Archives de catégorie : Nucléaire

Les oubliés de notre bombe nucléaire

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 30 avril 2014

Les anciens du plateau d’Albion, au contact des missiles nucléaires, se ramassent des cancers rares. Et avant eux, les prolos de Brest, les nomades de Reggane, les ploucs d’In Eker, les couillons de Moruroa. L’armée a inventé la bombe française 100 % propre. Mieux que le nuage de Tchernobyl arrêté aux frontières.

Le dogme rend con, car le dogme est très con. Or l’armée française est une grande spécialiste, qui a réussi à faire du nucléaire militaire une affaire définitivement propre. Témoin la pathétique histoire des missiles du plateau d’Albion (entre Alpes-de-Haute-Provence, Vaucluse, et Drôme), qui a abrité, entre 1971 et 1996, une base de lancement de missiles nucléaires.

Selon une enquête solide du Parisien (21 avril), des dizaines de vétérans du lieu sont les victimes de maladies gravissimes, dont des cancers rares. Un ancien commando interrogé par l’Obs (le 23) raconte comment il a travaillé sur place, sans aucune protection, et comment ses os sont devenus du verre. Ce n’est pas drôle, contrairement à la suite. L’armée, interrogée par Le Parisien prétend que les seules traces de radioactivité retrouvées sur place « ne mettent en évidence que des radioéléments soit d’origine naturelle, soit provenant des retombées des essais nucléaires de 1950 et de la catastrophe de Tchernobyl. »

Le déni, franc et massif, n’est pas une première. La dinguerie des irradiés de l’Île-Longue, rendue publique au printemps 2013, raconte exactement la même chose. On résume : entre 1972 et 1996, des prolos de l’arsenal de Brest ont travaillé au contact direct des têtes nucléaires équipant les missiles des sous-marins nucléaires lanceurs d’engin (SNLE). Sans la moindre protection, car juraient les galonnés, elles n’émettaient pas la moindre radioactivité. Là encore, les maladies graves, de la leucémie au cancer (http://www.asso-henri-pezerat.org, puis Brest) sont au rendez-vous, mais il y a une différence de taille, qui s’appelle la CGT. À Brest, des syndicalistes à l’ancienne ont pris l’affaire à bras-le-corps, et acculé l’armée à payer des pensions. Saisie, la Sécu a reconnu dans certains cas l’existence de maladies professionnelles. Et pour quatre cobayes, la faute inexcusable – l’armée savait qu’il existait un risque, et n’a rien foutu – a été retenue.

Cela ne l’empêche pas de nier publiquement, car telle le scorpion de la fable, c’est sa nature. On rappellera à la saine jeunesse, sans remonter à Mathusalem, que notre bombe a déjà fait de nombreux dégâts, dès les années soixante. Les quatre premiers essais, aériens, commencent en 1960 à Reggane, dans un Sahara alors français. Selon des sources algériennes, des milliers d’habitants de la région souffrent des conséquences de la radioactivité. Les 13 essais suivants, souterrains, se déroulent à In Ecker, au nord de Tamanrasset, et au moins l’un deux, au nom de code Béryl, foire le 1er mai 1962. Des nuées radioactives se répandent sur la centaine de personnes présentes, dont le ministre des Armées, Pierre Messmer et celui de la Recherche scientifique, Gaston Palewski. Ce dernier mourra d’une leucémie, jurant qu’elle est liée aux retombées de Béryl. Au total, jusqu’à 5000 personnes auraient été irradiées.

Idem, ibidem, ad nauseam à Moruroa, en Polynésie dite française, où 138 essais nucléaires souterrains ont eu lieu entre 1966 et 1995. La loi du pioupiou Hervé Morin – quand il était ministre de la Défense -, a créé en 2010 une commission d’indemnisation (Civen) qui n’a reconnu qu’une poignée de cas sur des centaines de dossiers déposés. Toujours au nom de la même raison d’État : la radioactivité française ne tue pas.

Et demain Valduc ? C’est dans ce centre secret situé en Côte d’Or, à 45 km au nord de Dijon, que l’on assemble depuis un demi-siècle nos bombes nucléaires. Sans conséquence aucune sur la santé des centaines de prolos de l’usine, cela va de soi. Mais en réalité, et les mêmes causes produisant les mêmes effets, il est plus que probable que leur santé est gravement détériorée. Impossible pour l’heure d’en savoir plus sur Valduc, mais une étude parue en 2004 dans la revue Journal of Atmospheric Chemistry révèle une pollution très grave. Les lichens analysés sous le vent de Valduc contenaient alors 1 000 fois la dose « normale » de tritium, un isotope radioactif de l’hydrogène.

Combien de malades à Valduc et ailleurs ? Secret-Défense.

EDF et Areva dans un bateau, tous les deux tombent à l’eau

Cet article a été publié par Charlie Hebdo le 12  mars 2014

C’est un vrai naufrage, mais il ne faut pas le dire, car le nucléaire, c’est la France. Du côté d’Areva, les chantiers apocalyptiques du réacteur EPR. Du côté d’EDF, 300 milliards d’euros à trouver. Il va falloir qu’on paie.

Grande, grande mais grande folie. Areva, notre si beau champion du nucléaire est dans une telle panade que si l’État n’obligeait pas la société française à garantir son avenir, elle fermerait ses portes. Comme on ne trouvera pas cela dans les journaux sérieux – ceux qui croquent les 50 millions de pub annuelle d’Areva -, Charlie se dévoue une fois encore.

Premier point, Areva perd du fric, le nôtre, car la boîte est censée nous appartenir. En 2011, coulage net de 2,5 milliards d’euros. Pas grave, dit l’autre, ça va s’arranger. En 2012, de nouveau, une perte de 99 millions d’euros. Pas grave, dit l’autre, qui est le patron en titre, Luc Oursel, ça va s’arranger. Le directeur financier Pierre Aubouin, avance l’hypothèse d’un bénéfice en 2013. Pas mal tenté, mais gravement foiré : les chiffres viennent de tomber, et la perte est de 494 millions d’euros l’an passé.

Que se passe-t-il ? Rappelons qu’Areva la bâtisseuse ne se contente pas de faire suer le burnous dans les mines d’uranium du Niger. Elle conçoit, fabrique et livre des réacteurs tout neufs. Et la période est pour elle cruciale, car son seul avenir concevable s’appelle EPR, pour Evolutionary Power Reactor. Finies les vieilleries, l’EPR va bouffer tous les marchés. Il est plus puissant, plus sûr, produit 22 % d’électricité en plus qu’un réacteur classique pour la même quantité de combustible nucléaire, et tout cela est normal, car l’EPR exprime le génie technique français.

Sur le papier. Dans la réalité, le bordel est complet. Il existe pour l’heure deux prototypes d’EPR en vitrine européenne, que l’on essaie tant bien que mal de terminer pour convaincre les gogos d’en acheter pour chez eux. Le premier, en Finlande, devait être livré en 2009, après une première pierre posée en 2005. On ne peut pas raconter le feuilleton, mais les dernières nouvelles ne peuvent que remplir d’allégresse un cœur antinucléaire.

Après l’annonce de multiples retards, la compagnie d’électricité finlandaise Teollisuuden Voima (TVO) vient d’avouer, début mars, qu’elle ne pouvait plus espérer d’Areva une date d’ouverture. 2018 ? Possible, pas certain. Les presque dix ans de retard ne sont pas perdus pour tout le monde, car l’EPR finlandais, qui devait coûter 3,2 milliards d’euros, pourrait atteindre, voire dépasser 9 milliards à l’arrivée. Tête des petits génies d’Areva.

Le deuxième EPR européen est en construction à Flamanville, dans notre belle Normandie. Les malfaçons y sont si nombreuses et massives que le chantier, lancé en 2007, a pris quatre années de retard, passant de 3,3 milliards d’euros à 8 milliards et plus. Le réacteur fonctionnera-t-il en 2016, comme promis, ou en 2017, comme l’assurent certains, ou encore plus tard ? En décembre dernier, Mediapart a révélé une énième mise en garde de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), pointant de « nombreuses non-conformités » qui devraient exploser un peu plus les délais.

Reste l’EPR chinois, commencé le dernier, mais qui devrait, sur le papier encore, ouvrir cette année. Il a connu son lot de problèmes, mais mystérieusement, tout irait bien. Le Figaro (7 octobre 2010), qui ne dit jamais du mal du nucléaire, se demande si les autorités de contrôle chinoises – la NNSA – ne seraient pas beaucoup plus coulantes qu’en Europe.
Résumons : tout va bien. Areva dilapide notre bas de laine en Finlande et en Normandie, et mise tout ce qui reste sur la corruption des bureaucrates chinois. Si ça ne marche pas, il n’y a plus rien. Plus de fric, plus aucun projet, et des concurrents attirés par l’odeur du sang : les Coréens de Kepco, les Amerloques de Westinghouse Electric Corporation, les Japs d’Hitachi alliés à General Electric.

Comme si tout cela ne suffisait pas, on commence à craindre un « peak uranium », sur le modèle du fameux pic du pétrole. Une étude parue dans Science of The Total Environment (The end of cheap uranium) inquiète pour de vrai les nucléocrates. L’auteur, Michael Dittmar, est un physicien, qui travaille à l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (Cern), à Genève. Son propos est simple : pour de multiples raisons, le temps de l’uranium (relativement) bon marché, c’est fini. Dès 2015, des tensions pourraient préparer des « sorties du nucléaire involontaires et peut-être chaotiques, avec des baisses de tension, des pannes d’électricité, voire pire encore ».

Areva, qui sait à quoi s’en tenir, prospecte loin de ses terres impériales du Niger, et tente en ce moment d’ouvrir des mines d’uranium au Nunavut, près de Baker Lake, en plein territoire des Inuit de l’Arctique américain. Une grande bagarre a commencé là-bas, dont on reparlera. Une certitude : sans Hollande et Ayrault, Areva serait dans le coma.

———————————–
Les 300 milliards d’EDF

S’il vous plait, ne pas confondre EDF et Areva. Les deux sont des entreprises nationales, mais la première distribue une électricité fabriquée – pour l’essentiel – dans des centrales nucléaires fabriquées par la seconde ou ses prédécesseurs. Vu ? Donc, comme raconté à côté, Areva coule. Eh ben, EDF aussi, mais d’une autre façon.

La boîte se retrouve avec un parc vieillissant de centrales prévues, au départ, pour durer trente ans. Or la moyenne de leur âge est de 29 ans, et bien que la durée légale soit désormais de quarante ans, cela ne suffit pas. Idéalement, il faudrait passer au nouveau réacteur EPR, mais vu ses retards colossaux, EDF préfère miser sur un lobbying qui permettrait de rafistoler et maintenir les vieilleries jusqu’à cinquante ou même soixante ans.

Seulement, la remise à niveau de la sécurité de telles installations, de manière à gagner dix ans, coûterait 100 milliards d’euros. Pour la reconstruction des 19 centrales actuelles, il faut rajouter 200 milliards, répartis sur 50 ans, ce qui est pure démence.

Qui le dit ? Un document interne d’EDF, publié par le Journal du Dimanche. L’addition est loin d’être complète, car nul ne sait combien coûterait la déconstruction des centrales débranchées. Pour mémoire, le démantèlement du surgénérateur de Creys-Malville – Superphénix -, arrêté en 1997, n’est toujours pas terminé, et pourrait coûter entre deux et trois milliards d’euros à l’arrivée, si arrivée il y a. Flipper sa race n’a pas de prix.

Les cadeaux en uranium du fort de Vaujours

Publié par Charlie Hebdo le 22 janvier 2014

Entre Seine-Saint-Denis et Seine-et-Marne, une zone pourrie où l’armée a craché de l’uranium pendant près d’un demi-siècle. Notre bon Placoplâtre veut y ouvrir une carrière de gypse, en éparpillant tout.

Pourra-t-on bientôt acheter librement du plâtre radioactif ? Partisan résolu du droit des consommateurs, Charlie est résolument pour. Mais ce n’est pas encore gagné, et comme à l’habitude, à cause d’un groupuscule de peine-à-jouir qui veut empêcher Placoplâtre d’ouvrir une carrière. Placoplâtre, « leader sur le marché du plâtre et de l’isolation », comme l’annonce sa publicité, est une filiale de Saint-Gobain, ce qui tombe mal. Car cette transnationale française de près de 200 000 salariés traîne un gros lot de casseroles judiciaires dans les dossiers de l’amiante,  dont près de 50 000 litiges pour les seuls Etats-Unis.

Précisons que Placoplâtre n’a rien à voir avec l’amiante, mais tout avec le plâtre, qui ne se trouve pas sous le sabot d’un cheval. Il faut creuser, ouvrir des carrières dans le gypse et faire cuire à feu doux. Or le Fort militaire de Vaujours, à 20 kilomètres à l’est de Paris, est parfait. À cheval sur Vaujours (Seine-Saint-Denis) et Courtry (Seine-et-Marne), il abrite dans ses profondeurs, sur 45 hectares, un trésor de gypse qu’il suffit de sortir des entrailles.

Reste à se débarrasser de l’immense merdier laissé en surface par nos vaillants militaires. Car de 1951 à 1997, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) a mené ici, en trompant son monde quantité d’essais et d’expériences en relation avec la bombe nucléaire. Un ancien ingénieur, Lucien Beaudouin, racontant sa sauce au Parisien (le 12 juin 2000), en rigolait encore : « À l’époque, en 1955-56, date des débuts de l’activité du CEA, les gens avaient traduit CEV qui veut dire Centre d’études de Vaujours par Centre d’études en vol. Ils pensaient qu’on travaillait sur les avions. On ne les a jamais contredits. En fait, on commençait à étudier la charge explosive qui fait partie de la bombe atomique. »

Nul ne sait, car c’est un secret d’État, tout ce qui a été fait. Mais le même Lucien Beaudouin ajoute gaiement : « Les morceaux d’uranium partaient comme une fusée dans l’air. La désintégration de l’uranium peut produire d’autres métaux très dangereux… des gaz aussi peuvent s’échapper, beaucoup plus radioactifs que l’uranium ! »

Le reste est  loufoque, mais ne peut être qu’évoqué. En 2002, la Crii-Rad mène une rapide analyse sur place, qui démontre une pollution nucléaire importante, avec des points chauds où se concentre la contamination. Il faudrait mener des travaux approfondis, conclut le labo, mais ils n’auront pas lieu. En 2010, le site est acheté par Placoplâtre et, sur 11 hectares, par une Communauté de communes qui veut y installer une zone industrielle. En 2011, des bénévoles d’une association locale, l’Effort de Vaujours, passent sur le terrain avec des compteurs Geiger et y trouvent des rayonnements 33 fois plus élevés que le bruit de fond ordinaire.

Depuis, ça gueule, de plus en plus fort, et une pétition limpide a recueilli autour de 60 000 signatures (http://www.change.org/FortdeVaujours), ce qui est énorme. Il faut dire que les choses se précisent, car Placoplâtre attend désormais des arrêtés préfectoraux pour lui permettre de commencer les travaux, sans bien entendu mesurer la radioactivité, et non plus la pollution pourtant certaine aux métaux lourds – arsenic, mercure, plomb – et aux saloperies chimiques comme les PCB et les dioxines.

Deux faits pour apprécier jusqu’au bout la noble entreprise de Placoplâtre. Un, Jean-Claude Antiga, un peintre de 55 ans qui a bossé vingt ans pour le CEA à Vaujours. Il est entré sans protection dans des conteneurs où ne pénétraient que des hommes en scaphandre. Il a un cancer de la thyroïde. Il est en procès contre le CEA. Deux, une étude de l’Agence régionale de santé (ARS), réalisée en juin 2012. Elle porte sur l’état de santé des habitants de Courtry, riverains bien heureux du Fort de Vaujours. Dans cette petite ville, 52 % des hommes et 49 % des femmes meurent des suites d’une tumeur. En Seine-et-Marne, département où se trouve Courtry, les taux sont de 36 % pour les hommes et 26 % pour les femmes. Ce n’est pas une preuve. Juste un sacré flip.

Les 51 bons cons du porte-avions Ronald Reagan

Publié par Charlie-Hebdo le 15 janvier 2014

Faut pas se moquer des malades et des cancéreux. Des dizaines de marins américains ont chopé de furieuses maladies pour être restés un mois sur l’eau, devant la centrale nucléaire de Fukushima.

C’est pas drôle du tout, mais ça fait marrer quand même. D’abord parce que cette connerie de porte-avions à propulsion nucléaire porte le nom de Reagan. Oui, il s’appelle l’USS Ronald Reagan, en hommage au vieux con, et il a été lancé le 4 mars 2001 sous la devise Peace through strength. La paix grâce à la force. La formule est de Reagan soi-même – ou plutôt, de son équipe de com’ – et rappelle furieusement celle du 1984 d’Orwell, La guerre, c’est la paix. Bref. Une grosse crotte de 4,3 milliards de dollars (valeur 1995), inaugurée par Nancy Reagan, mais en l’absence de son mari, retenu à la maison par sa maladie d’Alzheimer.

On ne jurera pas que tout allait bien avant l’affaire que l’on va raconter. Non pas. En 2003, par exemple, on découvre après un incendie mahousse que 20 % des disjoncteurs sont foutus, ce qui donne une idée de l’excellence des contrôles. Et puis la nave va, avec ses 333 mètres de longueur et ses 88 000 tonnes en pleine charge.

On se promène, du détroit de Magellan jusqu’à Hawaï, du golfe Persique jusqu’en Australie, de Singapour jusqu’à Hong Kong. Arrive le 11 mars 2011 : le Ronald Reagan est au large des côtes japonaises au moment où la centrale nucléaire de Fukushima vole en éclats. Comme les Américains sont des gens fort serviables et solidaires, ils rappliquent et envoient des hélicoptères survoler la zone.

Mal joué. Les trois engins s’étant approchés de Fukushima reviennent à bord du porte-avions avec de la radioactivité sur les pales. Les 17 membres des trois équipages ont subi eux aussi des radiations. Graves ? Que non, assure la Navy, qui affirme dans un communiqué que la contamination est comparable à celle reçue au cours d’un mois au contact du soleil ou de rochers.

Malgré tout, on s’éloigne, ce qui ne manque pas d’intriguer compte tenu de la suite. Car la suite est une plainte à la mode américaine. En décembre 2012, un peu moins de deux ans après Fukushima, huit militaires qui se trouvaient à bord de l’USS Ronald Reagan attaquent le gestionnaire de la centrale nucléaire détruite, la compagnie Tepco (Tokyo Electric Power Company), et lui réclament des centaines de millions de dollars de dommages et intérêts (La Presse de Montréal, 28/12/12).

Pourquoi cet énervement ? Parce que ces gosses d’une vingtaine d’années ont chopé cancers et leucémies. Et parmi eux, des filles, dont l’une, enceinte au moment de l’exposition, a également déposé plainte au nom de son gamin, né depuis. On aurait pu en rester là, ce qui aurait suffi pour ce début d’année. Mais en mars 2013, les huit du départ étaient 26 à souffrir de cancers des couilles et tous autres, tumeurs de la thyroïde, maux de têtes épouvantables. Et à réclamer deux milliards de dollars.

À ce stade, Tepco, accusée d’avoir grossièrement et volontairement sous-estimé les risques encourus, se tait. Le Pentagone, qui est le ministère de la Défense américain, soutient indirectement les nucléocrates japonais, jurant que les radiations subies à bord du porte-avions ne sauraient poser de problème de santé. N’est-ce pas évident ? Mais début décembre 2013, les 26 sont devenus 51 à se joindre à ce qu’on appelle aux États-Unis une class action, c’est-à-dire une action judiciaire collective.

Tepco peut donc s’attendre à des suites désagréables, d’autant que le principal avocat des contaminés, Charles Bonner, est un gros dur, efficace,  qui ne se laissera pas impressionner. Selon ses déclarations, non seulement des membres de l’équipage se sont jetés à l’eau pour secourir des Japonais, mais pendant un mois, à quelques encablures de la côte,  ils ont bu de l’eau dessalée prélevée sur place et se sont baignés dedans. Avant que le capitaine ne les prévienne de niveaux de radiation élevés. On attend pour les prochaines semaines autour de 150 plaignants, chacun réclamant 40 millions de dollars, ce qui ferait six milliards.

Tepco, qui fut au temps de sa splendeur le plus grand producteur privé d’électricité dans le monde, a été nationalisé en 2012 sur fond de désastre nucléaire à Fukushima. Comme il se doit avec l’atome, privatisation des profits avant, nationalisation des pertes après la catastrophe. Au fait, Fukushima continue à fuir.

Une centrale nucléaire dans le chaudron jordanien

Cet article a été publié le 4 décembre dans Charlie Hebdo

Rions avant de sangloter : la Jordanie confie à la Russie la construction d’une immense centrale nucléaire. Mais ne veut pas entendre parler des traités internationaux qui surveillent le nucléaire civil comme le lait sur le feu. Et pas question de miser sur une énergie solaire surabondante.

La Jordanie s’amuse, la Jordanie rigole, la Jordanie se lance dans le nucléaire. Sans filet, sans aucune garantie portant sur la sécurité, et au moment même où la région ne parle que de l’Iran et de la bombe. D’abord un point sur ce rugueux territoire, bordé par tant de charmants et pacifiques voisins : la Syrie, l’Irak, Israël et la Cisjordanie-Palestine occupée, l’Arabie saoudite enfin. La Jordanie s’étend sur 92 000 kilomètres carrés (1/6 de la France), mais ne compte que 6 400 000 habitants, ce qui n’est pas très étonnant dans une contrée à 90 % désertique.

Cela n’empêche pas le mouvement et l’exercice au volant de bagnoles climatisées. La consommation énergétique du pays, par tête, est déjà l’une des plus élevées au monde, mais ce n’est rien encore, car la demande en essence augmente de 7,5 %par an et celle d’électricité de 5 %. La Jordanie importe 96 % de ses besoins : le pétrole arrive d’Irak, le gaz d’Égypte. Mais bon, jusqu’à quel point est-ce raisonnable ? Les gazoducs égyptiens ont une fâcheuse tendance à être attaqués par des brigands plus ou moins islamistes, avant que d’exploser. On s’interroge, de même, sur la régularité des approvisionnements irakiens. Comment sortir de ces menus soucis vitaux ?

Heureusement,  il ne manque pas de visionnaires. Sans remonter à Mathusalem – un gars du coin -, signalons l’épisode Kouchner. Oui, le nôtre, la serpillière de Sarkozy. Le 30 mai 2008, notre ami Bernard, alors ministre des Affaires étrangères, signe à Amman, la capitale jordanienne, un accord de coopération nucléaire. VRP de l’atome, il prépare le terrain d’Areva, qui entend bien fourguer sur place une centrale nucléaire rutilante.

Ce sera Atmea 1, du nom d’une société franco-japonaise créée pour l’occasion. En mai 2012,  la Commission jordanienne de l’énergie atomique (JAEC) présélectionne Atmea, qui, selon la propagande commerciale d’Areva, correspondrait « le mieux aux besoins du pays, tout en assurant les plus hauts niveaux de sûreté ».

Mais les Russkoffs d’Atomstroyexport continuent un savant travail de lobbying – et plus si affinités -, qui va finir par payer. Fin octobre 2013, le ministre de l’Information jordanien, Mohammed Moman, annonce qu’un contrat d’un coût estimé de 10 milliards de dollars a été conclu avec Moscou pour la construction d’une immense installation nucléaire dans le désert au nord d’Amman. Une deuxième entreprise russe, Rusatom Overseas, ferait fonctionner la centrale.

Selon les proclamations locales, la Jordanie pourrait devenir, quand les poules auront des dents en uranium, un exportateur net d’électricité. En attendant ces beaux jours, et sur fond sans doute de révolutions arabes, ça gueule comme rarement. Le phénomène le plus intéressant est sans doute la rencontre entre un mouvement écologiste naissant – un parti vert de gauche demande en ce moment son enregistrement – et certaines factions minoritaires de l’appareil d’État. Un Raouf Dabbas, très connu en Jordanie, où il est un conseiller écouté du ministère de l’Environnement, ne dit en fait pas autre chose que les activistes de Coalition for Nuclear Free Jordan.

Les deux pointent les risques considérables d’un projet lancé sans aucune étude d’impact dans un pays à forte activité sismique. Et Dabbas de poser en outre cette redoutable question : « Comment un pays aussi pauvre en eau que la Jordanie peut-il construire une centrale nucléaire. Le plus grand défi sera le refroidissement des réacteurs ». Les uns et les autres restent prudents sur les risques possibles de prolifération nucléaire. Et pourtant ! Les Jordaniens auraient refusé tout net de signer des conditions contraignantes, notamment l’Initiative de sécurité contre la prolifération, ce qui ne manque pas de rassurer pour la suite.

Dernier point, que l’on trouve dans une excellente étude de Greenpeace (google, puis : The Future of Energy in Jordan). Il y aurait assez de vent et surtout de soleil pour satisfaire 60 fois les besoins d’énergie de la Jordanie à l’horizon 2050. Il doit donc y avoir un truc.