À peine revenu du pays des bois – je vous raconterai, mais plus tard -, voilà que je tombe sur un coup d’État. Où ? Mais là-bas, voyons, du côté des Afghans et des Indiens, quelque part en bas à droite, quand on considère l’Europe comme le centre du monde.
Je veux parler du Pakistan, pour sûr, et de cet excellent allié de l’Occident dans la lutte contre le terrorisme, notre ami à tous Pervez Musharraf. Il est vrai qu’il s’agit d’une pure ganache, d’un militaire professionnel, vif partisan de la violence et de la dictature. Mais avons-nous bien le choix ?
Donc, un général. Qui ne supporte les élections que lorsqu’elles lui sont favorables. Et qui les abolit d’un mouvement de chars au moment qu’elles menacent sa toute-puissance. Un véritable ami, comme on n’en fabrique plus assez. Je n’entrerai pas ici dans le détail quotidien des choses, qui réserve comme de juste son lot de surprises. Je n’y ai pas ma place.
En revanche, regardant la scène d’un peu plus loin, je m’autoriserai à vous livrer quelques éléments qui feraient réfléchir si une telle activité avait encore cours sous nos admirables cieux. Et pour commencer, un souvenir personnel. Au début de 1990, je travaillais pour l’hebdomadaire Politis, né deux ans plus tôt. C’était assez rigolo : rue Villiers-de-l’Isle-Adam, dans l’ancien quartier prolétaire parisien de la place Gambetta, il faisait froid. Mais froid. Nous occupions un ancien atelier dépourvu de chauffage, il fallait disperser de maigres calories dans l’air, grâce à de pauvres bouteilles de butane, et la vérité, c’est qu’on vivait couverts. Comme c’était bien !
En cette superbe préhistoire, le journal s’appuyait, entre autres, sur des pigistes méritants. C’est-à-dire des journalistes capables de travailler sans être sûrs de rien, et surtout pas d’être payés. Parmi eux, l’Allemand Mycle Schneider, qui s’imposait dans ces années disparues comme un bon connaisseur des affaires nucléaires du monde. Un jour de janvier 1990, il est arrivé avec une histoire exclusive. Au moment même où le président Mitterrand débarquait à Islamabad, capitale du Pakistan, pour une visite officielle, Mycle (prononcez Mickael) déballait l’histoire de la bombe pakistanaise.
Je viens de relire ce papier, et il est toujours aussi formidable (Politis, 93, page 50). Mycle racontait par le menu le rôle de la France socialiste dans la possession, par un État que je qualifierai, sans crainte d’être contredit, d’instable, de la bombe nucléaire. N’y insistons pas, ici du moins : cette politique, imbécile autant que criminelle, signe la faillite de l’ère Mitterrand davantage que bien d’autres abandons.
En ce début d’année 1990, Jacques Attali ne prêchait pas encore l’ultralibéralisme, la liberté totale du grand commerce, la fin du principe de précaution et la création de nouvelles cités dispendieuses en énergie. Non, il se contentait de rêvasser, pour le compte de son maître, sur l’endiguement des trois grands fleuves du Bangladesh – partie du Pakistan jusqu’en 1971 – et de refuser l’ancêtre du Vélib, ce grand succès vélocypédique attribué au maire de Paris.
Je m’éloigne ? Certes, mais j’ai bien le droit de rire. Attali, qui n’aime rien tant que se présenter comme un homme bouillonnant d’idées et de projets, perpétuellement en marche vers un avenir qui court encore plus vite, Attali est un humoriste. En octobre 1989, comme le rapporte Courrier International ( n° 887, page 12) l’inventeur argentin Pedro Kanoff obtint un rendez-vous à l’Élysée avec Jacques Attali, noble conseiller du Prince. Kanoff avait imaginé un plan de déplacement urbain qui, trait pour trait, décrivait ce que serait vingt ans plus tard le Vélib.
N’était-ce pas une occasion unique, pour un homme au service grandiloquent de la prospective ? Si. Mais non. Attali éconduisit l’importun au bout de quelques minutes, sur ces mots d’anthologie : « Nous souhaitons changer, mais nous ne sommes pas fous…ce que vous proposez va contre l’industrie de l’automobile et du pétrole. Et nous ne pouvons pas le faire ».
Passons. En 1990, donc, Mycle pointe les écrasantes responsabilités de la France dans la fabrication de la bombe pakistanaise. En 1995, Attali publie un livre, que j’ai lu en son temps, intitulé Économie de l’apocalypse (Fayard). Il y décrit un monde plongé dans le chaos du nucléaire, notamment militaire. J’en retiens cette phrase, aussi amusante qu’elle est foldingue sous la plume d’Attali : « Lorsque le Secrétaire Général de l’ONU m’a demandé de préparer un rapport sur la prolifération et le trafic nucléaires, je ne m’attendais pas à tirer des conclusions aussi terrifiantes ».
Toujours avec moi ? Eh bien, nous voici en 2007, et le Pakistan a encore la bombe. Laquelle risque de tomber demain matin dans les mains de l’ISI, les services secrets militaires pakistanais, qui mangent depuis des lustres dans la même assiette que les preux chevaliers d’Al-Qaïda.
Je lis ces jours-ci un livre d’Éric Laurent, Bush, l’Iran et la bombe (Plon). Si vous êtes pressé, rendez-vous pages 119 et suivantes. On y voit comment le Pakistan de M.Khan – un expert mis au premier plan par Mycle en 1990 – a constamment aidé l’Iran des mollahs à fabriquer la bombe nucléaire. Si demain, et je prie qu’il n’en soit pas ainsi, une guerre a lieu entre les États-Unis – avec la France sarkozyste dans le rôle du caniche ? – et l’Iran, qui osera rappeler les vraies responsabilités du drame ?
Qui mettra en parallèle la prolifération, prélude aux guerres atomiques, et l’absurde promesse de notre président à tous les États du monde de leur vendre notre technologie nucléaire supposément civile ? Peut-on compter sur Jean-Pierre Elkabbach et Patrick Poivre d’Arvor ? Je l’espère bien, au moins autant que vous.
Enfin, un mot sur le Pakistan réel, assez éloigné de l’imagerie journalistique ordinaire. Ce pays est à l’agonie, et pour des raisons qui n’intéressent personne. Cette nation agricole compte 160 millions d’habitants, et elle a perdu ces dernières années sa précieuse autonomie alimentaire. Le Pakistan est désormais contraint d’importer des céréales. Or sa production actuelle est tout ce qu’il y a d’artificiel, car il a dilapidé en quelques décennies ses réserves souterraines d’eau, qui n’ont aucune chance de se renouveler dans des délais compatibles avec l’appétit de ses habitants. Le niveau des nappes phréatiques dans la plaine du Pendjab, décisif en toute hypothèse, baisse de 1 à 2 mètres chaque année depuis au moins vingt ans. Une ville comme Quetta (http://www.irinnews.org), proche de l’Afghanistan des taliban, sera bientôt à sec. Et bientôt, très bientôt, le Pakistan verra sa production céréalière baisser. Il n’y pas l’ombre d’un doute.
Autrement dit, un pays surpeuplé, tenté par l’islamisme radical, va connaître la faim. Et il aura été doté par nos soins d’une arme épouvantable, face à l’Inde, elle-même équipée de missiles nucléaires. Question qui n’appelle pas de réponse : des responsables aussi irresponsables que les nôtres méritent-ils notre confiance ?