J’ai été négligent, et même imbécile. À propos de l’Érika. Vous vous souvenez de cette marée noire de décembre 1999 ? Sans doute, mais je résume tout de même. Le samedi 11 décembre 1999, à quatorze heures, l’Erika signale une avarie par radio. Le pétrolier est dans le golfe de Gascogne, dans des creux de six mètres. Le 12, à six heures, il se trouve au sud de Penmarc’h, en Bretagne. À huit heures, l’Érika se brise en deux et lâche dans un premier temps 10 000 tonnes de fioul.
Dominique Voynet, ministre de l’Environnement de Jospin, est en vacances à La Réunion, et se perd dans des déclarations qui lui sont encore reprochées aujourd’hui, dont celle-ci : « Ce n’est pas la catastrophe du siècle ». Elle a raison, c’est certain, mais la politique lui donne tort, gravement. Au total, plus de 11 000 tonnes de fioul seront récupérées dans ce qui reste de cuves, mais 20 000 polluent des centaines de kilomètres de côtes. Entre 150 000 et 300 000 oiseaux de mer sont tués dans l’aventure, dont 80 % des guillemots de la zone. J’adore le guillemot, j’en ai d’ailleurs sauvé un en 1987, mais je n’ai pas le temps de vous raconter la chose, pourtant pittoresque.
Propriétaire du fioul – mais pas du navire -, TotalElf amuse la galerie, je vous passe les détails. À croire notre grand pétrolier, ce fioul serait de la catégorie 2, pleine d’hydrocarbures aromatiques, assurément cancérigènes. Cela la fiche un peu mal, mais enfin, on ne fait pas tourner les turbines à l’eau de rose, en tout cas pas encore. C’est juste à ce moment-là que je me suis montré imbécile. Car pendant des années, je n’ai cessé de recevoir des avis, textes, analyses, rapports, alertes du laboratoire indépendant Analytika, dirigé par Bernard Tailliez (ici). Et je les ai tous négligés.
Oh, je dois bien avoir une ou deux bonnes raisons pour cela. Mais surtout des mauvaises. Ces avertissements me semblaient, je crois, trop écolos pour être vrais. Je ne connaissais pas Analytika, je me méfiais de la bonne parole que le labo diffusait d’abondance. Je pense que j’avais tort. En résumé, sachez que très vite, l’Association des Bénévoles d’Erika (ABE), demande au laboratoire une analyse du fioul retrouvé sur les côtes. Or, surprise, celle-ci révèle la présence de chlorure d’ammonium quaternaire. Je ne vais pas faire le malin, j’ignore tout du sens de cette découverte.
Mais pas Tailliez. Confirmée depuis, la bizarrerie mène tout droit à une hypothèse hautement dérangeante : l’Érika n’aurait pas transporté du fioul n°2, utilisable, mais une infâme cargaison de déchets industriels spéciaux (DIS). Citation d’un rapport final d’Analytika : « Qu’il s’agisse de “boues de forage” ou de “déchets de raffinerie”, il est clair que tout ou partie de la cargaison de l’Érika était donc en fait constituée de DIS (déchets industriels spéciaux) ». Oh, oh, oh.
N’ayant pas enquêté, ignorant en outre dans le vaste domaine de la chimie industrielle, je suis bien en peine de confirmer quoi que ce soit. Mais désormais, je crois Tailliez. Oui, je crois que la cargaison de l’Érika contenait en réalité de purs et simples déchets de raffinage du pétrole, dont il fallait se débarrasser au moindre coût. Ailleurs, au loin. Ayant travaillé sérieusement sur le monde impitoyable du déchet dans le passé – notamment sur l’affaire Montchanin -, j’en ai retenu une leçon qui aurait dû servir avec l’Érika : tout est possible. Sur cette planète mondialisée, où l’on peut faire disparaître les pires poisons, de la région de Naples à la lagune proche d’Abidjan, tout est possible.
Et jouer le jeu du traitement, du retraitement, de la valorisation des résidus de l’activité industrielle coûte si cher que les tentations de contourner la loi sont constantes. Si je reviens ce jour sur l’Érika, c’est parce qu’une autre affaire vient d’éclater, qui concerne ArcelorMittal, géant mondial de la sidérurgie, avec 310 000 employés répartis dans 60 pays. Excusez du peu : on parle d’un trafic portant sur des millions de tonnes de déchets industriels, sous la forme – tiens donc – de fioul naphtalisé (ici). Au lieu d’être retraités à un coût bien sûr élevé, ce fioul aurait été revendu comme carburant de basse qualité pour des supertankers, grâce à une cascade de sociétés-écrans.
Vrai ? Vraisemblable en tout cas. Et j’oserai sans hésiter cette hypothèse générale : le trafic de déchets est consubstantiel à une industrie ivre de profits à court terme et de concurrence au couteau. Le monde tel qu’il va ne peut pas s’encombrer, dans sa marche triomphale vers l’abîme, de menues saloperies qui grèveraient ses résultats financiers. Et ce qui vaut pour les plus grands et les plus forts vaut également pour les plus petits. Je vous laisse méditer sur le sort des déchets nucléaires quand cette industrie intrinsèquement folle aura été confiée aux intérêts privés. Vous l’avez peut-être oublié, mais tel est bien le projet de Son Altesse Sérénissime Nicolas 1er, roi de France, empereur putatif de notre malheureux univers.
Un message qui n’a pas vocation à rester en ligne : y a une coquille !!! « Ayant travaillé sérieusementDONT sur le monde impitoyable du déchet », au 6e paragraphe. Voilà pour la vigilance.
Par ailleurs, je me mets au travail pour répondre à ta demande. Envoi durant la semaine (plutôt en fin).
« Le déchet le plus facile à éliminer est celui que l’on n’a pas produit. »
A ceux qui implorent « des croissances », proposons leur une alternative : « décroissance » ! Il faudrait juste changer la sémantique et trouver un terme plus « vendeur ». Les mots possèdent un pouvoir sur nos esprits en manque de structures et de lumière. D’où l’importance du choix des mots qui vont supporter un projet de société…
Pour finir, une petite citation d’un écrivain poète français (Pierre Mac Orlan) : « Le pétrole me paraît très nettement être l’odeur la plus parfaite du désespoir humain, si le désespoir humain a une odeur. »
le guillemot , c’est le pingouin breton . Il est très bien décrit dans un bouquin de Damien Vedrenne, Emmanuel Holder et François de Beaulieu : « Apprenez à observer la faune de Bretagne », une jolie petite mine . oui, apprenez vite !
j’ai entendu le texte qui suit à 17 ans pour la première fois . je suis restée abasourdie, je l’écoutais en boucle . c’est que j’aime la mer terriblement .
http://www.dailymotion.com/relevance/search/la%2Bsolitude%2Bleo%2Bferr%25C3%25A9/video/x653gq_leo-ferre-la-memoire-et-la-mer_music
On ne peut être sur tous les fronts et chacun a ses faiblesses, passagères ou fondamentales. Néanmoins, j’imagine que les alertes reçues par Fabrice ont été envoyées à de nombreuses personnes. Un Nicolino a pu laisser passer l’information ; mais comment cent Nicolino ont pu faire de même ? Il n’y a quand même pas qu’une poignée de journalistes spécialisés dans les questions environnementales !(?) Une seule chose est sûre, ou à peu près, aucun média grand public n’a relayé l’information.
Hacène,
Mais si, ton message de là-haut a sa place. Je te remercie à nouveau d’être vigilant. Puis, il n’y a pas que les coquilles, mais aussi des erreurs factuelles ou autres, plus graves. J’ai réellement besoin de votre lecture critique. Encore merci.
Fabrice Nicolino
Fabrice, je t’avais dit que je t’enverrai ce que tu m’avais demandé (un peu plus en fait, un petit dossier ad hoc) en fin de semaine dernière. Comme trop souvent avec ce genre de choses, je suis un peu en retard, sans la moindre excuse valable. Une tout de même, pas suffisante mais réelle, mes chères conditions de travail m’ont mené à une bonne crève fatigante, qui m’a fait perdre un peu de temps. Et puis j’ai la chance de partager mon ordinateur…
Je fais mon maximum pour ne pas trop traîner.
PS : j’ai bien compris que le dossier ne servira pas à grand chose, d’autant que tu n’accordes plus la moindre confiance à ceux qui ne mettent pas au premier plan cette question, mais je continues néanmoins. Cela me permettra de formaliser, ce qui est toujours bon.
Hacène,
Je peux être convaincu, mais, c’est vrai, difficilement. De toute façon, je te lirai avec plaisir.
Fabrice Nicolino
Bonjour
Le labo Analytika a subi suite a ses decouvertes, Voir reportage FR3, soit moins de 3 mois apres
– une inspection du fisc
– une inspection de la DRIRE
– une tentative de sabotage
Ouf, heureusement que la raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure.