Si les enjeux n’étaient notre avenir à tous, je dois avouer que je rigolerais comme un bossu. Pour être franc, je me gondole quand même, et tant pis. Aujourd’hui se tient au Futuroscope de Poitiers le 63 ème congrès de la FNSEA, le syndicat agricole dominant. Le lieu est excellent, car ce parc de loisirs, créé en 1986, n’aura survécu que grâce à de continuelles injections d’argent public. René Monory, ancien président du Sénat et potentat local, avait d’ailleurs obtenu une gare TGV en 2 000, de manière à doper la fréquentation.
Laquelle lambinait un peu : il aura fallu sept années de pertes payées par l’impôt avant que la situation se reprenne un peu, après 2006. Entre la première pierre, posée en 1984, et 2005, le Futuroscope aura englouti 240 millions d’euros d’argent public. Brillant, isn’t it ? C’est en tout cas dans ce lieu édénique que la FNSEA réunit un congrès que tout le monde présente comme explosif. Et, tiens, il y sera justement question de subventions. Qui touchera quoi ? Le reste n’est que littérature de gare.
Je résume. Il n’y a plus assez de sous à donner à tout le monde. Il faut choisir. Michel Barnier, ministre de l’Agriculture, veut redistribuer 20 % des aides agricoles à partir de 2010. En les enlevant aux céréaliers pour les donner aux éleveurs et à la filière bio. Les céréaliers – leur sens de l’humour est merveilleux – fabriquent des pancartes sur lesquelles on lit : « Barnier fumier ! », et affirment qu’ils perdront dans l’affaire entre 30 et 50 % de leur revenu. Au passage, que le chiffre soit exact ou pas, constatons une nouvelle fois de quelle manière sont payés les paysans en France. Sous la forme de chèques. Certifiés par l’État.
Je vais vous dire trois petites choses que vous risquez de ne pas lire ailleurs. Que se cache-t-il derrière ce « grand choc » entre éleveurs et céréaliers ? Une farce légèrement macabre. Car le plus grand débouché des céréales, en France, et de très loin, est l’alimentation animale. Vous pensez peut-être que les céréaliers, comme leurs agences de com’ le clament depuis des décennies, nourrissent le monde ? Ben non. Ils nourrissent les porcs industriels, les vaches et veaux génétiquement sélectionnés, les poulets concentrationnaires.
Les chiffres sortent rarement dans leur extrême clarté, et je vous conseille donc le survol d’un texte on ne peut plus officiel, le rapport Dormont (ici). En France, 70 % de la Surface agricole utile (SAU) est destinée à la nourriture du bétail. Je sais, c’est incroyable. Mais si on additionne les Surfaces toujours en herbe (STH), vouées au pâturage et celles des céréales pour les animaux, on arrive bel et bien à 70 % des surfaces agricoles.
Si l’on y ajoute les surfaces vouées aux biocarburants, il faut se pincer pour continuer à croire à la beauté du monde. Car l’objectif de l’Europe, à l’horizon 2020, est toujours de remplacer 10 % des combustibles fossiles actuels par des carburants végétaux, lesquels ne poussent pas dans les cours de HLM. Une estimation prudente juge que la France, en ce cas, devra y consacrer 2,7 millions d’hectares, soit 18,5?% de ses terres cultivables (à ne pas confondre avec la SAU). À moins qu’on n’importe massivement d’Indonésie ou du Cameroun, via Vincent Bolloré, grand ami de Sarkozy et grand planteur de palmiers à huile ?
Pourquoi se faire mal à ce point ? Pourquoi vous infliger pareil traitement ? Parce que je ne peux pas faire autrement. L’agriculture française n’est pas seulement moribonde. Elle est folle, détestable, immorale, et ne pourra jamais être réformée en profondeur. Car les élites de gauche comme de droite sont d’accord sur le fond. Le saviez-vous ? Le grand « modernisateur » de l’agriculture n’est autre qu’Edgard Pisani, ministre de De Gaulle en 1965. Cette même année, en visite sur le terrain, il avait déclaré : « La Bretagne doit devenir l’usine à viande de la France ». Ne l’est-elle pas, pour la gloire éternelle des nitrates et des pesticides ? Et je ne vous parle pas de ce pauvre Henri Nallet, adhérent de la FNSEA dès les années 60 et chargé de mission du noble syndicat entre 1966 à 1970. Comme Pisani, devenu socialiste, Nallet est un homme de gauche. Après 1981, il est conseiller de Mitterrand pour les questions agricoles. En 1985, il sera ministre de l’Agriculture une première fois. En 1988, après la première cohabitation, il devient ministre de l’Agriculture une seconde fois.
Et ? Cet excellent homme n’a pas tout perdu en passant par la FNSEA. Le lobby, ma foi, il connaît. En 2 000, Jacques Servier, patron réputé d’extrême-droite des laboratoires pharmaceutiques Servier, le recrute comme homme-sandwich. Nallet accepte de s’y occuper de lobbying, notamment pour favoriser les Autorisations de mise sur le marché (AMM) des médicaments. C’est bien, d’utiliser le carnet d’adresses de la République pour un tel ouvrage, non ? C’est bien, de doubler, tripler ou sextupler ses retraites de député et de ministre, non ?
Mais ce n’est pas tout. Servier est un vrai dur, et quand Nallet se met à son service, il le sait, car tout a déjà été écrit (ici). Voici le début de l’article proposé, qui vient du Nouvel Observateur (25 mars 1999) : « Trois colonels de l’armée de terre, deux colonels de la DGSE, trois agents de la DST, un officier du bureau de renseignements de la marine, un général commandant le bureau de renseignements de l’armée de l’air, deux amiraux, trois capitaines de vaisseau, deux colonels et un lieutenant-colonel de l’armée de l’air, un colonel de gendarmerie, un contrôleur général de la police et enfin un simple garde républicain et l’épouse d’un amiral italien. Voilà une troupe bien singulière. Sa mission l’est encore plus. Tous ces retraités font du recrutement. Ils travaillent pour le numéro trois de la pharmacie en France, les laboratoires Servier, une réussite entrepreneuriale souvent citée en exemple, l’œuvre d’une figure du patronat, le docteur Jacques Servier. En langage maison, on appelle ces galonnés des ADG, “attachés de direction générale”, et leur travail, “des analyses de candidature”. En langage policier, on appellerait ça une enquête de proximité. Environnement familial, personnalité, moralité, fréquentations, les candidatures sont passées au crible. Une attention toute particulière est portée aux opinions syndicales et politiques ».
Voilà, ami lecteur. Me suis-je éloigné sans m’en rendre compte de mon sujet de départ ? Je ne le crois pas. Mais tu me diras sans détour ce que tu en penses. N’est-ce pas ?