Patrick et le logo AB (fable)

L’autre jour, jeudi je crois, cette courte discussion dans une salle d’attente. L’homme – il n’a pas eu le temps de me donner son nom – est maraîcher. Il est à la tête de 240 hectares dans le Vexin et vend au marché de Rungis. Quoi ? Essentiellement des pommes de terre. Je papote et compatis, car je sais que la saison a été très rude pour de nombreux paysans. À cause de l’humidité notamment, le mildiou a attaqué comme jamais ces dernières années. Je compatis. Et lui : « Ah, croyez-moi, si on n’avait pas traité, il n’y aurait pas eu de pommes de terre, cette année ! ».

Je tends l’oreille, évidemment. Et je lui fais préciser. Cette année, 22 traitements sur ses patates. Contre 11 habituellement.

Ailleurs, bien plus au sud, non loin d’un certain Larzac. Une vallée, au milieu de laquelle coule une rivière. Et quelle ! Je la connais par là-haut, lorsqu’elle érode le vieux granite. Et plus bas, quand elle entaille les schistes. Et même au-delà, quand ses gorges ouvrent en deux le calcaire. C’est une petite déesse, je la vénère comme telle. Qu’elle bondisse, crépite ou somnole, elle est me surprend et me surprendra toujours. L’amour n’a aucun compte à rendre.

Patrick est mon ami, et il s’est installé près de cette beauté. Il est paysan, entre autres. Et bio. Après une courte carrière de professeur à Paris, il a rejoint cette campagne au début des années 70, sur fond d’utopie. Il a des pommiers – son jus ! – et a longtemps cultivé quelques arpents de fraise. Une galère, une incroyable galère dans cette région aux pluies capricieuses. Il vient de renoncer au logo AB, cette garantie administrative qu’un produit agricole est bien biologique. Ainsi qu’au label Écocert, du nom de cette structure de contrôle, qui envoie à vos frais, chaque année, des inspecteurs chargés de regarder vos factures et vos champs. Pour assurer que vous ne trichez pas. Pour rassurer, donc.

Patrick en a eu marre. Lui, le tout petit, paie autant qu’un gros. Payer, payer autant, quand le revenu est si faible déjà, pour faire plaisir à une poignée d’urbains, nous. Il en a eu marre. Je n’ai pas su quoi lui dire.

Dans la vallée, le long de ma rivière, un village éteint. La moitié des maisons de la rue principale restent fermées même en été, on se sent oppressé. Le maire est un partisan de De Villiers, un universitaire qui ne vit pas là. Il n’a aucune idée, pas la moindre, de ce que pourrait devenir cette petite communauté humaine. Il ne lui reste qu’une clientèle, qu’il faut bien satisfaire. Alors, il signe. Des permis de construire, à tout va. Pour des jeunes qui dédaignent les vieilles maisons, désormais inadaptées il est vrai. Le maire vend les alluvions millénaires de la rivière, seule source de richesse locale depuis la nuit des temps. Sur la route – quel crève-coeur ! -, les lotissements hideux succèdent aux pavillons atroces. Les rares terres fertiles de la région sont sacrifiées au néant.

Ce maire et ses amis auront tout fait, depuis trente ans, pour décourager les valeureux comme mon ami Patrick. Les idées, l’énergie, le grain de folie de ceux qu’on appelle encore, parfois, les néos, ont été balayés par ces imbéciles. Oui, ce sont des imbéciles. Des gens recroquevillés à jamais dans leur coquille de retraités de l’âme. Oh comme je plains Patrick, certains jours !

Il y a deux ou trois ans, il a dû mener une bataille homérique contre la mairie pour acheter un bout de terrain agricole, avec accès à l’eau de la rivière. Pardi ! D’autres voulaient construire au même endroit. Oui, parfois je le plains. Mais pas quand je vais là-bas. Pas quand, après avoir marché vingt minutes sous les châtaigniers, et lentement descendu, j’arrive au bord de la rivière. Il n’y a personne. Si, sur un roc, invisible dans son brin de mousse, un nid de rougequeue noir. Les petits réclament. La mère s’épuise à leur emplir le bec. Je ne vois pas le père.

Il n’y a personne. Si, elle. La rivière, le flot. Je vais plonger sous peu, croyez-moi sur parole. Sous peu. D’ailleurs.

PS en date du 22 octobre 2007 : Je dois rectifier quelque chose, car depuis que j’ai écrit ce papier, j’ai revu mon ami Patrick, qui m’a fait remarquer une erreur. Elle m’est totalement imputable et vous prie de m’en excuser. Patrick ne s’est pas plaint de devoir payer les contrôles de la même façon qu’un gros producteur. Le prix des contrôles, dans l’agriculture bio, est fonction des surfaces. Donc, je me suis trompé. En revanche, Patrick en a bel et bien marre. Parce que, me dit-il, on oblige les paysans bio à payer comme s’ils polluaient. Or, à la différence de tant d’autres, ils ne polluent pas. En outre, les contrôles se font sur papier exclusivement. Un malhonnête pourrait aisément passer au travers des mailles en oubliant de parler d’autres champs, cultivés intensivement. Enfin, Patrick continue à rêver – comme moi – d’un rapport social différent. D’un contrôle mutuel et réciproque, à l’intérieur d’une communauté où dominerait le respect des hommes et des territoires. Où le logo ne serait pas un sésame des bureaux. Comme il voit juste !

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