Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 4

Ce qui suit est la quatrième partie de cette longue enquête sur les digues du Bangladesh, parue en 1992. Elle achève l’article principal, mais ne termine pas la série. Car il manque la pièce ultime, qui donne toute sa signification à l’ensemble. En 1992, j’ai en effet pu interroger un hydrologue de réputation mondiale, le Grenoblois Gaston Dumas. Et il m’a tout raconté de l’intérieur. Vous jugerez comme vous le voulez, mais son entretien ne méritait pas de finir dans un placard. J’essaierai de vous le recopier pour demain, jeudi au plus tard. En attendant, suite et fin de l’article principal. Courage, c’est bientôt fini.

Tout le problème est là. Les rivières du Bangladesh ont des lits mobiles, sans cesse mouvants. En 200 ans, par exemple, l’embouchure du Gange a bougé de 250 km. « Nous avons construit un hôpital dans le nord du pays, se souvient Bernard Kervyn. Il était à l’époque à 12 km du fleuve. Il est aujourd’hui à quelques centaines de mètres… ». Nul ne sait, nul ne peut savoir comment se comporteraient des fleuves ainsi corsetés.

Cela n’entame pas l’optimisme de Joël Maurice. « On sait traiter ces problèmes, assure-t-il, par la similitude, comme on dit dans notre jargon d’ingénieurs. Techniquement, le seul problème est celui des épis de béton qu’il faudra placer à des intervalles réguliers. Mais c’est à la portée des ingénieurs. Il faut investir, c’est tout. »

Gaston Dumas, un hydrologue réputé, porte un regard sans aménité sur l’étude française de préfaisabilité. « Le texte, dans sa partie hydrologique, amène à se poser de graves questions. Son niveau général est proche de la compilation des livres de vulgarisation trouvés en librairie à Dhaka. Aucune référence n’est faite aux grandes études du passé, notamment celles de Sogreah-Italconsult, Nedeco ou Ieco, ce qui est incompréhensible. J’ai constaté en de nombreux endroits des débits soit erronés soit surévalués, parfois de 30 % pour les grands cours d’eau. Ces données sont incompatibles avec les lois élémentaires de l’hydraulique. Sur certaines sections de fleuves, on remarque la disparition inexplicable de débits de l’ordre de plusieurs dizaines de milliers de mètres cubes, soit une valeur supérieure à la totalité des cours d’eau français en crues simultanées. C’est tout simplement incroyable. Jusqu’aux règles élémentaires de la morphologie du lit des cours d’eau, qui semblent parfaitement ignorées ».

L’étude française a-t-elle seulement été bâclée ? Seule une commission d’enquête indépendante permettrait d’y voir clair. Le témoignage accablant de Gaston Dumas, dont on lira plus loin le détail (voir « L’Affaire Dumas ») est d’ores et déjà un début de réponse. « Les ingénieurs ? s’indigne Bernard Kervyn. Ils ne font que passer et coûtent cinquante mille francs par mois dans un pays où une famille de huit personnes se débrouille, dans le même temps, avec cent francs. Les Français de l’ambassade, de leur côté, ne sortent pas de leurs bureaux et ne connaissent rien du Bangladesh, c’est une horreur ! J’aurais aimé que Jacques Attali, avant de s’agiter à la télévision, vienne ici non pas s’informer auprès des paysans – ne rêvons pas -, mais au moins discuter avec les Hollandais et les Danois qui travaillent sérieusement sur ces questions depuis des années ».

Post-scriptum : Au somment de l’Arche à Paris, en juillet 1989, les sept pays les plus riches de la planète décidèrent de confier à la Banque Mondiale la coordination de l’aide au Bangladesh. Au cours d’une réunion à Londres, en décembre de la même année, cette dernière décida le lancement d’un plan d’études et de projets pilotes régionaux sur cinq ans, pour un montant total de 146 millions de dollars. C’est un compromis entre les positions japonaise, américaine et française, mais l’influence de l’étude de 1989 reste déterminante. À partir de ce moment, la France n’est néanmoins plus le seul maître à bord, et doit partager avec d’autres partenaires, dont l’Allemagne, le Danemark et les Pays-Bas, responsabilités et chantiers.

Pour autant, le projet d’endiguement global n’est nullement abandonné, et un lobby actif continue en France de le soutenir. « Début 1993, viendront les études d’avant-projets sommaires, déclare en mai 1991 Paul Granet, ancien ministre, alors président de la Compagnie nationale du Rhône (CNR). Puis les études d’exécution et la sélection des entreprises par appel d’offres, avant d’aborder concrètement la réalisation des ouvrages de protection. Mais rien ne permet de penser que la faisabilité du projet soit remise en question ».

ATTALI : UN HOMME PRESSÉ (Encadré)

Jacques Attali n’a pas beaucoup de temps. Politis, a téléphone ou faxé une vingtaine de fois à son secrétariat pour obtenir un entretien, et en a finalement obtenu deux. Le premier, le 17 septembre 1992, le second le 30. Les deux ont été annulés à la dernière minute, sans explication. Nous ne pouvons que vivement le regretter. Jacques Attali exerce désormais sa vive intelligence dans le cadre de la Banque européenne de reconstruction et de développement (BERD) et réserve ses fulgurantes idées aux citoyens de l’Est européen. Le Bangladesh est loin. (À SUIVRE)

6 réflexions sur « Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 4 »

  1. Parallèlement à ma lecture de Fred Pearce (quand meurent les grands fleuves) je poursuis, avec lenteur mais application, celle de Silenced rivers de Patrick McCully que Fabrice doit certainement connaître. Un bouquin formidable, dont quelques lignes ici et là sont consacrées au Bangladesh…

  2. Lors d’une petite sortie sur le littoral atlantique, encore étudiant, je me rappelle d’un géomorphologue décrivant les divers aménagements réalisés par les ingénieurs pour stabiliser le trait de côté, et les fâcheuses conséquences qu’ils induisaient. À la question d’une étudiante se demandant bien pourquoi on continuait depuis tant d’années à faire les mêmes conneries produisant toujours les mêmes effets désastreux, il répondit : « ils ne pensent pas comme nous ». C’est là le problème majeur, je crois. Alors si par dessus le marché, il y a des histoires de gros sous, on a une belle histoire ô combien navrante, comme celle que nous narre Fabrice. L’entretien avec Gaston Dumas devrait être intéressant. Vivement demain !

  3. Entre 2002 et 2004 s’est tenu dans les régions Midi-Pyrénées et Aquitaine un débat public sur la nécessité de noyer la cuvette de Charlas (sud de la Haute-Garonne) avec construction d’une digue en terre pour fermer ladite cuvette, qui aurait dû donner naissance à un réservoir d’un million de m3 d’eau.
    Le chargé de mission du SMEAG (Syndicat Mixte d’Etudes et d’Aménagement de la Garonne)a osé publier des documents avec des erreurs que n’aurait pas commises un enfant de CM1 pour peu qu’il ait bien lu son livre de géographie, mettant par exemple la Garonne à l’étiage au printemps alors que c’est à cette période que le fleuve est alimenté par la fonte des neiges et que peuvent se produire des crues.
    Sa tactique consistait à modifier les informations contenues dans ses documents au fur et à mesure que les 10 réunions du débat public avançaient, montrant par là-même son « ouverture » et sa « prise en compte des participants » ! Oui pour ce monsieur, les données n’étaient que de simples informations alors qu’on aurait pour le moins attendu une expertise.
    Et si des personnes et des associations avisées ne s’étaient pas présentées au débat public, aurait-on construit ce réservoir avec des données géographiques et géologiques plus qu’approximatives ? La réponse est pour l’instant que Charlas est encore dans les cartons mais c’est surtout parce la région Midi-Pyrénées n’a pas l’argent pour le financer.

  4. Je crois qu’Anne-Marie résume bien les choses : le Bangladesh est partout, même à Charlas.

    Bien sûr les échelles sont différentes! Les nombres de km2, d’humains, d’euros touchés sont bien plus faibles.

    Mais à la base partout, c’est le même mode de pensée réductionniste, destructeur, prédateur qui est à l’oeuvre. Et quelle oeuvre !

    MH

  5. Oui. Et je ne peux m’empêcher de penser à l’hypocrisie qui se cache derrière chaque déplacement d’un dirigeant, d’un diplomate, chaque décision d’un Grenelle, d’un G8-20 ou autres huiles, chaque budget d’aide humanitaire voté…
    Entre ceux qui pensent sincèrement qu’ils vont sauver les hommes, sans tenir compte de leurs besoins réels et de leur environnement, ceux qui pensent à la gloire éternelle que leur apporteront des contructions toujours plus imposantes et ceux qui ne voient que de bonnes occasions à plus ou moins court terme de ramasser de gros paquets de pognon, ça donne un dangereux cocktail d’egos boursoufflés – ignorants et/ou manipulateurs.

    Une belle illustration d’hypocrisie, extraite du docu dont je parlais hier. Peter Brabeck, Président de Nestlé, pense qu’il faut privatiser l’approvisionnement en eau, car l’eau, comme toute denrée alimentaire doit avoir une valeur marchande. Ainsi, tout le monde sera bien conscient qu’elle a un coût et « qu’on essaye d’aider la frange de la population qui n’a pas accès à l’eau », dit-il.

  6. Matthieu H. dit : »c’est le même mode de pensée réductionniste, destructeur, prédateur qui est à l’oeuvre. Et quelle oeuvre » et j’ajoute, dans le fond arrogant, imperméable au doute..Il y a quelques années 1987, réédition 1999 Hervé Sireix avait écrit : « Le zéro mépris »,dans le contexte de l’entreprise au sens large, et si les formes de ce mépris ont pu changer, le fonds demeure, en béton.

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