Attention, et je suis sérieux : ce qui suit risque de ne pas intéresser une bonne part des lecteurs habituels de Planète sans visa. J’insiste : rien à voir avec la crise écologique, sujet presque unique de ce rendez-vous. Et pour une fois, je ne vais pas m’emberlificoter dans d’improbables excuses. J’assume : ce qui vient nécessite de connaître un peu l’histoire d’un des hommes les plus estimables que je connaisse : Victor Serge. Né le 30 décembre 1890 à Ixelles, Belgique. Mort Viktor Lvovitch Kibaltchitch à Mexico (Mexique), le 17 novembre 1947. Ou l’inverse, peut-être.
J’aime profondément cet homme et tout ce que j’écrirai sur son compte pourra et devra être retenu contre moi. Voici une quinzaine de jours, j’ai reçu un livre adressé par son auteur, Jean-Luc Sahagian, dont le titre est : Victor Serge, l’homme double (Libertalia, 13 euros). Sahagian s’occupe dans les Cévennes d’une bibliothèque libertaire – gloire ! – et la personne de Serge lui est à ce point présente qu’il lui a donc consacré un ouvrage de 230 pages.
Comment expliquer ? Le mieux est de dire tout d’abord le bien. Même pour un supposé connaisseur de la vie de Serge et de ses nombreux arrières-plans – l’anarchisme individualiste et la bande à Bonnot, la CNT barcelonaise de 1917, la Russie bolchevique de 1919 et ses épouvantables suites, l’Espagne en guerre civile de 1936, la guerre au fascisme -, ce que je crois être, le livre de Sahagian apporte des informations nouvelles. Pas fracassantes, mais nouvelles.
J’ai pris du plaisir à lire ce livre, et ma foi, ce serait déjà bien suffisant pour en conseiller la lecture à qui s’intéresse à ces passionnantes vieilleries. Mais à la vérité, mon éloge s’arrête à peu près à ce point. Au-delà commence, à mes yeux en tout cas, une très étrange mise en cause de Serge. Étrange, car me paraissant procéder d’un point de vue a priori bien arrêté. Serge, « anarchiste individualiste » à Paris entre 1909 et 1912, aurait abandonné cette cause au profit du bolchevisme – il rejoint la Russie d’Octobre en 1919 – avant que de passer le restant de sa vie à tenter, sans succès, de justifier son reniement.
Qu’étaient donc les « anarchistes individualistes » de cette lointaine époque ? Des « en-dehors » de la société, des révoltés parfois flamboyants qui, découragés de voir les « masses » de leur temps soutenir l’Autorité et la règle sociale, voulaient créer leur propre espace, pour ne pas dire leur propre (contre-)société. Où l’on voit que cette tension politique n’est ni d’aujourd’hui, ni d’hier. La tentation du repli et de l’immédiat – il n’y a là rien de honteux – sont de toute éternité.
En tout cas, ces individualistes-là, parmi lesquels certains deviendraient des membres de la bande à Bonnot – braquages en automobile, tirs sur les caissiers et les flics, arrestations, mort par abattage ou guillotine -, étaient également de formidables inventeurs. On leur doit, même si l’origine est évidemment bien plus ancienne, la pratique de « l’amour libre », de la vie communautaire, du végétarisme, du naturisme, de l’amour des animaux, de l’art consommé du vol en tant que « récupération ». La plupart des idées neuves d’une partie de l’après-68 viennent de là, en ligne directe.
Bon. Encore bravo, sincèrement. Et puis après ? Le malheur de Sahagian est qu’il veut prouver dès le départ sans bien savoir quoi. Que Serge a trahi ? Qu’il a rejoint l’armée de la hiérarchie et de l’écrasement de l’homme ? Mais cela, tout le monde le sait. Il est indiscutable que Victor Serge s’est fourvoyé, pendant près de quinze ans – disons avec arbitraire de 1919 à 1933 – dans l’accompagnement d’un bolchevisme sans excuse, passant sans solution de continuité d’un fantasme de complète révolution à une réalité de total asservissement.
Il a eu tort ? Ô combien. Encore aurait-il fallu suivre autrement, avec la sympathie qu’il mérite, l’homme. Je sais dès l’avance que Sahagian se récriera, clamant qu’il déborde de compréhension pour Victor Serge. Et peut-être est-ce vrai, après tout. Mais tel n’est pas mon sentiment. Je ne peux bien sûr passer en revue tout ce qui m’a spontanément arrêté, mais il est bien rare que je laisse tant de cornes aux pages d’un livre.
Concentrons-nous. Je n’aime guère, et c’est un euphémisme, les incursions que s’autorise l’auteur dans la supposée vie privée de Serge. Car elles commencent par une phrase bien connue de certaine génération politique : « Je me demande parfois si Victor Serge n’a pas dans la bouche un cadavre ». Qui commence ainsi un chapitre doit aller au bout. Or l’auteur en reste à de plates banalités sur les trois amours féminines qu’il répertorie dans la vie de Serge. L’étonnante Rirette Maitrejean, de l’époque Bande à Bonnot. L’envoûtante Liouba Roussakov, mère de ses deux fils, qui deviendra folle. La spectrale Laurette Séjourné, au moment du grand exil.
Mais que diable veut donc nous dire Sahagian, s’appuyant sur des sources qui feraient se détourner le moindre historien ? Que Serge est, sinon dépourvu de sentiments, du moins incapable de les vivre. Eh bien, ce n’est tout simplement pas juste. L’auteur a-t-il seulement entendu parler de l’extrême pudeur présente chez tant d’auteurs et même d’individus contemporains de Serge ? Je crains que non.
Concernant la terrible période soviétique de Serge – il devient en effet un militant important de l’Internationale communiste, après avoir rompu avec son anarchisme de jeunesse – Sahagian s’appuie là encore sur des bribes. Et sur des témoignages de seconde main auxquels il accorde une bien curieuse bienveillance – tout paraît faire ventre, pourvu que cela soit contre Serge -, sans s’attarder sur deux éléments clés. Qui éclairent sans excuser les choix de Serge. Le premier, c’est l’effroyable, l’inconcevable boucherie de 1914, au cours de laquelle l’Europe se noie, corps et âme.
Il est tout de même splendide, dans cette ruine qui envahit alors les cœurs les plus purs, que Victor Serge ne se rallie pas à l’affreuse et patriotarde Union sacrée. Il est tout de même admirable que Serge refuse, au procès des rescapés de la bande à Bonnot, en 1912, d’accabler des hommes qu’il connaît bien, certes, mais dont il a publiquement critiqué la dérive sanglante. C’est admirable, car Serge fera cinq ans de dure forteresse en France, alors qu’il n’a pas joué le moindre rôle dans les attaques des fameux « bandits en auto ».
Pourquoi Sahagian ose-t-il écrire ces mots : « Victor Serge (…) paiera assez cher (cinq années d’emprisonnement et une interdiction du territoire) son soutien public, en tout cas son non-désaveu des « hommes perdus » de la bande à Bonnot ». Cinq ans pour rien, est-ce seulement assez cher ? Je préfère penser que Sahagian ne se sera pas bien relu. La messe est déjà pleinement dite lorsque ce dernier entend rendre compte du ralliement de Serge à la cause bolchevique. Je le cite : « Il faut dire qu’il travaillera, quasiment dès son arrivée, au service de la propagande de l’IC, se transformant ainsi, et à quelle vitesse, en menteur professionnel ».
Même pour vous qui m’aurez suivi jusqu’ici, je dois une courte explication. Expulsé vers la Russie révolutionnaire en janvier 1919 – après avoir fait ses cinq années de prison en France, il est allé s’insurger dans la Barcelone du printemps 1917, avant de revenir clandestinement chez nous -, il adhère, lui l’ancien anarchiste, au parti communiste dès mai. Et commence une carrière de journaliste militant à l’IC, citée plus haut, c’est-à-dire à l’Internationale communiste. Et à ce point, j’enrage, oui.
J’enrage, car Sahagian se moque d’une histoire qu’il reconstitue pour les seuls besoins de sa démonstration. En ce début 1919, dans cette Russie assiégée par les Blancs et les armées européennes – dont la nôtre -, rien n’est encore dit, rien n’est réellement joué. Accuser Serge de s’être mis au service du mensonge est un pur anachronisme. Bien entendu, pour nous qui connaissons la suite, dont le stalinisme, il est aisé de condamner en se bouchant le nez. Mais nous sommes alors à la fin d’une guerre folle qui a éventré l’idée européenne et celle de liberté. À ce point de l’histoire, il est d’autant plus facile de croire dans la griserie bolchevique – à laquelle succombent tant de libertaires russes – que nul ne peut alors comprendre le mécanisme totalitaire qui va tout emporter.
Malgré l’écrasement des armées paysannes de Makhno en Ukraine ? Malgré l’immonde massacre des révoltés de Kronstadt par l’Armée rouge de Trotski ? Évidemment, et pour une raison qui tombe sous le sens : ces événements n’ont pas encore eu lieu ! L’histoire demeure ouverte, disons entrouverte. Mais cela, Sahagian ne veut le voir, car cela ruinerait sa thèse. Il faut donc que Serge soit devenu, dès la mi-1919, lui le combattant intrépide de la liberté, un « menteur professionnel ». Eh bien, désolé, mais cela ne passe pas.
De même, et fort logiquement, l’auteur renvoie à l’extrême fin de son livre, loin du nœud gordien de l’affrontement intime entre le libertaire et l’autoritaire, l’épisode de la Commune de Lagoda. C’est pourtant la preuve certaine que Serge – il tente une expérience communautaire à la campagne, loin des bureaucraties urbaines, à la fin de 1921 – souffre les mille morts de la répression de Cronstadt, qui vient de déshonorer l’armée bolchevique.
J’arrête ici, car je n’en finirais plus. Si je prends la défense de Serge, c’est bien entendu qu’il n’est plus là pour se défendre. Et parce qu’il le mérite bien. Sahagian, par une série de procédés que je déplore, entend reconstruire l’image simpliste d’un homme qui aurait renié sa vaillance et son amour de la vérité. Or tout au contraire, la vie entière de Victor Serge est celle d’un combattant qui ne peut renoncer à ses principes essentiels, fût-ce au prix de sa liberté et de celle des siens. En quoi il est, sous mon regard, définitivement grand. En quoi le livre de Sahagian, qu’il faut lire pourtant, attaque sans rien démontrer de convaincant l’honneur d’un homme qui resta debout au-delà des limites communes.
Pour ceux qui souhaiteraient encore lire Serge, je signale, outres ses romans, publiés ici ou là – certains sont de vrais grands romans -, son fabuleux Mémoires d’un révolutionnaire (Bouquins, chez Laffont). Il s’agit à mon avis d’un des plus beaux ouvrages politiques jamais écrits.