Fièvre du soja au journal Le Monde

C’est ennuyeux, car ce n’est pas la première fois que je vous entretiens du journal Le Monde. Et de la même manière très critique. S’agirait-il d’une fixation ? Je ne le crois pas. Et d’un, je suis un lecteur de fort longue date, ce qui donne tout de même quelques droits. Et de deux, ce quotidien est dit de référence, ce qui signifie sauf erreur qu’on se réfère constamment à ses articles, supposés dire le vrai dans un monde d’incertitude et de pacotille. Et de trois, je suis journaliste, ce qui n’est pas un cadeau, mais n’est pas davantage une tare, a priori du moins. Je veux dire que cela aide à voir un journal tel qu’il est fabriqué, par une petite équipe aux choix discutables, sinon discutés. Bref. Je suis furieux. La lecture du Monde daté du 30 octobre 2007 m’a fait bondir, et j’espère que vous me comprendrez. Mais comme il s’agit d’une histoire à épisodes, le mieux est de raconter cela dans l’ordre, du moins dans celui que je vous propose.

Premier acte le 19 septembre 2007. Le Monde publie ce jour-là une enquête inouïe sur le soja au Brésil, L’Amazonie asphyxiée par le soja, signée de deux noms : Hubert Prolongeau et Béatrice Marie (http://www.infosdelaplanete.org). J’ai croisé Prolongeau il y a vingt ans, puis l’ai perdu de vue, mais je sais qu’il pige pour le Nouvel Obs, Elle, et donc Le Monde. Il n’appartient pas à la rédaction du quotidien, par conséquent. Quant à Béatrice Marie, j’ignore qui elle est. L’article est renversant, car il donne à voir – c’est une première dans la presse française – les liens évidents entre déforestation de l’Amazonie et culture industrielle du soja transgénique. C’est en outre un excellent reportage, dont je sais par expérience à quel point il est difficile à faire. J’applaudis intérieurement. Trop tôt.

Deuxième acte quinze jours plus tard. Une connaissance qui travaille au Monde me parle de tensions autour de l’article. L’ambassade du Brésil à Paris, très attentive comme il se doit à l’image du pays, s’est plainte auprès de la hiérarchie du journal. On commencerait à regarder le reportage d’un tout autre oeil. Bon, cela reste sans importance.

Troisième acte : le gouverneur brésilien du Mato Grosso, Blairo Borges Maggi, débarque à Paris à la mi-octobre, pour une opération de communication de grande ampleur. L’Iddri, un institut dirigé par Laurence Tubiana, ancienne conseillère de Lionel Jospin à Matignon, l’invite le 19 pour une conférence. Son titre, au son inimitable : Production agricole, commerce et environnement, le cas de l’État du Mato Grosso. Il faut préciser quelques points. Le premier, de loin, c’est que Maggi a été sévèrement étrillé par Prolongeau et Marie. Pour cause, d’ailleurs, car le gouverneur est aussi l’un des industriels du soja les plus puissants au monde. Voici un extrait d’un texte publié par Survival International au printemps 2006, qui vous donnera une idée du monsieur réel : « Le territoire des Enawene Nawe dans l’Etat du Mato Grosso est massivement défriché pour faire place aux plantations de soja et aux activités d’élevage. Le gouverneur de l’Etat et le ‘baron’ du soja, Blairo Maggi, l’un des plus importants producteurs du soja au monde, envisagent de construire des barrages hydroélectriques sur le territoire des Indiens afin de fournir en énergie l’industrie du soja. Maggi fait pression sur le gouvernement fédéral pour que les territoires indiens ne soient pas reconnus dans son Etat ».

Maggi est vraiment un homme important, et je vous invite à lire un article très détaillé qui remet tout en perspective à l’adresse suivante : (http://risal.collectifs.net). Le Monde, à juste titre du coup, suit avec attention la tournée de Maggi en France. On ne peut, je ne peux que supposer des contacts entre le journal, l’ambassade brésilienne à Paris, et l’entourage de Maggi. Comme je ne suis pas l’homme invisible, je n’y ai pas assisté, et j’en suis bien contrit.

Quatrième acte, qui me fait tendre l’oreille et le nez : le 24 octobre, il y a quelques jours à peine, Le Monde publie une lettre de la transnationale Cargill, vivement mise en cause, il est vrai, dans le reportage de septembre. Le service de com de la Cargill conteste toutes les accusations portées contre elle. C’est de bonne guerre, assurément, mais à la lecture de ce courrier, une question se faufile et s’installe en moi : pourquoi diable Le Monde ne répond-il pas à ce courrier, comme il le devrait ? N’y aurait-il rien à rétorquer ? Prolongeau et Marie seraient-ils à ce point incompétents qu’ils aient pu tout inventer ? Cargill s’exprime comme pour rétablir une vérité tronquée. Je dois vous dire que j’en sursaute.

Cinquième acte enfin, dans l’édition datée du 30 octobre, mais vendue dès hier à Paris, le 29. Je découvre avec stupéfaction un article en page 20, signé par la correspondante du Monde en Argentine. C’est un court reportage, probablement, mais ce n’est pas précisé, dans la foulée d’un voyage de presse. Cela se lit au travers des lignes sans difficulté. Et si même je me trompe, ce qu’à Dieu ne plaise, il s’agit d’un spot unique consacré à une entreprise agricole unique, entièrement dédiée au soja. Un « établissement modèle », comme l’indique sans manière la journaliste. Autrement dit, et si vous m’y autorisez, l’équivalent des villages Potemkine de la tsarine Catherine II.

Je ne mets pas en cause la journaliste en question, mais il faut tout de même dire un mot des correspondants installés dans une ville comme Buenos Aires. À l’égal de ceux, Américains ou Suédois, vivant à Paris, ils ne connaissent pas grand-chose au-delà des zones officielles et institutionnelles du pays. C’est ainsi, c’est comme ça. Donc, un bref reportage sur une entreprise « modèle » où l’on cultive intensivement du soja transgénique. Disons que le papier, quelconque, mérite un coin de page. Au mieux.

Mais tel n’est pas le choix de la hiérarchie du Monde. Bien au contraire, la décision est prise de gonfler cet article maigrelet jusqu’à le transformer en baudruche, sur une page entière de notre grand journal ! Avec un titre inouï, garanti 100 % idéologique : Argentine, le salut par le soja. On ajoute en outre de grands tableaux infographiques, une interview qui n’a rien à voir, un encadré lui aussi hors-sujet. Quel est le but d’un tel article ? Celui d’affirmer que le déferlement du soja est une chance véritable pour l’Argentine, qui lui permet de relancer spectaculairement son agriculture. Franchement, cela ne tient pas debout.

Où veux-je en venir ? Sûrement pas à la dénonciation d’un ténébreux complot. Ni même aux insupportables accointances entre ambassade et journalistes peu scrupuleux, qui existent il est vrai. Non, je ne veux pas croire au pire. Mais je suis sûr en revanche que les points évoqués méritent d’être reliés entre eux. Et dans tous les cas, je demeure interdit. L’information, ce serait donc cela ?

Post-scriptum (presque) sans rapport : dans la même édition du Monde, en date du 30 octobre 2007, mais page 7, une brève. Une infime brève invisible pour qui ne ratisse pas l’édition. Une reprise de quelques lignes de l’AFP. À New York, Jean Ziegler, rapporteur de l’ONU pour les questions alimentaires, vient de tonner comme il sait faire. Évoquant le boom sur les agrocarburants, il a fort justement réclamé un moratoire mondial de cinq ans pour arrêter un temps cette nouvelle trouvaille de l’agriculture industrielle. L’affaire est considérable, et met directement en cause le Brésil, et tout près derrière Blairo Maggi, roi du soja. Car le soja est une excellente matière première pour la fabrication d’agrocarburants. Ziegler parle directement de « crime contre l’humanité ». Quoi qu’on pense du personnage Ziegler, cette information mérite à soi seul un sujet. Mais Le Monde choisit un entrefilet. À New York, devant l’Assemblée générale des Nations Unies, Ziegler a reçu un accueil glacial de deux pays, les États-Unis et le Brésil. Mais Le Monde décide que tout cela ne mérite pas d’être porté à la connaissance de son excellent public français. Ainsi. Asi.

4 réflexions sur « Fièvre du soja au journal Le Monde »

  1. Laurence Tubiana est passée dans « CO2 Mon amour » le samedi 24 novembre. En gros, bien que sans doute sincère sur certains points, elle promeut une sorte de « croissance verte ». Après écoute, je trouve ça bien indigeste.
    Cela réduit l’étonnement suscité par le post ci-dessus de Fabrice.

    Allez, encore une personne à classer dans la catégorie « socialiste » où on a déjà mis Anne Lauvergeon et consorts.

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