Une seule sauterelle bondissante

Les amis, presque rien. Où j’habite, la sécheresse pointe son nez sous un soleil radieux, après tant de mois de pluie intense. Nous allons vers les beaux jours du dérèglement climatique. Et néanmoins, hier, quelques heures d’un petit bonheur que je partage volontiers avec vous.

Une maraîchère vaillante et jeune, qui reprend la ferme de ses parents. Nous avions rendez-vous chez elle, pour un sérieux coup de mains. Nous, une douzaine de voisins et d’amis. Il s’agissait de monter en cadence les arceaux de deux serres – 900 m2 au total – et de les placer dans des poteaux métalliques préalablement fixés au sol. C’est un boulot intense, qu’il faut coordonner, et bien sûr ne pas louper. Je parle là de près de trente arceaux géants à chaque fois, à lever au signal, à maintenir par miracle dans l’air chaud, puis à les faire descendre à coups de talon puissants dans leur réceptacle, plus d’une fois légèrement tordu.

Ce fut joyeux. Heureux, même, avec des pauses où coulait la bière fraîche, et selon moi, rien ne vaut une bière fraîche au milieu d’un boulot qu’on aime. Ce travail-là, bénévole, coopératif et solidaire, je dois dire que je l’ai adoré. Il m’a semblé en rentrant que nous offrions ensemble le spectacle d’un monde encore possible. Où tout redeviendrait comme avant. Comme au temps des sauterelles, par exemple.

Le père de la maraîchère, un type solide, capable de toutes les torsions, de toutes les trouvailles techniques, menait le chantier. J’ai parlé avec lui, lui demandant si je ne (me) racontais pas des sornettes. Je lui ai dit à peu près : « Dis-moi franchement, j’ai rêvé, ou quoi ? Dans ton jeune temps, ici même, est-ce qu’il y avait des sauterelles par millions dans les champs ? ». Et il m’a répondu à peu près cela : « Tu vois le champ derrière la haie ? C’était une prairie naturelle. On ne la retournait pas, on ne la semait pas de ray-grass, et il y avait de tout. Des sauterelles, des criquets, des grillons, des vipères, des papillons. Et puis sont arrivés les pesticides. Moi, tu vois, j’en ai mis, comme tout le monde. On passait un désherbant le long de la clôture, pour que les plantes ne finissent pas par arrêter l’électricité dans le fil. Ça faisait une ligne impeccable. Et puis on a vu que les châtaigniers crevaient. Et on a arrêté. J’ai arrêté en 2006, mais je suis le seul, dans le coin, et si j’en parle avec des collègues, ils deviennent fous ».

Sa fille, vaillante, entreprenante, intelligente, charmante, est bien entendu en agriculture biologique. Mais pour le moment, amis, les sauterelles ne sont pas revenues. Comme Pasolini jadis à propos de la luciole, j’échangerais volontiers une sauterelle bondissante contre la totalité de leur système de mort.

9 réflexions sur « Une seule sauterelle bondissante »

  1. votre histoire de sauterelles rappelle « Le rossignol de l’empereur de Chine »
    RIEN ne peut remplacer la nature
    en 1980 en marchant dans les Alpages entre France et Italie il y avait des dizaines de bestioles bondissantes à chaque pas, des quantités de papillons et de pensées sauvages jaunes ou bleu pâle
    je ne sais pas si tout ce foisonnement était encore là l’été dernier
    Ici, depuis une semaine il y a un orvet caché sous une planche de bois qui retient des cartons de paillage au potager près d’un nid de fourmis
    sous le grand pommier, petit bonheur
    je l’ai salué trois fois déjà avec précaution pour remettre la planche
    il ne bouge pas devant moi mais il ne se tient pas pareil à chaque visite
    je me demande s’il consomme les nymphes ( sortes de larves je crois) de fourmis ses voisines

  2. Bien heureux que vous ayez pu avoir cette journée ensemble à construire quelque chose. Trop cool. Ici dans le 19eme un couple de pies a construit son nid dans un tilleul en face de la fenêtre. Cinema. On attend maintenant le retour des martinets. Je compte justement repartir avec eux a la fin de l’été (haha).

  3. Bonjour Fabrice , il semble que le confinement soit flexible chez vous …
    Quand tu parles de sauterelles tu penses à ce groupe spécifique ou tu englobes les criquets ? Par ailleurs quand quand le père dit que les collègues deviennent fous c’est dans quel sens ?
    Enfin une question sur les prairies, celles où broutent encore les vaches, en france.
    Faut il considérer que les engrais synthétiques soit généralement les NKP ( azote phosphore potassium ) que les exploitants épandent dans les prés pour faire du foin, sont à proscrire de la même manière que les pesticides ?

    1. Cher Vegaby,

      Il ne t’a pas échappé que notre gouvernement chérisouhaite que l’on aide les paysans. Ceci explique cela. Je pensais aux sauterelles, aux grillons, et aux criquets, oui. Les engrais dont tu parles ne posent pas les mêmes problèmes que les pesticides, mais ils sont eux aussi problématiques. Vaste sujet.

      Fabrice Nicolino

    2. Cher Vegaby,

      J’oubliais les collègues. Ils deviennent fous, car l’usage des pesticides est tabou. Ils ne veulent pas entendre parler de leur dangerosité.

      Fabrice Nicolino

  4. Oui, mais « …la seul´chos´qui compt´C´est l´endroit où s´qu´ell´tombe… » comme disait Boris pour la bombe du tonton, et quand la bondissante sauterelle débarque en Afrique de l´Est ou en Asie avec des millions de copines, elle apporte la désolation, donc la famine et la mort.

    1. Très chère Martine,

      Tu as bien raison de parler de ces nuages de milliards d’insectes. Les fléaux sont de tout temps, mais l’époque est aux désordres et déséquilibres majeurs.

      Fabrice Nicolino

  5. cher Fabrice,

    j’ai la naiveté de penser que certaines choses vont dans le bon sens de la prise de conscience et du changement des habitudes. Je pense en particulier à l’approvisionnement local. Ca ne bouge peut être pas très vite mais ca bouge, à mon humble avis.

    Par contre, je ne vois pas trop de gouvernements réellement bouger. Je n’ai plus d’illusions à ce niveau là. Combien d’incendies, épidemies … seront encore nécessaires ?

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