Mon ami, votre ami Frédéric Wolff m’a envoyé ses voeux. J’y joins les miens et vous précise que, si Planète sans visa est en déshérence, c’est pour la bonne cause des coquelicots (nousvoulonsdescoquelicots.org).
—————————
L’heure des vœux, chaque année, se rappelle à nous, et chaque année un peu plus, l’exercice s’apparente à une forme de conjuration. Où trouver les forces d’y croire, alors qu’il y a tant de raisons d’être pris d’épouvante, et finalement de renoncer ? Tous ces fronts où porter nos combats. Et cette facilité de la machine, en face, à tout récupérer, à détourner notre attention, à faire de nous de bons soldats de la société industrielle. Et il faudrait garder confiance en demain ou, à l’inverse, tenir l’effondrement pour inéluctable et s’en remettre à des experts de la vie administrée après avoir englouti les dernières miettes du festin ?
Des vœux, donc, mais pour quoi ? Pour combler notre besoin d’illusion ? Pour renouveler notre foi parce que, profane ou pas, il nous faut croire en quelque chose ? Force est de reconnaître que les grands récits de notre civilisation ont, à mes yeux, perdu en crédibilité. Définitivement. Je résume, en sachant qu’il conviendrait de développer, de nuancer parfois, mais cela entraînerait trop loin.
L’héritage des Lumières ? Ambivalent, pour le moins. A côté de ses apports indéniables, il y a aussi la part obscure. L’anthropocentrisme suffisant, fier de ne rien devoir à Dieu, à la tradition et à la nature1. Le culte du nouveau, nécessairement meilleur que l’ancien.
Le Progrès scientifique et technique ? Un regrès humain sur lequel prospèrent les ennemis de l’humain (les transhumanistes2), saisissant là une occasion de renouveler le prestige écorné du progrès. Autre astuce pour redorer le blason d’une science assujettie aux pouvoirs militaires, industriels et étatiques : le mythe de la recherche pure, fondamentale, publique, neutre, bref, quelque chose qui n’existe que dans la propagande éculée des imposteurs. Une classe sociale – les ingénieurs, les technocrates, les experts – a pris le pouvoir. Aux yeux de cette oligarchie, seule compte l’efficacité. A tout problème, une solution, une seule : la technique. Mieux encore, le problème, c’est la solution. La technologie saccage le monde ? Soyons donc innovants, fabriquons une technologie nouvelle pour réparer les dégâts de la précédente, puis une autre encore et une autre jusqu’à ce que mort s’en suive. A ce stade, ce n’est plus de la science, mais de la pensée magique. Et encore, gratifier de pensée ce qui, précisément, procède de l’impensé, c’est être bien charitable. Qu’importe si nous ne maîtrisons rien, si nous compromettons les fondements mêmes de la vie. Une innovation technologique viendra plus tard. Ou pas. Ce système est cinglé ? Criminel ? Les deux à la fois ? Les deux. Un seul exemple : le nucléaire et ses déchets, ses catastrophes, ses bombes. Merci la science pure.
La société de croissance infinie dans un monde fini ? Un désastre écologique, moral et culturel. Variantes en guise de diversion, le développement durable, la croissance verte, la transition énergétique. Trois des plus belles escroqueries de ces dernières décennies, pour une raison bien simple : l’impossible découplage entre croissance économique et croissance des consommations d’énergie, des déchets et des pollutions, sans même parler de l’aliénation et de la déshumanisation. Changer de moteur et d’énergie pour mieux continuer à fabriquer des objets futiles et nuisibles, plutôt que de changer de paradigme pour sauver le miracle de la vie sur terre. Hélas, les énergies vertes ne sont ni propres, ni renouvelables, ni respectueuses des peuples autochtones et des vies non-humaines3. Quant à l’efficacité énergétique, comment ne pas y voir une mystification de plus ? Par l’économie dégagée, elle conduit à accroître la consommation globale de ressources et d’énergie. Et donc, à aggraver la prédation, la pollution et le chaos climatique, dans une société inféodée à l’évangile de la croissance et du consumérisme. Les voitures consomment moins, mais nous roulons davantage, nous prenons l’avion, nous importons des marchandises de l’autre bout du monde…
Le numérique, le téléphone portable, la bagnole ? Des multiplicateurs de nuisances, ni soutenables, ni équitables, en dépit des impostures grotesques du Fairphone, de l’informatique libre, de la voiture propre. Ce qui devait nous libérer nous asservit. Jamais nous n’avons été autant déconnectés de nous-mêmes, des autres, de la nature. Nos savoir-faire, nos choix, nos capacités, nous les déléguons à des machines. Qu’avons-nous gagné ? Des ersatz de vie, des automates à la place des humains, l’illusion de la toute-puissance infantile, la surveillance généralisée, un devenir de données et de machine, un univers de prothèses faisant de nous des mutilés. Qu’avons-nous perdu ? L’autonomie, la pensée, la vie intérieure, la présence, le sens des limites, un monde où l’air était encore à peu près respirable, exempt d’ondes délétères.
Tant de promesses, parmi d’autres, pour aboutir à quoi ? A l’asservissement, à la laideur, à la sixième extinction des espèces. La cerise sur le gâteau ? Même pas foutu d’être heureux. Deux mille ans de civilisation pour en arriver là, ça valait le coup. Malgré leur naufrage, ces croyances continuent d’être assénées dans tous les grands médias, dans toutes les assemblées. Ceux qui se réclament du nouveau monde, de l’extrême gauche à l’extrême droite, sont incapables d’imaginer autre chose que le développement industriel, la techno-science, le numérique, la bagnole, les vacances à la neige, dans les îles, l’emploi qui vaut mieux que la vie… Incapables de rompre avec la vieille politique, avec la racine-même du désastre : la société industrielle. Tout juste bons à en appeler à augmenter indéfiniment la taille du gâteau, à le répartir plus équitablement, qu’ils disent, la main sur le cœur. Que ce gâteau soit toxique, que sa fabrication détruise des habitats, aliène à la tâche et empoisonne des malheureux, tout cela ne semble pas émouvoir les gardiens de l’ordre existant. Vivre sans la quincaille du bipède postmoderne ? Vous n’y pensez pas sérieusement ? Seriez-vous réac ? Limite facho ? Voulez-vous revenir à l’âge des cavernes ? Essayez donc de toucher, que dis-je, d’effleurer la voiture, l’avion, les écrans… et vous verrez. La révolution. Par contre, aucun vrai sursaut – ou si peu au regard des enjeux – face à la perspective d’un monde sans eau potable, sans terre vivante, sans climat propice à la vie. Ma foi, les techniciens trouveront une solution. On inventera des bagnoles qui dépolluent l’air en roulant, comme le prophétise le leader en chef de la France insoumise4. Tant qu’on y est, pourquoi ne pas imaginer des voitures fabriquées sans énergie et sans matières premières ? Mieux encore, des véhicules compostables, bio-circulaires pour mieux tourner en rond et éviter la fuite en avant. Et, tant qu’à faire, entièrement autonomes, sans route, sans bitume, sans fragmentation des habitats, sans écrabouillage d’âme qui vive… Un genre de télévoiturage universel, gratuit et accessible à toutes et à tous dans le cadre d’un grand service public, parce que n’est-ce pas, on est de gauche. Il suffit de demander à nos ingénieurs. En attendant, il faut vivre avec son temps, avoir confiance en nos hommes de science et d’industrie, rester positif, car c’est bon pour la santé.
Justement, la santé. J’allais l’oublier, celle-là. Incontournable, dans le souhait des bons vœux. Parce que la chose est entendue, n’est-ce pas. C’est une priorité de tous les instants. Voyez donc. Usines à fabriquer des malades et à les entasser dans des usines à prolonger l’agonie, agences sanitaires, académies de science et de médecine, et leurs prouesses héroïques pour défendre les industriels de l’amiante, du chlordécone, du glyphosate, de la téléphonie mobile, des vaccins et de leurs adjuvants toxiques. Et j’en passe. Avec un peu de chance, dans un siècle ou deux, ils vont découvrir que le poison tue. Ne jamais perdre espoir… Finalement, que demande le peuple ? A peu près tout le monde veut son bien. Si après ça, vous êtes souffrant, vous l’aurez bien cherché. Le responsable, c’est vous. Car dans ce monde, il n’y a pas de multinationales de l’empoisonnement. Plus facile de faire porter le chapeau aux individus plutôt qu’aux malfaiteurs du genre humain et non-humain5. Je ne prétends pas que nous n’ayons pas notre part de responsabilité personnelle, je la considère même comme primordiale, ne serait-ce que pour des raisons morales. Le capitalisme, c’est nous aussi, par notre mode de vie. Que nous le voulions ou non, et à des degrés certes différents, nous sommes parties prenantes de ce monde. Mais s’agissant des crapules de l’industrie et de leurs valets, c’est autre chose. C’est de culpabilité dont il est question.
Jusqu’à la nausée, j’abhorre ce monde et ses chiens de garde capables, dans le même temps et sans mourir de honte, d’en appeler à tout et à son contraire. La croissance et le respect des limites de la terre ; la biodiversité et l’abattage des loups ; les droits humains et les gadgets électroniques fabriqués par des esclaves ; la santé et la soumission aux pires lobbies qui soient, des nucléocrates aux forcenés de la téléphonie mobile, de la malbouffe, des fabricants de pesticides et de leur syndicat majoritaire ; la compassion dégoulinante, la lutte contre la discrimination et le déni quant au sort des sacrifiés de notre civilisation : les électro-hypersensibles, les chimico-sensibles, les suicidés de l’enfer industriel, les assassinés de l’amiante, des agro-carburants, du PVC, de l’aluminium, du nucléaire, de la bagnole, de l’industrie chimique, de nos colifichets, de nos déchets. Et les peuples du Sud écrasés. Et les animaux exterminés.
Des vœux dans ce cadre morbide ? Autant pisser dans un violon, ce qui serait dommage pour ce noble instrument ; étant donné les quantités de glyphosate plus qu’inquiétantes contenues dans nos urines, il serait plus judicieux de les retourner à l’envoyeur : les fabricants de poisons en tous genres et ceux qui les autorisent.
Sortir du cadre, donc. Rejeter ces croyances mortifères. Formuler un autre imaginaire à la mesure de l’homme et de la nature, le vivre, le défendre, dans les endroits où le vivant est menacé, avec force et détermination, comme à Notre-Dame-des-Landes, à Sivens, sur le chantier du TGV Lyon-Turin… S’attacher à une éthique de l’action, car les moyens déterminent les fins et dictent ce qui viendra après6. Boycotter massivement ce qui nous assujettit, nous rend malades, anéantit d’autres vies que les nôtres. Lancer la grève illimitée et générale des achats toxiques. Vous imaginez ça ? Cinq millions de grévistes, avec pour slogan le pouvoir du non-achat ? Pour commencer.
Un coup d’œil vers le ciel. La nuit est tombée depuis un moment. Pas un quartier de lune, pas une étoile filante. C’est loin d’être gagné. En attendant, écrire, relire, réécrire. Le sommeil viendra plus tard. Drôle d’impression en vérité. Vouloir porter les mots au plus haut et les voir retomber à la manière du rocher de la mythologie. Absurde ? A moins que justement, le sens soit à chercher du côté de cette lutte incessante à nommer, à combattre, à refuser son consentement. « Sisyphe heureux », pour reprendre les mots de Camus ? Et pourquoi pas ?
Pour finir, et en considération de ce qui précède, mes vœux pour cette année, quand même. Qu’elle vous soit clémente autant qu’il est possible, fleurie d’amitiés, de coquelicots, bien sûr. Qu’elle porte notre Appel7 vers tous les horizons. Qu’il y ait encore des refrains d’oiseaux, des joies de presque rien et des rumeurs d’abeilles, des conversations incandescentes à défaire et à refaire le monde, des fleurs sauvages et l’envoûtante beauté, longtemps, longtemps, chaque jour qui vient et fait battre les cœurs.
1 « L’homme est le terme unique d’où il faut partir et auquel il faut tout ramener […] Abstraction faite de mon existence et du bonheur de mes semblables, que m’importe le reste de la nature ? » Diderot.
2 Manifeste des chimpanzés du futur. Contre le transhumanisme. Pièces et Main d’œuvre.
3 Philippe Bihouix, L’âge des low-tech ; Frédéric Gaillard, Le soleil en face ; Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique.
4 « On va dire à nos ingénieurs : Non seulement vous allez faire des véhicules qu’on va vous dire, mais en plus vous allez nous faire des véhicules à impact positif […] C’est-à-dire qu’au lieu d’encrasser l’air, vous allez le nettoyer. » Jean-Luc Mélenchon, France 2, 18 octobre 2014.
5 Le développement personnel peut lui aussi contribuer à dépolitiser et individualiser des problématiques écologiques et sociales.
6 Viscéralement, je me défie des lendemains qui chantent, jonchés le plus souvent de millions de cadavres. De même, concernant les fausses oppositions. Simone Weill, la philosophe, l’a remarquablement bien exprimé à propos du fascisme et du communisme qu’elle tient tous deux pour criminels, empreints de la même emprise de l’Etat sur toutes formes de vie individuelle et collective, basés sur les mêmes dispositifs de militarisation, de parti unique et de servage.
7 Nous voulons des coquelicots, Fabrice Nicolino et François Veillerette.