In memoriam, 16 mai-26 juin 1954, mai-juin 2012
Je fête, et nous ne devons pas être si nombreux, le cinquante-huitième anniversaire de la révolte du camp de Kenguir, au Kazakhstan. Je vous préviens d’emblée que ce qui suit n’a rien à voir avec l’objet obsessionnel de Planète sans visa, c’est-à-dire la crise écologique. Mais il se trouve que, trois à quatre fois par semaine en ce moment, je pense à ceux de Kenguir. J’aimerais, où qu’ils soient, leur faire savoir qu’un être humain a allumé une bougie pour leur âme.
Nous sommes en Union soviétique, en 1954. Le Meilleur des Hommes, le Grand Camarade Staline, est mort le 5 mars 1953. Nul ne peut imaginer le deuil qui a frappé le monde. Lisez plutôt cette ode au Plus Grand Génie de Tous les Temps, signé du poète officiel Rashimov : « Ô grand Staline, Ô chef des peuples/Toi qui fais naître l’homme/Toi qui fécondes la terre/Toi qui rajeunis les siècles/Toi qui fais fleurir le printemps/Toi qui fais vibrer les cordes musicales/Toi splendeur de mon printemps,/Soleil reflété par des milliers de cœurs ». En France, L’Humanité titre en une : « Deuil pour tous les peuples qui expriment dans le plus grand recueillement leur amour pour le grand Staline ». Le siège parisien du PCF est tout enguirlandé de noir. Louis Aragon déclare : « On peut inventer des fleurs, des chèvres, des taureaux, et même des hommes, des femmes – mais notre Staline, on ne peut pas l’inventer ». Des milliers d’êtres en pleurs défilent lentement dans l’entrée de l’ambassade soviétique, pour signer un immense livre de condoléances.
Pendant ce temps, le Goulag. Des millions d’hommes y croupissent, la plupart sans avoir jamais rien fait. Ou prononcé une parole. Ou retenu une phrase. Parce qu’ils sont paysans. Ou bien Tatars. Ou encore pour avoir été prisonniers de guerre des Allemands en 1941, quand l’Armée rouge décapitée par Staline laissait entrer la Wehrmacht dans le pays comme dans du beurre. Des millions de détenus habitent des centaines de camps dispersés dans cet Archipel génialement décrit par Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne. Les mois qui suivent la mort du Meilleur Ami de l’Homme sont très difficiles pour les glorieux kapos qui gardent les miradors. Lavrenti Pavlovitch Beria, qui a pris la succession, saura-t-il se maintenir au pouvoir ? Non, et c’est bien triste, car un tel homme manquera fatalement au monde concentrationnaire. Arrêté l’arme au poing par le maréchal Gueorgui Konstantinovitch Joukov, qu’il voulait liquider, il est buté d’une balle dans la tête le 23 décembre 1953.
Qu’on se mette à la place de ceux qui ont assassiné tant de millions de personnes depuis 1918. Il faut comprendre que cette instabilité au sommet met leurs nerfs à rude épreuve. Et de même, les détenus qu’ils gardent commencent à se demander si le moment n’est pas venu de relever la tête, ne serait-ce que pour voir une seconde le ciel. À Kenguir, dans les premiers mois de 1954, rien ne va plus. En février, un garde guébiste – c’est-à-dire un membre de la police politique – flingue un type qui, rapporte Soljenitsyne, avait tiré un billet de dix. Autrement dit, qui avait été condamné à dix ans de camp, dont il avait fait neuf ans et neuf mois. Il se fait donc tirer comme un lapin parce qu’il a décidé de pisser à côté d’une guérite en bois. Est-il dans une zone interdite ? Non. Les flics du camp, constatant sa mort, tentent de le déposer dans ce qu’on appelle « l’avant zone », ce qui aurait constitué une infraction. Mais les zeks – les détenus – se révoltent, saisissent des pelles et des pics, avant de charger le mort sur leurs épaules et de le ramener au camp.
Une minute. Un tel fait, soit le tir sur un homme qui n’a rien fait, est évidemment ordinaire. Nous serions en 1952 que rien ne serait arrivé. Et même dans l’hypothèse d’un mouvement de zeks, ceux-ci auraient aussitôt été bastonnés, et peut-être bien tués. Mais nous sommes en février 1954, je le rappelle, et commence alors un des plus beaux moments de la liberté humaine. Le camp de Kenguir est une ville de 20 000 zeks, dont la moitié sont des Ukrainiens, et un quart des Baltes ou des Polonais. Au retour de la victime, un anonyme lâche dans le noir d’un baraquement, au moment du coucher : « Frères ! Jusques à quand allons-nous continuer de construire et de récolter des balles en échange ? Demain, nous n’allons pas au travail ! ». Cet appel héroïque à la grève est repris de dortoir en dortoir, et le lendemain, c’est la grève. Ce premier essai est brisé en deux jours.
Est-ce fini ? Bien sûr que non. La pâte lève, que nulle force ne peut plus contenir. À la veille du 1er Mai, sentant monter quelque chose d’inconnu, les bureaucrates en chef du camp font entrer 650 de ceux que le régime nomme les « socialement proches ». Il faudrait un livre pour seulement approcher cette réalité-là. Les « socialement proches » sont les truands, le plus souvent d’un individualisme et d’une violence sans limites. Dans les îles et îlots du vaste Archipel, ces voleurs ont toujours joué le jeu des assassins, en frappant, volant, tuant volontiers les 58, c’est-à-dire ceux arrêtés, selon l’article 58 du code pénal stalinien, pour « activités contre-révolutionnaires ». Le jeu des chefs du camp est limpide : ils entendent casser le mouvement grondant des zeks en faisant entrer dans les chambrées ceux qui possèdent des armes – au moins des couteaux – et ne reculent pas au moment de s’en servir.
Disons-le, c’est un excellent choix. Partout dans l’Archipel, l’usage des truands a permis de faire régner l’ordre policier. Mais à Kenguir, l’air de la liberté a commencé de souffler. Il se passe un événement inouï, sans aucun précédent : les truands fraternisent avec les politiques. Oh ! je suis bien incapable de décrire la magie complète de ces effusions. Si vous en avez la possibilité, lisez de toute urgence les pages que mon grand, mon noble, mon si cher Soljenitsyne y consacre dans le tome 3 de l’Archipel du Goulag (pages 234 à 269 de l’édition originale en français). Quel grand malheur que tant de lecteurs ne lisent pas. Ou ne sachent pas lire. La totalité de ce texte, mais ces pages-là un peu plus, sont un chant venu des profondeurs, à la gloire de la liberté. Contre l’autorité. Contre l’État. En ce sens, et je sais très bien ce que j’écris, Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne, le slavophile, le chrétien orthodoxe, l’anticommuniste féroce était un immense anarchiste. Un frère. Je plains ceux qui le tiennent pour fretin, quand il était si évidemment géant.
Mais revenons à Kenguir. Le 16 mai, des héros inconnus brisent le mur séparant leur camp numéro 3 de deux autres. On ne peut imaginer plus fol défi à l’ordre. Les satrapes staliniens tirent et tuent treize détenus, puis laissent faire, espérant que l’affaire prendra la forme d’un viol de masse. L’un des camps ainsi libéré est en effet peuplé de femmes. Mais nul n’en touche aucune. Pas même l’un de ces truands qui n’auraient jamais hésité en d’autre circonstances. Dans la nuit, des libérateurs filent à l’isolateur – le cachot -, et en sortent 252 prisonniers. Dans les jours suivants, la grève générale insurrectionnelle est décrétée. Les promesses commencent, aussitôt trahies par les flics du lager. Une commission vient de Moscou, repart. Les flics rebouchent le mur. La révolte s’étend, se durcit, un Comité de grève voit le jour, qui durera jusqu’à la fin. On fabrique des piques et des couteaux, on pile du verre pour retarder l’entrée des soudards, s’ils entrent. Car il n’y a plus un seul garde-chiourme dans ce territoire miraculeusement libéré.
Je vous garantis qu’en écrivant ces mots, j’ai la main qui tremble. Je vous le garantis. Soljenitsyne raconte une atmosphère de grande fête politique, qui oscille sans cesse entre espoir et cauchemar. Les révoltés ont mis la main sur les vivres, et peuvent compter sur une eau abondante. Les affiches font leur apparition. On voit sur des bouts de papier l’essentiel de ce qu’il faut oser : « Les gars, tapez sur les tchékistes ! », ou bien « Mort aux mouchards, ces larbins des tchékistes ! ». Commentaire de Soljenitsyne : « Les heures de la liberté ! Des dizaines de kilos de chaînes qui vous tombent des bras et des épaules ! Ah, certes non ! on ne regrette pas ! Un jour comme celui-ci, ça en vaut la peine ».
La suite. Incursions et tirs de la flicaille stalinienne. Les insurgés creusent des galeries sous les murs reconstruits par les sbires, façon Gaza 2012. Ils créent une commission technique, et aussitôt une rumeur voit le jour : les zeks auraient mis au point des armes secrètes, qui feront merveille en cas d’assaut. Et le camp s’organise, sans l’État policier et ses chiens. La vie continue, et elle est incomparablement plus belle. On expérimente le vol d’électricité, et même la puissance des éoliennes. On ouvre un café. On fait de la musique. Parallèlement, les généraux staliniens débarquent à la queue leu leu sur un aéroport voisin. Ils viennent, repartent, montrent leurs épaulettes, se tâtent, téléphonent, regardent à la jumelle le camp de la liberté.
Nous sommes à un moment de grâce, qui ne peut pas durer. Les tueurs moscovites sont entravés, et depuis la mort de Beria, ne savent plus sur quel pied danser. Pactiser avec cette racaille ? Pouah ! Les mitrailler et disperser leurs cendres, comme ils ont fait pendant des décennies ? Et si le vent avait tourné ? Les salauds ont peur, ils hésitent. On organise des sommets où des émissaires passent d’un bord à l’autre, drapeau blanc au poing. Ceux de Kenguir ne savent jusqu’à quel point dire ce qu’ils pensent de ce régime atroce. Certains font semblant. D’autres moins. Les policiers continuent de flageoler.
Les détenus libres construisent une montgolfière, chargée de tracts, pour informer le monde du drame en cours. Elle se perd sur les barbelés de l’enceinte. D’autres ballons réussissent à atteindre la cité ouvrière toute proche. On a écrit sur le flanc des ballons : « Sauvez des coups les femmes et les enfants ». Car il y a des femmes et des enfants, nous sommes au paradis des travailleurs, n’est-ce pas ? Les flics harcèlent, ouvrent des brèches, photographient, filment, remplissent leurs dossiers. On tient assemblée générale sur assemblée générale, pour savoir s’il faut tenir, ou capituler. Mais il n’est pas question de retourner au chenil. Il est question de se battre, ou de mourir. Cela change de nos conforts petits-bourgeois, ne trouvez-vous pas, chers lecteurs de Planète sans visa ?
À la mi-juin, des tracteurs apparaissent dans la steppe. Pourquoi ? Et que tirent-ils ? On ne sait. On s’endort auprès d’une pique digne de 1789, alors que les assassins disposent de milliers d’armes automatiques. Assez ! Assez de ce faux suspense qui me semble tout à coup insupportable. Le 26 juin 1954, à 3 heures et demie du matin, les staliniens montrent leurs crocs. 1700 soldats, 98 chiens, cinq chars T-34 encerclent le camp, puis l’envahissent. On dit que les militaires, qui tiraient et tuaient sans discontinuer, étaient ivres. Ils étaient en toute certitude des ordures. Les chars écrasent les vivants, fichés à l’entrée de leurs baraquements. Et que peuvent des cailloux et des bâtons, fussent-ils de métal, contre les coques d’acier trempé ? Nul ne sait combien moururent ce jour-là. 500 ? Ni combien furent assassinés ensuite, après des procès truqués.
Moi, je vous le dis, les héros de Kenguir sont entrés dans mon panthéon personnel, et n’en sortiront plus jamais. En ces jours d’anniversaire, je pense à eux tous. Je verse ma larme. La bougie du souvenir brûle, lentement. Je sais ce qu’est la liberté. Je sais la reconnaître où elle apparaît. Et je sais la tyrannie, quel que soit son masque. Et il en est beaucoup.
* J’ai bien entendu pensé à ce film de Volker Schlöndorff, Der plötzliche Reichtum der armen Leute von Kombach, connu en français sous le titre : La soudaine richesse des pauvres gens de Kombach. Je l’ai vu à Paris au moment de sa sortie, en 1971 je crois. J’avais en tout cas 16 ans. J’espère que ma mémoire ne me trompe pas. Je revois des scènes en noir et blanc, dans la neige et les bois, dans le froid et la désolation de la misère. Je revois une révolte sans espoir. Mais nécessaire, mais cruciale, mais vitale. J’espère que je n’invente pas.