Frère Henri (chapeau bas)

De nouveau, ce 12 décembre, je n’ai que bien peu de temps pour ce rendez-vous avec vous. Mais je voudrais le consacrer à une personne qui compte beaucoup à mes yeux. Il s’agit d’un prêtre dominicain, Henri Burin des Roziers. Né en 1930 – il aura bientôt 78 ans -, Henri est devenu prêtre en 1963, après avoir été sous-lieutenant en Algérie, dans l’armée coloniale.

En France, il a été aumônier, travailleur social à Annecy, grand défenseur des travailleurs immigrés dans le début des années 70. Et puis, il est parti au Brésil, prenant le parti définitif des paysans sans terre, dans le cadre de l’ONG Comissão Pastoral da Terra (CPT, Commission pastorale de la terre). Est-il besoin de le préciser ? C’est un preux, c’est un frère.

Lorsqu’on s’oppose là-bas aux fazendeiros – les grands propriétaires de la terre – et à leurs sicaires, on met fatalement sa vie en danger. Et il ne s’agit pas d’un jeu vidéo. En février 2005, Sœur Dorothy Stang, amie de Frei Henri, et militante écologiste, a été froidement assassinée, après avoir reçu une multitude de menaces. Depuis, Henri est protégé au cours de ses déplacements par deux gardes du corps.

Olivier Nouaillas, un journaliste de l’excellent hebdomadaire La Vie, m’envoie à l’instant une interview d’Henri parue dans le numéro du 6 décembre, accompagnée de la photo du Dominicain en couverture. Henri y exprime des choses simples mais essentielles. Sur le droit des pauvres. Sur la nature saccagée. Sur l’Amazonie et la déforestation.

Bien entendu, il est menacé. C’est sérieux : des informations concordantes indiquent même que sa tête a été mise à prix pour 50 000 reals, qui représentent 20 000 euros. C’est glaçant, c’est hélas, aussi, certain. Demain, il sera peut-être mort. Je note avec tristesse et colère que Frei Henri, au passage, évoque l’épouvantable drame des agrocarburants. « Il faut absolument rappeler, dit-il,  que le développement des agrocarburants, présentés en Europe comme un moyen de préserver l’environnement, constitue un grand péril pour l’humanité tout entière. Car, contrairement à ce qui est dit, la forêt amazonienne continue d’être détruite chaque jour pour permettre l’extension des monocultures destinées à la fabrication de ces biocarburants ».

Sachez que La Vie lance un appel à soutenir financièrement Henri et son travail. Bien entendu, j’en suis. Les chèques sont à envoyer à « La Vie, opération Amazonie », 8, rue Jean-Antoine de-Baïf .
75212 Paris Cedex 13. Accueil téléphonique au : 01.48.88.46.15.

Extension du domaine du ciment (à propos de Lafarge)

Je n’ai guère de temps ce 11 décembre, pardonnez. Juste un mot sur Lafarge, puissant groupe français de matériaux de construction (plâtre, béton, ciment). Cette entreprise a au moins deux particularités : elle est traditionnellement dirigée par un catholique, elle est « écolo ».

J’ai eu l’occasion de rencontrer l’ancien PDG, Bertrand Collomb. Il était, il est probablement resté un catholique fervent. Et un partisan déclaré du « développement durable ». Sur ce point, j’émets quelques réserves, car j’ai pu discuter avec lui sur le sujet, et la chose flagrante, c’est qu’il en ignorait tout. Le développement durable, pour lui, c’était avant toute chose un développement appelé à durer. Éternellement, de préférence.

Il y a quelques années, j’ai lu avec passion un livre qui le mérite, Chronique d’une alliance, de l’Écossais Alastair McIntosh (paru chez Yves Michel). McIntosh y relate un combat fabuleux mené sur une île d’Écosse, Harris, pour empêcher l’ouverture d’une vaste carrière. La lutte, homérique, semble perdue à l’avance. Mais Alastair parvient à rassembler – c’est une clé d’or, croyez-moi – les considérations écologiques et la culture profonde des habitants du cru. Et il gagne, après être passé près du gouffre plus d’une fois (http://www.alastair).

L’adversaire des îliens, le monstre protéiforme qui veut tant dévorer l’espace porte un nom : Lafarge Redland Agregate. Une filiale, comme vous vous doutez. Autrement dit, il y a loin de la coupe aux lèvres. Et loin – si loin, vraiment ? – des coquettes subventions accordées par Lafarge au WWF à un comportement réellement écologique et responsable.

Je lisais hier une information qui risque de passer inaperçue, ce qui serait dommage. Lafarge, jusqu’ici numéro deux mondial de son secteur, (re)devient le numéro 1. Voyez comme la France gagne, de temps à autre. Oui, mais Lafarge doit ce bond en avant à un rachat, plutôt préoccupant. Car la transnationale d’origine française, catho et presque « écolo », vient de payer 6 milliards d’euros pour s’emparer du groupe égyptien Orascom Construction. Devinez donc où, comment, pourquoi le ciment va se mettre à couler.

Dubaï, Abu Dhabi, l’Arabie Saoudite, qui ne savent quoi faire de l’argent du pétrole – selon moi un bien mondial commun et inaliénable -, vont le claquer. Dans des palais, dans des routes traversant le désert, dans des quartiers neufs et déjà craquelés par l’infernal soleil de là-bas. À elle seule, l’Arabie saoudite prévoit de bâtir six villes nouvelles de 1 à 3 millions d’habitants chaque.

Lafarge prend pied dans ces Eldorados du ciment que sont le Proche et le Moyen-Orient. L’Égypte, qui vit sous perfusion, et dont la situation écologique – la seule qui vale sur le long terme -, est apocalyptique, l’Égypte elle aussi va donc cracher du ciment Lafarge sur les ruines du Caire. Si je parle de ruines, c’est parce que cette ville est défunte, comme le delta du Nil qui fut son immense richesse. Oui, le ciment Lafarge, durable ô combien !, va recouvrir un peu plus les plaies ouvertes de notre si petite planète. Si c’est une bonne nouvelle, expliquez-moi pourquoi.

Le camarade Lin et le ciment (aux ordres du colonel Kadhafi)

Ces gens sont fous. Évidemment. J’entendais tout à l’heure, à la radio, ce pauvre Bernard Kouchner. Toréant avec le journaliste, pirouettant sans jamais craindre le ridicule. Il est vrai qu’à ce stade, à quoi bon s’en faire encore ? Bon, Kadhafi. Le dictateur libyen est à Paris, et va donc offrir à la France de SAS (Son Altesse Sérénissime) Sarkozy quelques milliards d’euros venant du pétrole qu’il a volé à son peuple et à l’humanité du futur.

Est-ce bien le problème ? Qu’un satrape soit un satrape n’étonnera guère. En revanche, qu’un grand pays riche, supposément responsable, se couche de la sorte pour quelques contrats pose davantage de problèmes. Le pire est indiscutablement la vente de technologies nucléaires à ce bon monsieur, au pouvoir depuis tout de même 1969, à la même époque que Georges Pompidou chez nous.

Qui succédera à Kadhafi, et dans quelles conditions ? Personne ne le sait ni ne peut le savoir. Y aura-t-il un coup d’État, une guerre civile, un accord avec les islamistes locaux ? Mystère. Mais on vend du nucléaire à un vaste château de sable du désert. Tenez, je crois que je vais vous distraire tout de même. En Chine aussi, la France d’Areva et d’Anne Lauvergeon – encore une grande socialiste à la sauce Kouchner-Attali-Allègre -, a promis des réacteurs nucléaires à qui voulait bien faire un chèque.

Le soir du 21 novembre dernier (http://www.shanghaidaily.com), dans la ville de Yangjiang (province de Canton), on bâfre. 200 convives fêtent l’accession à la propriété – un très bel immeuble – d’un de leurs amis. Quand 500 policiers et militaires venus de la capitale débarquent au milieu des agapes, il y a là l’un des chefs politiques de la province, Lin Guoqin, député à l’Assemblée du peuple de Pékin. Mais aussi Xu Jianqiang, pote de banquet et chef incontesté des gangsters locaux. En fait, tous, y compris le député, appartiennent à une Triade, groupe criminel équivalent en Chine à la vieille Mafia sicilienne.

Que ne font-ils pas ensemble ? On cherche, en vain. Ils enlèvent, séquestrent, rackettent, assassinent, ouvrent des casinos illégaux, et vendent du ciment, de gré ou de force. Lin contrôle 99 % du ciment produit à Yangjiang, qui compte tout de même 2,5 millions d’habitants. Et ce qui devient hilarant, c’est que les centrales nucléaires, en Chine comme ailleurs, ont besoin de quantités industrielles de ciment. À Yangjiang, quatre centrales – chinoises, il est vrai – sont en projet. Et dans le reste du pays, trente réacteurs devraient voir le jour d’ici 2020, en partie grâce à l’exceptionnel savoir-faire d’Areva et de nos chers ingénieurs français.

Et puis ? Et puis, notre ami Lin, bien entendu, fourguait depuis des années un ciment d’extrême mauvaise qualité, y compris aux installations nucléaires. Mais chut ! Secret d’État, il ne faut surtout rien dire, cela nuirait aux affaires. Question banale : combien y a-t-il de Lin en Chine ? Combien de corrompus, de ripoux, de fournisseurs de matériaux de bas étage ? Et quelle est la fiabilité qu’on peut accorder, dans ces conditions, à la fabrication de monstres capables de vitrifier un pays en quelques heures ?

Sarkozy, irresponsable pour toujours et à jamais, couvert comme il le mérite par les minauderies d’un Kouchner, Sarlozy vend. Et passe le grand frisson de l’histoire. Car c’est cela qu’oublient les marchands : l’histoire des hommes. À La Hague, dans le Cotentin français, le Centre de Stockage de la Manche accueille une décharge de déchets nucléaires banals, parmi les moins radioactifs. Il faudra attendre 300 ans pour que 90 % d’entre eux aient perdu l’essentiel de leur activité.

300 ans. Il y a 300 ans, nous étions en 1707, sous le règne de Louis XIV. Imaginez un peu que le nucléaire ait alors existé. La gestion des sites et décharges aurait-elle été maintenue pendant la Révolution, l’Empire, les guerres ? Pensez-vous que monsieur Sarkozy soit immortel, et qu’il ira, inflexible, surveiller les descendants de Kadhafi et ceux de Mohammed VI le Marocain, à qui l’on a aussi offert notre nucléaire ?

Et que dire à ce compte de l’Algérie des généraux, elle aussi destinée à acheter nos réacteurs ? Il y a seulement 15 ans, les militaires, qui tiennent le pays depuis 1962 et y ont enfermé un peuple entier, supprimaient les élections, avant de se lancer dans une guerre de l’ombre contre les islamistes du FIS, massacres et manipulations en sus. Faut-il aussi leur faire confiance ? Comme à Lin, comme à tous ceux qui, inévitablement, préféreront toujours le profit du jour à la sécurité collective ? Franchement, je n’aime pas Nicolas Sarkozy.

Lulu d’Autun, gardienne du monde

Attention, l’amitié peut conduire à Autun (Saône-et-Loire). Celle que j’éprouve pour Lulu, Lucienne Haese, m’a mené là-bas, hier vendredi. Et le moins que je puisse dire, c’est que je n’étais pas dans une forme olympique. Mais bon, Lulu est Lulu.

Et comme elle m’avait invité à parler de mon livre sur les biocarburants, à la suite de l’Assemblée générale de son association, Autun-Morvan-Écologie, j’y suis allé, bien sûr. Je n’ai pas regretté une seconde, car la salle était davantage qu’intéressée par mon propos, amicale en outre, sympathique au possible. J’ai donc pu parler librement, sans détour, de la tragédie planétaire en cours, qui affame, ravage les forêts tropicales et détruit un peu plus le climat. Le maire d’Autun, le socialiste Rémy Rebeyrotte, était là, et m’a même acheté un livre. Le monde réel est plein de surprises. Thierry Grosjean, mon cher Thierry Grosjean, d’Ouroux, avait fait le déplacement. Ceux qui connaissent ce brave, que je n’avais pas vu depuis des années, comprendront.

Autun, donc, par le TGV Paris-Montchanin puis le bus jusqu’à Autun. Où Lulu m’attendait, à l’arrêt Lycée militaire. J’ai connu Lulu il y a quelque chose comme huit ans – je crois -, un jour que j’étais allé la trouver dans son local de la rue de l’Arquebuse. Elle est exceptionnelle. C’est une femme du peuple, aujourd’hui retraitée, qui a vaillamment conquis des responsabilités dans les entreprises qui l’ont employée. Elle a terminé sa carrière comme chef comptable dans une fabrique de parapluies familiale, aujourd’hui morte et enterrée sous les coups de la mondialisation. Et elle aime la forêt. Attention : d’un amour pur et violent, sans détour, évident, quoi !

Hier, elle m’a confié qu’elle devait ce grand défaut, qui est une immense qualité, à son père, qui l’emmenait, au temps de l’enfance, dans les forêts des environs, très tôt souvent. Écoutez-la, plutôt : « Un arbre, c’est comme un animal, c’est un être vivant. Un arbre, on peut l’entendre, car il parle. Vous êtes en forêt, tout est calme, et soudain l’un d’eux se met à parler, aidé parfois par le vent ». Telle est Lucienne, hélas sans son accent morvandiau.

Le soir venu, devant l’assemblée réunie, elle m’a fait un cadeau si fabuleux que l’émotion m’a saisi. Heureusement, je sais me tenir. Elle m’a en effet offert une part de forêt, la 1953 ème part de forêt morvandelle détenue par le Groupement forestier pour la sauvegarde des feuillus du Morvan. Me voilà propriétaire, théorique mais réel, d’un carré de 25 mètres sur 25, là-bas. J’en suis fier, j’en suis infiniment heureux.

Je vous dois une explication : Lucienne ne lâche jamais. Son combat principal consiste à dénoncer le massacre de cette forêt primordiale et mythologique qui a couvert pendant des millénaires sa région. Car le Morvan n’a longtemps été qu’une forêt, trouée de loin en loin pour les besoins humains. Une forêt de chênes et de hêtres, associée à quelques charmes, bouleaux ou châtaigniers, depuis quelques siècles pour ces derniers.

Mais tout a changé, comme partout. Pour la raison folle qu’il faut gagner de l’argent au plus vite – Take the money and run, Prends l’oseille et tire-toi -, des propriétaires forestiers ont commencé à remplacer les feuillus par des résineux. Dès après la Seconde guerre mondiale. Ce qui n’était qu’épiphénomène est devenu épidémie. Le Fonds forestier national (FFN) a massivement distribué des subventions publiques à qui plantait des pins Douglas, et la machine s’est emballée. En 1970, les résineux représentaient déjà 23 % du peuplement forestier du Morvan. Et 40 % en 1988. Et plus de 50 % aujourd’hui.

Des grandes compagnies bancaires ou d’assurance – Axa, les Caisses d’épargne – paient des gens pour répérer les ventes de forêts, ou pour les susciter. Ainsi sont apparues des propriétés de centaines d’hectares d’un tenant, sur lesquelles passent d’infernales machines à déraciner les arbres tout en les découpant. Table rase ! Coupe à blanc ! Lulu m’a montré des photos : je ne croyais pas cela possible en France. Une déroute écologique. Les résineux sont vendus en bloc, d’autres machines passent derrière et plantent des théories de nouveaux résineux, qui seront à leur tour broyés dans trente ou quarante ans. Ces monocultures sont des déserts biologiques. Et une insulte au beau, à l’histoire, à la culture profonde des Morvandiaux.

Lulu est restée debout, envers et contre tout, et tous. « Un jour, raconte-t-elle, j’ai pensé : « Mes cocos, vous allez voir de quel bois je me chauffe ». Et j’ai commencé à apprendre ». Oui, Lulu a dû apprendre à parler la langue des seigneurs. Et ce fut dur. Car elle ne savait pas les codes. Car, dans les réunions, elle entendait des mots qu’elle ne comprenait pas. « Les premières fois, ajoute-t-elle, j’avais les mains paralysées. Mais j’ai pris de l’aplomb ». Tout Lulu est là.

Depuis, infatigable, elle traque députés et préfets, responsables en tous genres, qui la voient arriver de loin. Au cours des repas officiels où on l’invite parfois, c’est à peine si elle mange. Son obsession, c’est le dossier qu’elle a sous le bras, et qu’elle remettra, de gré ou de force, à l’Éminence du jour. D’où ce groupement forestier, dont je fais désormais partie.

En quelques années, Lulu et ses amis sont parvenus à racheter 100 hectares environ, les sauvant de la mort industrielle. Mieux : en s’associant avec le Conservatoire des sites naturels et la ville d’Autun – eh oui, hier soir, le maire n’était pas là par hasard -, la fine équipe a pu acquérir les 270 hectares de la somptueuse forêt de Montmain, au-dessus d’Autun. Dont des sources, un aqueduc, les restes d’une ancienne villa gallo-romaine. Où est la culture ? Qui sont les barbares ?

Je ne connais pas d’exemple, en France, de groupe qui se batte avec tant de vigueur pour nos forêts. Mais peut-être suis-je ignorant ? J’en serais ravi, en l’occurrence. Reste que Lulu, Autun-Morvan-Écologie, le Groupement forestier sont des exemples. De l’esprit de résistance, bien entendu, qui nous manque tant. Si vous avez des idées pour soutenir ces valeureux, debout ! Ils le méritent. Moi, je vais tenter ce que je peux pour faire connaître ce combat, pour qu’il devienne national, européen peut-être.

L’association de Lulu a un site sur le net (http://autun.morvan.ecolog), et une adresse postale : Autun-Morvan-Écologie, BP 22, 71401 Autun Cedex. Mais je vous conseille de téléphoner, car avec un peu de chance, vous tomberez sur Lulu, directement : 03 85 86 26 02. Et si c’est le cas, je vous le demande, embrassez-la de ma part. Elle est irremplaçable.

Le double cas Munier

Je crois, cette fois, que ma grippe a émigré. Ou seulement migré ? En tout cas, hier midi, je suis bel et bien sorti de ma tanière pour aller manger avec les deux Munier, père et fils. Il est possible, au fond probable, que vous ne connaissiez pas Vincent et son père Michel.

Je vous les présente, de mon exclusif point de vue. Il y a six ou sept ans, je suis allé faire un reportage dans les Vosges, accompagné par ces deux aventuriers. Michel, qui fut prof, aura surtout fréquenté la nuit, la forêt, le Grand tétras, le grand dehors, la nature sauvage. C’est lui qui a initié son fils à l’art délicat de la photographie, en lui offrant un appareil lorsque Vincent hésitait encore entre l’enfance et l’adolescence.

Belle idée : Vincent est devenu, à mon sentiment, l’un des meilleurs photographes de nature au monde. Je n’insiste pas, car le compliment le met instantanément mal à l’aise. Le mieux est de vous faire une idée personnelle (http://www.vincentmunier.com). Quand nous avons arpenté les Vosges ensemble, tous trois, la vieille montagne avait décidé de nous combler. Sur les crêtes, par exemple, la neige avait enveloppé le pays, le changeant en divinité. Je n’invente pas. Je dispose même de photos où l’on me voit enfoncer le pied dans ce territoire neuf, au milieu des sapins pectinés et de nuages violine. Hélas, je n’arrive pas à les installer ici, pour des raisons qui me dépassent, et de loin.

Pendant ces quelques jours là-bas, j’ai connu des moments de grâce. J’ai vu de mes yeux des gouilles, c’est-à-dire des trous meurtriers dans des tapis flottants de tourbe. J’ai vu, dans le minuscule défilé de Kichompré – une vallée glaciaire étroite, aux parois de granite – un jardin japonais qui n’était rien d’autre qu’une tourbière de poche, dite condensarogène. L’air froid est aspiré par dépression en haut de la falaise, circule dans un éboulis de roches avant d’alimenter en eau, par condensation, la tourbière du bas. J’ai vu bien d’autres choses, dont la forêt vosgienne, qu’on a longtemps cru éternelle.

Michel est un homme de la forêt. Se promener avec lui sous les épicéas – un arbre prodigieux, quand il est spontané -, dans la mousse, est comme un voyage dans l’imaginaire le plus profond qui soit. Le sotré, c’est-à-dire le lutin local, n’est jamais bien loin. Puis, Michel entretient avec le Grand tétras, le grand coq de bruyère, une relation définitive. Si ce n’est de l’amour, c’est donc de la passion. Ou davantage, qui sait ?

Tetra urogallus

Cet animal, lui aussi en voie de disparition chez nous, est ce qu’on appelle une espèce relique, vestige des dernières époques glaciaires. Michel, qui désigne l’oiseau comme un « grand témoin », de nos folies bien sûr, a passé 400 nuits sous les arbres, dans un sac de couchage, à guetter le moment unique, avant l’aube, où le mâle commence son chant de séduction. Selon son état d’excitation, il peut avancer ou reculer, se jeter dans les branches, montrer les plumes de sa queue rassemblées en roue, cabrioler. Et le spectacle peut durer des heures.

Michel Munier est évidemment à la tête d’un savoir sans égal. Quand je l’avais vu là-bas, il y a donc six ou sept ans, je l’avais incité à raconter le Grand tétras, à nous raconter ses « 400 nuits sous un épicéa », car je suis certain que nous avons tous besoin de tels récits. J’avais cru un moment qu’il se lancerait, et puis le temps a fracassé l’idée. Mais hier midi, à table – quels hôtes délicieux, soit dit en passant -, la conversation a roulé de nouveau sur le sujet. Et j’ai dit à Michel qu’il fallait, qu’il fallait absolument.

Le drame tout relatif, c’est qu’il m’a proposé d’écrire ce livre avec lui. Plus exactement, de mettre en forme ses nombreuses notes de terrain. Et nous en sommes là. Trouverai-je le temps ? Telle est ma seule inquiétude. Car je suis convaincu à l’avance par le projet et les photos des deux, qui l’accompagneraient. Les deux, oui. Je ne vous ai pas encore dit que Vincent et Michel signent ensemble des ouvrages, comme ce très beau Clair de brume (éditons Hesse), consacré à leurs chers Vosges. Je n’ai pas le souvenir d’avoir observé un amour aussi vivant que celui qui unit ce père et ce fils, Vincent et Michel. Pour un peu, ils nous feraient croire au bonheur sur la terre.

Un autre jour, je vous raconterai Vincent. Vincent et les boeufs musqués. Vincent et le blanc. Vincent et l’ours mâle du Kamchatka. Cela vaut la peine.