Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 3

Je sens le poids des vacances de Pâques chez certains de vous. Ainsi soit-il. Je savais que parler du Bangladesh, du Bangladesh de 1988, semblerait moins intéressant que d’autres sujets en apparence plus proches. Mais ce long texte écrit en 1992, et dont c’est le troisième épisode, rend compte d’un modèle. De l »archétype de la politique telle qu’elle se mène en France. De l’archétype des relations que notre Nord entretient avec le Sud. Je suis donc obligé d’insister. Je crois nécessaire que cette histoire sur les digues du Bangladesh ne tombe pas, pas encore, dans les oubliettes encombrées de l’histoire des hommes. Quoi qu’il en soit, le feuilleton n’est pas terminé. Il faut garder des forces pour la suite. Mais oui.

Dans la zone où intervient le SCI, 1 500 000 personnes sont installées, dans un peu moins de 1200 villages. Le plan français les concerne au plus haut point, car en cas d’endiguement généralisé, ils devront soit trouver d’autres terres – mais il n’y en a pas – soit mourir. Les digues feront fatalement monter le niveau des eaux au-desus de leurs terres actuelles. « Les gens qui vivent sur la Jamuna depuis des générations ont des droits, affirme Mujibul Huq Dulu. Nous nous opposerons à ce projet par tous les moyens. S’il le faut, nous briserons les digues. Nous sommes prêts à déclencher une guerre civile ».

Mujibul, malgré des visites répétées à l’ambassade de France à Dhaka, n’a jamais pu obtenir la moindre copie du plan français. Dans une requête auprès du tribunal international de l’eau, à Amsterdam, le SCI écrit que « la construction des digues entraînerait le départ forcé de plus de cinq millions de personnes qui vivent le long du fleuve ou sur ses îles ».

Cette indifférence pour le sort des pauvres était, paradoxalement, l’une des conditions du succès du plan français. Car les inondations ne sont pas perçues de la même manière selon qu’on vit à Dhaka, dans un bureau climatisé, ou sur un banc de sable toujours à la merci des flots. Le paysan a, du reste, deux mots pour nommer les inondations. Le premier, barsha, désigne les crues régulières et bienfaitrices de la saison humide ; le second, bonna, s’applique aux catastrophes qui dévastent de temps à autre le Bangladesh. « Pour le commun des mortels bangladais, estime Pierre-Alain Baud, bon connaisseur du pays, les crues représentent un phénomène naturel, heureusement régulier, touchant caque année et très normalement une bonne partie du pays, une pause dans le travail agricole quand le limon charrié de l’Himalaya fertilise la terre bangladaise, et l’occasion pour les familles de se réunir grâce aux bateaux qui traversent alors le pays dans tous les sens… ».

Plus que le limon encore, les algues apportées par les crues jouent un rôle irremplaçable d’engrais naturel. Capables de fixer l’azote atmosphérique, elles le restituent aux jeunes pousses de riz en se décomposant. Sans leur apport, les paysans seraient contraints d’utiliser d’énormes quantités de produits chimiques, dangereux pour l’écosystème. Mais ils n’en ont de toute façon pas les moyens.

Le plus éclairant bienfait des crues, c’est qu’elles permettent une véritable explosion du nombre de poissons. Les échanges d’eau entre le lit des fleuves et les zones inondées sont cruciaux pour la ponte des œufs et le nourrissage des jeunes. Dix millions de personnes, au Bangladesh, vivent directement de la pêche et pas moins de 80% des protéines animales de l’alimentation proviennent du poisson. Que se passera-t-il en cas d’endiguement ? On le sait d’autant mieux que des digues existent déjà dans certaines régions. Construits au cours des trente dernières années, leur utilité est fort contestée.

Des experts bangladeshis estiment par exemple qu’elles ont souvent aggravé les effets des crues, notamment en 1988. D’autres, réunis en 1989 à Dhaka par le Bangladesh Agricultural Research Council, ont noté une « réduction drastique » des prises de poisson et de la diversité des ressources piscicoles après la construction des digues. Le Bangladesh est en outre un pays féodal, où la masse des paysans s’oppose en permanence aux propriétaires terriens. « Quand une terre émerge, explique Bernard Kervyn, qui a passé près de neuf ans dans les villages bangladeshis pour « Frères des hommes », les paysans se précipitent, mettent quelques vaches et plantent. Au moment de la récolte, il n’est pas rare de voir débarquer les hommes de main des propriétaires terriens. Parfois de véritables  armadas de centaines de petits bateaux et de milliers d’hommes armés. Ils volent le gain et le bétail, brûlent les maisons. De cela, les experts ne parlent jamais. Quand, par extraordinaire, ils pénètrent dans un village, ils s’entretiennent avec celui qui parle anglais. Et c’est le propriétaire du coin ».

Le plan français apparaît donc comme une prise de position dans la guerre sociale qui déchire le Bangladesh. Si les paysans riches s’y déclarent à ce point favorables, c’est qu’ils sont les seuls à pouvoir irriguer de manière industrielle, les seuls à avoir besoin d’une protection permanente. À l’abri des digues, ils pourraient massivement utiliser des engrais chimiques, augmenter à la fois leurs rendements et leur richesse. À terme, ils détiendraient le seul pouvoir qu’ils n’aient pas encore, le pouvoir de l’eau. Les digues seraient en effet équipées d’un système de clapets et de vannes permettant une circulation contrôlée de l’eau. Il n’y a ni mystère ni suspense : derrière le robinet, on retrouverait le propriétaire ou ses mercenaires. « Ce système, estime Bernard Kervyn, ne peut qu’aviver les tensions sociales dans les villages bangladeshis ».

Au risque de la provocation, on peut se demander pourquoi la crue de 1988 a suscité une telle émotion. Cette crue était, pour la plupart des experts, de type centennal. Statistiquement, elle ne revient qu’une ou deux fois par siècle, et celle d’il y a quatre ans a été remarquablement surmontée par les paysans bangladeshis. Au printemps 1989, une équipe américaine menée par un professeur de Harvard, Peter Rogers, remit à l’Agence américaine pour le développement international (USAID) une étude aux conclusions radicalement différentes. Les Américains n’étaient pas, il est vrai, ligotés par des impératifs commerciaux.

Leur plan consiste, pour l’essentiel, à vivre avec les crues, jugées non seulement inévitables, mais largement bénéfiques. Il s’agirait d’instituer un réseau d’alerte efficace et de s’appuyer sur la population locale pour surélever maisons et bâtiments. Le dossier français est-il au moins techniquement irréprochable ? Loin s’en faut. « Comment domestiquer une rivière aussi large que le Pas-de-Calais, qui bouge de plusieurs centaines de mètres en une année, dévastant tout sur son passage ? » se demande le journaliste anglais Fred Pearce. (À SUIVRE)

8 réflexions sur « Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 3 »

  1. S’il y a peu de réactions, c’est peut-être simplement qu’on attend l’intégralité de l’article.
    Pfff, la France est vraiment un pays d’ingénieurs (ceci dit en sachant très bien qu’il en est de très bien, parfois). Cette histoire me rappelle ce qui se passait en France au XIXe siècle, dans les montagnes, et la logique à la base de la RTM, débordante de saint-simonisme et de scientisme… Ces ingénieurs ont parfois la tête tellement bien formatée qu’il ne peuvent voir ce qu’ils ont sous les yeux. Ainsi d’un jeune fraîchement sorti de l’ENGREF, en thèse sur un terrain qui allait bien avec ses idées, mais qui ne pouvait voir ce que son directeur de thèse lui montrait à quelques kilomètres de là et invalidait ses idées préconçues. Ils fait maintenant de belles études allant toujours dans le même sens. Pauvre recherche…

  2. Fabrice, j’ai collé ton long et bel article dans un réseau d’architectes, paysagistes, urbanistes, citoyens et il a fait l’objet d’une mise en page soignée, signe qu’il a fait tilt.
    Sinon rien à voir mais intéressant: Trois variétés de maïs OGM Monsanto sont victimes d’un bug(*) en Afrique du Sud.
    Les agriculteurs sud-africains n’en reviennent toujours pas. 82 000 hectares de maïs génétiquement modifiés achetés à Monsanto ne produisent rien. D’aspect extérieur, les plantes paraissent en bonne santé : aucune trace de maladie ou de malformation. Mais les grains ne sortent pas. Ce phénomène concerne trois variétés de maïs, dans trois provinces sud-africaines.

    Une erreur en laboratoire peut aujourd’hui provoquer une famine

    Monsanto a avoué un problème lors du « processus de fertilisation en laboratoire », qui concernerait un tiers des agriculteurs ayant acheté les semences. La firme a aussi annoncé qu’elle indemnisera les paysans pour les pertes subies, sans en avoir encore évalué Un directeur de Monsanto en charge de l’Afrique, Kobus Lindeque, a déclaré que sa compagnie allait « revoir les méthodes de production de graines pour les trois variétés impliquées, et que des ajustements seraient effectués ». Sous vos applaudissements…

    Jusqu’à 80% des productions anéanties

    Sur 1000 agriculteurs qui ont utilisé les semences modifiées, 280 déclarent avoir subi des dommages, jusqu’à 80% de la récolte pour certains. Mais Marian Mayet, directrice du Centre Africain sur la Biosécurité (Johannesburg), conteste les chiffres, elle demande l’ouverture d’une enquête indépendante et un moratoire immédiat sur toutes les cultures OGM. « Monsanto dit qu’ils ont fait une erreur de laboratoire, mais nous disons que c’est la technologie elle-même qui est un échec. Il est impossible de faire une ‘erreur’ avec trois variétés différentes de maïs » a-t-elle déclaré.

    L’Afrique du Sud est un précurseur en matière d’OGM……

  3. Rien à voir non plus (encore que… tout est lié), mais peut-être le saviez-vous déjà ? Une proposition de loi présentée à l’assemblée par un député du nom de Roland BLUM visant à contrer les défenseurs de l’environnement, et à décourager les plus téméraires ; lisez plutôt :

    http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion1500.asp

    Les fondements même de la démocratie s’étiolent, doucement mais sûrement, et inéluctablement.

  4. Mais si, mais si, il y a des gens qui se fichent de Pâques et ne veulent pas savoir si les cloches sont bien rentrées au bercail après leur petite virée à Rome. Je trouve votre article très intéressant, je ne connaissais pas du tout ce projet de digues au Bangladesh. Cette histoire représente malheureusement trop bien le mépris des nations industrialisées pour les pays appauvris et clochardisés par elles, le mépris des « nantis » pour les déshérités, les laissés-pour-compte.

  5. La crise au moins va baisser le financements de quelques projets fous je l’espère.
    Continue à nous informer.
    L’endiguage des marais date au moins du XIIIem siècle.
    On a de l’expérience.

  6. Désolée pour le hors sujet, je voudrais vous signaler des documentaires peut-être intéressants sur Arte ce soir dont
    – « le mensonge vert » – inédit de 2008 (huile de palme, « bio »carburants…),
    – « we feed the world » 2005 (la marché de la faim).

  7. Je ne commente pas, mais je lis attentivement. Ce genre de feuilleton est plein d’enseignements. Ton enquete, publiee dans le cadre restreint du Politis de 1992, est en train de se faire une seconde vie sur internet (je suis venue cette fois par rezo.net).

  8. Le projet de loi de l’assemblée http://www.assemblee-nationale.fr/13/propositions/pion1500.asp
    et cette absurdité de digues décidée en 1988 sont liés tout comme la plus part des « investissements de relance » décidés par notre président, construire des autoroutes pose non seulement des problèmes écologiques mais c’est en plus un gaspillage et une aberration, (pollutions et utilité remise en cause par la hausse de prix des carburants), il est préférable de développer les économies d’énergie.
    Sans réduire « notre confort », nous pouvons facilement réduire notre consommation de plus de 50%, en travaillant sur l’isolation, le rendement énergétique des appareils, en privilégiant les achats locaux, le transport ferroviaire…

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