Je viens de rentrer, après une semaine loin de la vie réelle. Il est bien temps que je me confesse à vous : je ne suis pas fait pour la réalité. Le jour de Noël, vers midi, je suis descendu à la rivière. C’est une affaire, par là où coule cette beauté. Il y a un chemin qui sinue entre les châtaigniers, que bien des gens ignorent purement et simplement. Je n’y ai jamais rencontré personne. Sauf une fois, mais c’était il y a des ans.
Le sol était finement gelé. Les feuilles à terre formaient un tissu tressé de lames jointes. Craquantes. Comme un filet blanchi jeté sur le monde entier. Il y avait un silence minéral. L’air était de pierre froide. Je ne croisais que des troncs abattus dans la pente, et du roc. Et puis j’ai entendu monter un petit bruit, qui a fini par s’étendre et tout dominer. Un son gagnait mes oreilles et celles de tous les êtres vivant alentour. L’eau. Elle.
En bas, les blocs de quartzites, saupoudrés, montaient une garde précaire et provisoire juste au-dessus de la rivière. Erratiques mais statiques. Même eux ne sont que de passage sur cette terre. Sur la grève, le sable avait disparu. Le blanc qui le recouvrait n’était pas de la neige, ce n’était pas une pelisse. Disons un voile. Une poudre. Gelée. Tout était gelé. Le pied butait contre le gel.
Je dois être un idolâtre, car j’ai mis mes mains dedans l’eau au moins sept ou huit fois. En parlant. Je parle à cette rivière, pas de doute. Elle n’était pas comme elle est parfois, nerveuse, pleine de bosses et de cavalcade. Elle était grosse, embarrassée d’elle-même et de sa puissance. Verte. Profonde. Conquérante. Elle occupait les postes où je me mets en mai, en juin ou en juillet. Elle n’était plus le serpent vif d’antan. Elle était une route traçant son chemin dans les gorges. Une force assurée que rien ne l’arrêtera jamais. Souveraine de son grand pays de schiste.
Le nid du rouge-queue, que j’admire à chaque fois, était encore là, plaqué contre une haute pierre levée à la verticale par le temps géologique. Ce nid de mousse, présent depuis trois ans au moins. Et ce socle qui le porte, né il y a peut-être trois millions d’années. Ou trente. Ou trois cents.
Les castors étaient là aussi. Pas loin. Ils avaient brouté d’innombrables bouquets de saules et d’aulnes des berges. Des dizaines, des centaines de tiges s’en trouvaient biseautées. Comme je n’avais pas de couteau sur moi, je n’ai pu prendre en les cassant que trois rameaux qui trônent près de mon feu. Trois rameaux, vingt coups de dents.
Je me suis approché d’un saillant, haut déjà. Comme une avant-scène au-dessus de la pente. Une saillie de pierre, au bord fait de cheveux de mousse. Des stalactites pendaient. Une cinquantaine de cônes en verre, d’une telle beauté que j’aurais pu pleurer. J’en ai cassé un pour en admirer le tour divin. Comment un tel chef d’œuvre est-il possible ? Certains étaient tenus aux deux bouts. Par la mousse en haut. Par la pierre en bas. On aurait dit un pont vertical. J’en ai vu qui retenaient prisonniers des herbes au long de leur cours translucide. Certains étaient annelés. Des anneaux de glace d’une régularité si grande que quelque personnage a fatalement surveillé leur formation. Le plus sublime imitait une harpe transparente. Un film de glace s’était formé au contact d’une branche en forme d’arc. Je suis certain qu’un souffle de vent aurait fait chanter l’instrument.
À un moment, j’ai glissé et je me suis raccroché, une fragile seconde, à une motte de glace qui retenait des feuilles. Une seconde, moins qu’une seconde qui aura suffi pour trouver une prise plus sûre. Je crois pouvoir écrire que j’ai été sauvé par de la glace. Autrement, je serais tombé. Je ne me serais pas tué. Je me serais fait mal. La glace m’a rendu l’équilibre.
Ensuite, j’ai pensé que cette rangée de stalactites était la mâchoire d’un tigre à dents de sabre. Et je le crois toujours. Jadis, avant de mourir à jamais, le tigre à dents de sabre habitait par ici. Et il faut bien que cette splendeur soit allée quelque part, non ? Je pense que c’est là. Je pense que le tigre se rappelle de temps à autre à notre bon souvenir. Je pense que ses dents de glace étaient en faction à l’entrée de la caverne. Car la saillie formait bel et bien un abri sombre, que protégeait une cascade figée par le gel. Ne masquait-elle pas une entrée ? Je ne suis pas Alice, hélas. Mais je m’entraîne, je ne désespère pas encore.
PS : Les jours suivants, il y a eu de la neige. Plusieurs fois de la neige. Je me suis promené seul au pays neuf. Le monde mérite d’être beau.