londres. L’important, c’est le micro, l’ego, l’image de Narcisse en sa toute beauté.

Ne croyez pas qu’Attali m’importe tant. On le dirait, mais non. Sa boursouflure est celle de notre temps pauvre en courage et en énergie. À d’autres époques, plus rares il est vrai, il n’aurait pas tenu dix secondes. Le public lui aurait jeté des tomates puis des pierres. Certes, je n’aime pas Attali, ses liens avec les marchands d’armes en Angola, sa capacité perpétuelle à être sur le devant de chaque photo. Sur son recto comme sur son verso. Je n’aime pas Attali, mais c’est ce monde, que je n’aime pas. Dans l’histoire atroce des digues du Bangladesh, que je vais commencer à vous raconter, un procès public aurait dû avoir lieu. J’en suis aussi sûr aujourd’hui que j’en étais certain en 1992. Mais tout a été oublié, comme de juste. Le texte qui suit a paru dans le numéro 6 du mensuel Politis, d’octobre 1992. Voici l’épisode numéro 1.

À LA FIN DU MOIS D’AOÛT 1988, L’EAU MONTE partout au Bangladesh. Beaucoup plus que d’habitude. À Dinajpur vers le 25, à Bogra le 28, à Dhaka, la capitale, le 31. C’est l’inondation du siècle, la pire de mémoire d’homme. Gonflés par les pluies de mousson, les trois grands fleuves du pays – le Gange, la Jamuna, la Meghna – et des dizaines d’autres rivières recouvrent plus de la moitié du pays pendant un mois. Trente millions de personnes sont sans abri, des villages disparaissent à jamais. Entre mille cinq cents et deux mille Bangladeshis meurent.

Pour la première fois à ce point, Dhaka a les pieds dans l’eau. Et Gulshan, le quartier des ambassades, comme les autres, ce qui ne va pas manquer d’avoir des conséquences. Les diplomates et la bourgeoisie locale n’en reviennent pas. Danièle Mitterrand, en visite sur place, est effarée par ce qu’elle voit. Rentrée à Paris, elle fait à son mari le récit de l’apocalypse.

Cela tombe bien. François Mitterrand met en effet la dernière main au discours qu’il doit prononcer à l’Assemblée nationale des Nations Unies le 29 septembre 1988. Il décroche son téléphone et demande à un de ses conseillers une note qu’il souhaite intégrer à son texte. À New-York, à la tribune, le président français se fait solennel : « Le développement passe par le lancement de grands projets d’intérêt mondial capables de mobiliser les énergies au service de telle ou telle région blessée par la nature ou la folie des hommes. L’exemple de la stabilisation des fleuves qui inondent le Bangladesh, à l’origine d’une impressionnante catastrophe, fournirait la juste matière d’un premier projet de ce genre. La France, pour sa part, est prête à y contribuer ».

C’est ainsi que naît le grand projet d’aide française au Bangladesh. Outre l’exceptionnelle crue de l’automne 1988, un autre événement va favoriser sa mise au point : le Bicentenaire de la Révolution française et le Sommet de l’Arche, qui doit réunir, du 14 au 16 juillet 1989, les pays les plus industrialisés. François Mitterrand est convaincu qu’il faut y annoncer une mesure spectaculaire, démontrant que le Nord, et singulièrement la France, n’a pas renoncé à aider le Sud. D’autant plus que les critiques se développent contre les fastes d’une fête d’où les pauvres de la planète seront exclus.

Jacques Attali sera l’homme clé ce de dossier. Le « sherpa » du Président ne faillit pas à sa réputation de rapidité. C’est, dit la légende dorée, en « une seconde » que l’idée de digues au Bangladesh naît dans le cerveau fertile d’Attali. Ce doit être, selon lui, « l’équivalent de Suez ou de Panama au XIXème siècle » (Le Monde du 22 mai 1990). D’ailleurs, insiste-t-il (Le Monde du 4 mai 1991), « notre monde a besoin de cathédrales à construire. Et si on n’a pas de rêves fous et réalisables, le monde va périr dans le quotidien et l’ennui ». Dès octobre 1988, il devient le messager personnel du Président auprès du Bangladesh et des institutions internationales, dont la Banque Mondiale et la Communauté européenne.

Le 1er décembre, il est à Dhaka avec des représentants de sociétés d’ingénierie françaises et quelques fonctionnaires. Joël Maurice, un ingénieur des Ponts venu du ministère de l’Équipement, assure le suivi administratif du dossier. Les bureaux d’études, de leur côté, commencent à rêver à haute voix. La perspective de grands travaux a en effet de quoi intéresser ces entreprises fragiles, perpétuellement à la recherche de marchés extérieurs.

L’ingénieur Bernard Goguel, responsable du Bureau Coyne et Bellier, se souvient parfaitement du climat de l’époque : « Au début décembre 1988, j’ai été approché par mon président, qui m’a dit : “Je reviens d’un voyage avec Attali, il y a un coup formidable à faire, il faut faire une proposition d’urgence”. On ne savait pas trop où on mettait les pieds, mais il fallait foncer. Il y avait une forte incitation du gouvernement à aller nous promener, nous les bureaux d’études, en Extrême-Orient. On pourrait résumer les choses ainsi : ce n’est plus l’Afrique qui compte, c’est l’Asie. Probablement n’y serions-nous pas allés de nous-mêmes. Mais j’ai senti qu’avec Attali et Maurice, on avait affaire à des gens en phase avec les échéances politiques. C’est très important, car une étude technique n’a de valeur que si elle est soutenue par des décisions politiques ».

Quelques jours après le retour de Jacques Attali à Paris, une première réunion de travail rassemble à Lyon cinq bureaux d’études français. « On a été étonnés de voir arriver le BCEOM (Bureau central d’équipement d’outre-mer), raconte Bernard Goguel, parce qu’ils n’avaient pas été du voyage au Bangladesh. C’est Joël Maurice qui les avait prévenus et conviés, ce qui n’a pas plu à tout le monde ». Ce qu’un autre participant, moins diplomatiquement, explique ainsi : « Le BCEOM n’a pas de vraes références en matière de crues, mais son capital appartient en partie à l’État, via le ministère de la Coopération et la Caisse centrale de coopération. Il était clair que le BCEOM était le poulain de l’État ».

En janvier 1989, le gouvernement français annonce qu’il paiera une coûteuse « étude de préfaisabilité pour le contrôle des inondations au Bangladesh ». Il choisit, pour le réaliser, les cinq bureaux de la réunion de Lyon : EDF-International, Coyne et Bellier, le BCEOM, la Compagnie générale du Rhône (CNR) et la Sogreah. Les sociétés françaises constituent alors le FEC (French Engineering Consortium). C’est pour elles une divine surprise, car elles savent que le client français est pressé et que l’étude, coûte que coûte, doit être remise fin mai. Le marché a été conclu sans appel d’offres, de gré à gré, et elles devinent sans peine que d’autres contrats suivront. Si la volonté politique se maintient, le Bangladesh deviendra un Eldorado.

17 réflexions sur « Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte) »

  1. A l’époque je fréquentais Brice Lalonde et son équipe. Il m’avait raconté cet épisode de délire attalien dans les mêmes termes . « Ce mec est cinglé, il veut contenir des crues naturelles avec de la tuyauterie… »

  2. Je me souviens de deux géomorphologues de renom disant que les dégâts de plus en plus importants dus aux crues au Bangladesh étaient non pas le fait de la déforestation en Himalaya (leur terrain d’étude), mais à la démographie galopante poussant sur les terrasses les plus basses, autrefois libres de toute habitation et vouées uniquement à l’agriculture, d’un nombre de plus en plus considérable de pauvres gens. Ce qui n’empêche pas des crues hors norme dues aux vicissitudes météorologiques…
    On attend la suite.

  3. Quel est ce mystère qui fait que certains envisagent de rayer de la surface de la terre 2 splendides créatures comme ces tilleuls.. la génétique peut-être? ou une case inactivée?

  4. Chanee, je n’ai pas lu la même chose que toi; sauf erreur. Et je ne sais pas où en sont ces magnifiques arbres. Mes chers tilleuls sentent si bon. si ils persistent dans leur connerie, Eh bien je vais pleurer et m’habiller en noir et en parler encore autour de moi.

  5. Dans le courrier du conseil municipal, on parle à plusieurs reprises d’un démontage des tilleuls !!!
    Lorsque le vocabulaire technique envahit à ce point le langage, il n’y a plus grand chose à attendre…

  6. Chanee aujourdhui j’ai pleuré en pensant à tous ces saccages; Mes beaux tilleuls!Mais nos forces si faibles ne doivent pas céder.

  7. Dans le village de mon enfance, il est un tilleul qui trône, majestueux, splendide, il a bien 150-200 ans, au sommet d’une colline , aux abords du cimetière. Je vais faire la demande à la commune de la classer en « arbre remarquable », avant que des êtres maléfiques ne décident de le condamner à mort pour quelques futiles raisons. Si ma démarche aboutit, on pourra envisager d’en sauver d’autres…

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