Quand l’eau ne coule plus au parc de la Doñana

Il y a des années et des années, j’ai passé du temps dans l’un des lieux les plus beaux de ma vie : le parc national de la Doñana. 122 000 hectares au total, dont 54 000, moins protégés, appartiennent à ce qu’on nomme en Espagne un parque natural. Comment expliquer ? Le lieu est l’ancien delta du Guadalquivir, avec Séville au nord, Huelva à l’ouest, et Sanlúcar à l’est. En Andalousie comme ailleurs, la ville pousse de tous côtés.

J’y ai vu des flamants roses, bien sûr, qui passent ici par dizaines de milliers. J’y ai vu l’aigle impérial ibérique, une espèce endémique, qu’on ne trouve donc pas ailleurs. Je n’ai pas vu, mais j’a croisé grâce à un garde les traces du lynx ibérique, dans les dunes boisées au ras de l’Atlantique. Je crois que je pourrais écrire sans m’arrêter sur ces cuvettes sans limites apparentes, creusée de trous d’eau, de rigoles, de fossés, de petits étangs et dépressions. On les appelle selon les cas ojos, lucios, caños, qui forment la contrée des marismas, ces marais mélangeant eaux douces et saumâtres où la vie explose. Six millions d’oiseaux migrateurs y font une halte sur leur chemin aller ou retour.

Doñana a connu bien des attaques au cours des siècles, et connu quantité de menaces. Mais ce qui se passe désormais est d’un ordre différent, car cela s’appelle la mort. Il y a la sécheresse, bien sûr, qui transforme d’année en année l’Espagne en désert. En ce moment, au moins 30 000 hectares devraient être sous l’eau. À peine 300 le sont. Mais il y a aussi l’agriculture, qui pompe en Espagne 80% de l’eau chaque année. Et elle est surtout intensive en Andalousie, qui produit légumes et fruits pour toute l’Europe, dans un univers dantesque de serres plastiques entretenues par des semi-esclaves – surtout des femmes – venus du Maroc, de Pologne, de Roumanie, voire du lointain Équateur.

Les fraises surtout, celles qui arrivent en France dès février – parfois avant – volent à Doñana une grande part de l’eau qui lui manque tant. De nombreux « exploitants » – riches, au demeurant – sont aux limites du parc et pompent tant qu’ils peuvent dans une nappe qui ne se recharge plus. Par un phénomène connu de tous, il faut creuser de plus en plus profondément, pour en sortir toujours moins d’eau. Un reportage du quotidien El País montre ce que la situation a de désespérée (1). Le biologiste Eloy Revilla, directeur de la Station biologique de Doñana : « On est en train de perdre les lagunes, et la question est de savoir si on pourra les retrouver ». À côté du scientifique, un chêne-liège monumental de trois siècles, qui a traversé toutes les épreuves, et cette fois rend l’âme. Au moins 60% des lagunes ont déjà disparu.

Il y a les puits légaux, plus ou moins contrôlés, mais surtout les puits non déclarés, qui se comptent en centaines. Beaucoup ont été régularisés en 2014 – par la gauche -, mais bien sûr, cela n’a pas de fin. La cour européenne de justice à condamné l’Espagne en 2021 pour n’avoir pas su protéger le parc national, mais en Espagne, on pisse aussi bien dans un violon qu’ici. D’autant que la politique la plus vile s’en mêle. Des élections municipales ont lieu le 28 mai 2023, et en Andalousie, une coalition faite du Parti populaire – la droite – et de Vox, parti défendant l’héritage franquiste, dirige la région.

Les deux larrons, avec l’aval du gouvernement andalou, mitonnent une loi qui prévoit d’élargir la zone irrigable au nord de Doñana, malgré les menaces de lourdes amendes de l’Union européenne. Avec un peu de chance pour ces crapules, la loi devrait être votée à la moitié de ce mois. Et la plupart des puits illégaux du périmètre en seraient régularisés une nouvelle fois.
Je préfère me souvenir un instant de ce jour de bonheur passé en compagnie d’un gars appelé Juan Valladolid. Nous étions montés sur le point culminant du parc – 35 mètres de haut – appelé le Cerro de los Ánsares, la colline aux oies. Des milliers d’oies cendrées sont passées juste au-dessus de nos têtes. C’était un flot, une folie de plumes, ce que les Espagnols appellent algarabía. Une langue aussi somptueuse qu’incompréhensible.

(1)https://elpais.com/clima-y-medio-ambiente/2023-04-16/teresa-ribera-lo-de-donana-es-un-engano-no-va-a-haber-agua.html

2 réflexions sur « Quand l’eau ne coule plus au parc de la Doñana »

  1. Bonsoir,
    Merci beaucoup, Fabrice, pour la sensibilisation aux problèmes de manque d’eau à travers le Parc de la Donana, classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO. On peut se demander « à quoi bon ? » car cela n’a aucune conséquence sur ce qui est en place de façon illégale, abusive puis politiquement blanchi par les parties d’extrême droite.

    Je crois qu’on ne pourra bientôt plus « pisser dans un violon » si l’on ne peut plus boire… comme nos amis les dromadaires. Mais on pourra « gueuler dans le désert ».

    Je suis assez révoltée que de tels saccages se produisent. Même si ce qui se passe n’est pas directement sur le domaine du parc, je suis surprise que tout ce qui est mis en place « autour », en communication directe avec le parc (nappes, air, polluants mobiles), ne soit pas contrôlé. Un peu de bon sens ferait aisément saisir qu’il ne faut pas pratiquer une agriculture intensive, avide d’eau, d’engrais et pesticides de synthèse, à proximité d’aires protégées… la vocation de parcs protégés à sanctuariser des espèces sur des territoires (trop) restreints semble être contre-productive puisque que cela légitime « l’open-bar » sur les pires comportements écocides à proximité.

    Je m’interroge quand même sur les condamnations de la Cour Européenne, qui ont, certes, le mérite d’exister…. Est-ce vraiment de l’entière responsabilité de l’Espagne à avoir échoué sur la protection du Parc ? un court passage dans un marché plein vent ce jour montre bien l’origine du problème : sur les étals (non bio, non locaux), trônent fraises, pastèques, pêches, tomates, cerises en provenance d’Espagne. A des prix défiants toute concurrence. Que de tentations ! (je me damnerais pour des fraises !).

    Mais en pensant à votre article, avec les problèmes d’approvisionnement en eau de ma région, j’ai vraiment ressenti qu’en achetant ces produits, on contribuait à l’autre bout de la chaine, à assécher un peu plus le Parc de la Donana. Imaginez les enfants, au marché, se réjouissant des premières cerises ! C’est tellement mieux que de manger des aliments ultra-transformés ! et pourtant… Nous sommes reparti.e.s bredouille… pas de producteur bio aujourd’hui sur la vingtaine de vendeurs. Et les fraises locales bio coûtent 4 fois plus cher.

    La Cour Européenne condamne l’Espagne, mais « en même temps », l’UE promeut toujours un capitalisme délirant, une économie de marché qui fait de l’Espagne, entre autres, le potager européen. De changements profonds sur nos modalités de production alimentaire à l’échelle locale, française et européenne sont plus que jamais nécessaires… Cela peut paraître décourageant, mais, finalement, le pouvoir est entre nos mains. Il faut arriver à rassembler de plus en plus de monde autour des producteurs locaux, bio, circuits courts et prix fixés en fonction des moyens …

    Fraisement vôtre

    Thaïs

  2. Longtemps j’ai méprisé la musique « contemporaine » (Schoenberg, Boulez, Berio, Ligeti, Griset…). Cette esthétique obsédée par la dissonance et les démarches cérébrales puait l’élite artistique façon ministère de la culture. Pourtant – certains le disent, la musique est un résonateur flamboyant de nos cultures. Et donc, écouter Lux aeterna et lire ces nouvelles affligeantes, de mort, de destruction: n’est-ce pas exactement la même dissonance? En effet, pourquoi la musique de Haydn par exemple est-elle si équilibrée, harmonieuse? N’est-ce pas parce que justement le rapport de l’homme au monde l’était encore? Merci Fabrice pour vos articles.

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