Déjà le quatrième volume concernant ma tata Thérèse à moi. Comme le temps passe. C’est fou. C’est fou. J’ai bien peur de devoir me répéter : c’est fou.
Tata et le moineau de Paris
Combien y avait-il de moineaux dans Paris lorsque j’étais encore plus petit que toi ? Laisse-moi réfléchir une seconde. Je dirai 521 milliards, à peu près. Il y en avait partout, bien plus qu’aujourd’hui. Sur les branches, tu t’en doutes. Sur et sous les bancs, en train de se battre, de se poursuivre ou de se rouler dans la poussière. Sur le rebord des toits, au coin des cheminées, picorant le trottoir, occupant de vastes portions du ciel, tombant sous la griffe du chat de la voisine sorti faire un tour sur le boulevard, se baignant dans le caniveau ou dans la flaque laissée par l’orage de la veille au soir, faisant de la balançoire sans se faire remarquer, en compagnie de mes amis Jacky et Bouboule, au square de la rue Jean Beausire. Bref, le moineau se plaisait en ville, je l’affirme haut et fort.
C’est bien pourquoi l’histoire de Nono est étrange. Car Nono le moineau habitait chez ma tante. Et le grand malheur, c’est que je ne peux pas te dire pourquoi. Affreux. Je ne m’en souviens pas, et je te rappelle que ce livre est un livre de souvenirs authentiques. Je n’ai pas le droit de mentir ou d’inventer. Disons qu’un jour, un très beau jour pour moi, j’ai vu Nono. C’était le moineau ordinaire, un monsieur pour être complet. Le moineau mâle a la tête grise, autant que tu le saches. Donc, Nono aussi, avec une bavette noire, des joues et une gorge blanches. S’il avait été une dame, Nono aurait eu une belle robe beige. Nous sommes d’accord ? Alors, je continue.
Un jour, j’ai rencontré Nono, qui était perché sur une armoire de ma tata. Dans la première des petites chambres, à droite, qui s’ouvraient sur la salle de séjour. Je dois te dire que Nono aimait beaucoup le haut de l’armoire. Selon moi, mais cela ne m’engage pas beaucoup, il voulait repérer ses ennemis de loin, de manière à sauver sa peau le plus longtemps possible. Car je te rappelle que l’appartement de la rue Larrey était rempli de prédateurs pour lesquels un plat de moineau est à peu près ce qu’est un goûteux morceau de camembert pour moi. Ou qui sait un gâteau au chocolat avec de la crème dessus pour toi.
Les prédateurs locaux étaient surtout représentés par deux espèces. Il y avait le chat, qui est de la famille du tigre. Ce voyou sait s’approcher d’un moineau de Paris comme s’il était une image de Saint-Pierre collée sur le mur. Je ne te conseille pas d’essayer, car c’est difficile. Le chat traque le moineau parce qu’une petite sonnerie retentit derrière son œil quand il en voit un. Ce n’est donc pas la peine de le gronder ou de tirer sur sa queue, car il n’écoute pas. J’ai déjà essayé, figure-toi.
L’autre chasseur de moineaux était le fennec, dont je t’ai déjà parlé. Ce renard, car c’en est un, parvient à ressembler aux hiéroglyphes sur les temples égyptiens. Comme je ne sais pas si tu connais, je t’explique. Il ne montre que son profil, et on a l’impression qu’il est immobile depuis une heure, alors qu’il n’est plus qu’à un centimètre de ton mollet. Je te parle de mollet, mais je pourrais parler de ta fesse, c’est juste une image.
Le fennec présente son profil, c’est-à-dire son museau, mais sans ouvrir la gueule une seule seconde. Car s’il le faisait, on verrait aussitôt que sa mâchoire est emplie d’une collection complète de poignards en forme de dents. Ou de dents en forme de poignards, comme tu préfères. Je crois que telle est la raison pour laquelle Nono préférait se réfugier sur les hauteurs de l’armoire. En cas d’attaque, il prenait un envol instantané.
Mais ces précautions n’auraient probablement pas suffi si ma tante n’avait pas décidé d’isoler Nono dans la petite chambre. Isoler, cela voulait dire refermer systématiquement la porte, de manière que les chats ou les fennecs ne viennent pas tailler une bavette dans le corps athlétique de Nono. Nous avions l’ordre de faire attention en entrant et en sortant de la pièce où le moineau faisait ses cabrioles. Mais ne va pas imaginer qu’isolement signifie solitude. Chez tata Thérèse, on ne pouvait jamais être seul, car il n’y avait pas assez de place.
Dans la petite chambre, il y avait ma cousine Laetitia, qui était la petite-fille de ma tata, et qui vivait avec elle, je ne sais plus pourquoi. Et puis il y avait aussi quelques dizaines de hamsters, dont ma tante faisait l’élevage, je te raconterai plus loin. Et bien entendu des serins, des perruches et des tourterelles. Mais tout ça ne compte que pour du beurre, car ils étaient enfermés dans leurs cages. Tandis que Nono, lui, qui était le roi, vivait en liberté, si je peux dire.
Que mangeait Nono ? Eh bien des graines, vois-tu. Du millet, de l’avoine, du riz. Dans le grand dehors de la ville, le moineau mange tout ce qui tombe dans son bec, ou presque. Quand il vole, par exemple, il avale sans se faire prier les insectes qu’il rencontre. Gloup ! Ou encore slurp ! Il enfourne. Chez tata, il faisait pareil. Des graines, des graines, des graines.
Mais ma tante tenait à sa réputation de diététicienne. Elle savait qu’un régime équilibré de moineau passe à l’occasion par des protéines animales. Les graines, fort bien, mais la viande ? Imagine que la Société protectrice des animaux ait envoyé un inspecteur chez elle, hein ? Et qu’il se soit rendu compte aussitôt que Nono n’avait pas droit à sa ration d’araignées ou de fourmis volantes ? Hein ?
Mais ma tante savait ce qu’elle faisait. Sur un meuble de la petite chambre de Nono, il y avait un bocal en verre qui permettait de voir un joli spectacle. Dedans, en effet, dans ce qui ressemblait à de la sciure, on voyait s’agiter des vers blancs joufflus, mafflus, pétant la forme. Plus d’une fois, avec mon frère Régis, nous avons assisté au repas carnivore de Nono le moineau, et je vais essayer de te décrire comment cela se passait.
Premier mouvement : tata joue avec son dentier et se met à rigoler en faisant tourner ses yeux pour nous faire rire. Deuxième mouvement : elle met son doigt en travers de ses lèvres pour nous faire taire. Là, je pense que c’est pour ne pas alerter ma mère, qui est en train de boire un café dans la cuisine en compagnie des fennecs. Trois, elle nous entraîne, Régis et moi, dans la petite chambre réservée aux loopings et aux entraînements aériens de Nono le moineau.
À l’intérieur de la pièce, le silence. On n’entend plus que les 25 perruches qui jacassent, et les hamsters qui cavalent sur leurs roues. En haut de l’armoire, Nono jette un œil, pas très concerné. Tata rigole encore une fois, et à ce moment, il est évident qu’elle prépare un mauvais coup. Mais lequel ? Elle s’approche du bocal, l’ouvre, plonge la main au milieu de la masse des vers blancs, et en sort un entre deux doigts. Ensuite, elle nous fait une sorte de clin d’œil, et elle coince la bestiole entre ses lèvres, en roulant encore une fois ses yeux dans tous les sens. Je peux t’assurer que certains après-midi, rue Larrey, il ne faut pas avoir peur. On dirait un film d’horreur, fabriqué exprès pour faire grincer les dents des pauvres enfants que nous sommes, Régis et moi.
Tu y es ? Tata a donc coincé un ver de farine entre ses dents, et elle relève soudain la tête en direction de Nono, toujours installé en haut de l’armoire. Je ne suis pas tout à fait sûr, mais je me demande si le moineau n’aurait pas un peu frétillé du bout de la queue. Alors ma tante, tout en serrant autant qu’elle peut le ver au coin de sa bouche, se met à appeler Nono. Et ce n’est pas simple, crois-moi. Si elle laisse entrer assez d’air pour dire distinctement et assez fort : “ Nono ! Nono ! ”, le ver pourrait bien se libérer, et tomber sur le sol. Je suis sûr que tu as déjà lu la fable de La Fontaine appelée Le Corbeau et le Renard. Eh bien, c’est presque pareil.
Si ma tata ouvre son bec, le ver fera le grand saut, et Nono restera haut perché. La minute qui suit est donc très importante. On n’entend au départ qu’un tout petit souffle de grand-mère. Quelque chose comme “ Ohho ! Ohoh ! ”. Moi, je serais Nono, je ne reconnaîtrais pas mon nom, je te jure bien. Mais Thérèse insiste, et tout en serrant le malheureux ver avec ses lèvres, elle réussit enfin à faire entrer un courant d’air dans sa gorge. Et brusquement, on entend enfin le nom du moineau. Un vrai coup de clairon. “ Nono ! ”, “ Nono ! ”.
Cette fois, l’oiseau a compris qu’on le cherchait. Il regarde. Son bec et son cou s’énervent ensemble. En haut, en bas, à gauche, à droite. Je me demande ce qu’il voit, de là-haut. Sûrement une petite bestiole blanche qui bouge en pendouillant d’une autre bestiole beaucoup plus grosse. Et soudain, la magie commence, on se croirait à l’aéroport d’Orly. Nono s’envole, d’abord vers le plafond, et pique ensuite d’un coup sec vers le sol. Va-t-il se crasher ? Va-t-il s’écraser faute d’avoir pu ralentir à temps ? Je ne respire plus, ce qui n’est pas commode. Mais non, Nono se reprend, rase le lino, remonte d’un coup d’ailes, parvient à la hauteur des épaules de tata Thérèse, et je peux te garantir pour l’avoir vu qu’il y a un pilote dans l’avion.
Car que fait Nono, grâce à une impressionnante torsion de ses ailes ? Une manœuvre géniale, qui le place bientôt son bec à la même hauteur que celui de Thérèse. Enfin, pas son bec, tu auras rectifié, sa bouche. Il est encore à soixante centimètres, mais à cet instant précis, je sais, je sens qu’il va réussir son coup. Et j’ai raison. Un dernier coup d’ailes, et le moineau passe sans s’arrêter au ras des lèvres de ma tante adorée. Sans s’arrêter, sans ralentir on dirait, il lui vole au passage le ver blanc, le coince dans son bec et remonte déguster la friandise en haut de l’armoire.
En cette minute d’histoire, d’histoire naturelle, si quelqu’un avait eu la bonne idée de me photographier, il aurait vu un gamin au bord de l’évanouissement, avec la mâchoire dévissée et les yeux perdus dans l’espace. Malheureusement, la seule trace est dans ma tête, et dans celle de mon frère Régis. Mais personne ne la fera disparaître, que cela soit dit. Ma tante, je t’aime.