Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 2

L’article ci-dessous est la suite de celui qui précède et ne peut se lire indépendamment. Pour aller plus vite qu’hier, disons que je recopie le texte d’une longue enquête sur le Bangladesh, paru en octobre 1992. Et retenez que cet épisode 2 n’est pas le dernier.

C’est le premier dérapage de cette affaire. Pour des raisons strictement politiques, aggravées par un calendrier serré, la France a fait confiance à des ingénieurs dont l’intérêt bien compris est de retenir les méthodes les plus lourdes et les plus coûteuses. Joël Maurice ne conteste pas la précipitation. « C’était clair, il fallait déboucher avant le Sommet de l’Arche, dit-il. Pendant près d’un an, j’étais une sorte de secrétaire général d’un groupe qui se réunissait tous les mois dans le bureau de Jacques Attali. L’étude, plus j’y pense, et plus je me dis qu’elle a été faite en un temps record. Début décembre 19988, nous découvrions le problème, et le 31 mai 1989, nous remettions l’étude de Dhaka aux Bangladeshis. Si l’on songe que l’ordre effectif a été donné en janvier et que l’étude proprement dite a débuté en février, on mesure notre rapidité. Tout a été payé par le gouvernement français, soit un don total de vingt-cinq millions de francs qui n’a d’ailleurs pas été totalement dépensé ».

La somme est néanmoins énorme pour une étude menée au pas de charge. Les ingénieurs se relaient sur place, le plus souvent sans connaître le pays et ses étonnantes particularités physiques. Henri Garros-Berthet, par exemple, chargé de la déterminante partie « Hydrologie » de l’étude, ne consacre qu’une seule visite sur le terrain et n’a pu observer le fleuve Jamuna qu’à l’étiage. « Nous avons travaillé là-bas trois mois environ, dit-il, de février à mi-mai, avec deux ingénieurs bangladeshis. Pour ma part, j’y ai passé environ un mois et demi, à collecter des documents et à faire mouliner des ordinateurs. Je n’ai pas, je dois le dire, de connaissance personnelle, du déroulement d’une crue ».

Le 31 mai 1989 – chose promise, chose due -, le FEC remet son étude. C’est une mallette bleue, lourde de dix kilos de documents. « Chaque société, admet Bernard Goguel, a eu la tentation de rajouter de la paperasse pour montrer qu’elle avait travaillé. C’est néanmoins une bonne étude, mais si nous avions eu un an et demi pour la réaliser, comme c’est la règle, elle aurait probablement coûté de 15 à 20 % moins cher. Et nous aurions évité des doublons , quelques duplications ou contradictions ».

Bonne étude ? Les ingénieurs proposent de bouleverser les conditions de vie du pays en endiguant massivement les trois fleuves du Bangladesh. Selon les variantes, de 3 300 à 4 000 km de digues d’une hauteur de 4,50 m à 7,40m seraient construites sur vingt ans, pour un coût de cinq à dix milliards de dollars. Dans ce pays sans pierre, il faudrait importer une grande partie des matériaux de construction, les engins de travaux publics et les ingénieurs. Dans ce pays sans terre, où la concentration atteint couramment plus d’un millier d’habitants au km2, 20 000 hectares seraient repris aux paysans et 180 000 personnes – c’est le chiffre des aménageurs, très sous-estimé – seraient expropriées.

L’étude française, payée rappelons-le sur fonds publics, n’est pas, malgré certaines apparences, une farce. Elle ne comporte pourtant aucune étude d’impact du gigantesque ouvrage. Rien. « Nous en étions à l’avant-projet, explique Joël Maurice. Et à ce stade, nous avions intégré l’environnement autant qu’on le pouvait ». Précisément, c’est dans le cadre de cet avant-projet que les experts auraient dû examiner les diverses solutions permettant de lutter contre les crues. Or seul l’endiguement a été étudié. « Nous n’avons pas travaillé sur d’autres possibilités, précise Joël Maurice, car ça nous paraissait une réponse appropriée au problème posé. Mais peut-être nous sommes-nous trompés ». Une modestie tardive, et qui ne répond pas à toutes les questions.

Le rapport français est ainsi muet sur une dimension essentielle du problème : la gestion régionale de l’eau. Le Bangladesh fait partie d’un bassin qui comprend  aussi une partie du territoire de l’Inde, du Népal, du Bhoutan et de la Chine (le Tibet). Maîtriser le cours de fleuves comme le Gange ou la Jamuna, dont la plus grande partie coule hors du Bangladesh, est impossible sans une coopération régionale. L’explication de cette aberration est simple. Il y a eu veto indien. New Delhi a fait savoir d’emblée à Jacques Attali qu’il n’était pas question pour l’Inde d’être associée à la lutte contre les crues de son voisin. Entre les deux pays, la guerre de l’eau depuis que l’Inde a construit le barrage de Farraka sur le Gange, à 17 kilomètres de la frontière. Le Bangladesh l’accuse régulièrement de détourner l’eau du fleuve à son unique profit.

Jacques Attali devait-il, dans ces conditions, donner le feu vert à une étude aussi lourde de conséquences ? « Politiquement, reconnaît Bernard Goguel, il n’était pas question d’aller chercher des solutions techniques hors du Bangladesh. Nous le savions, c’était la règle du jeu ». Autre question taboue : la corruption. En 1986, le très libéral The Economist décerna au Bangladesh le titre disputé de «  pays le plus corrompu du monde ». C’est un pays où tout s’achète, du moindre policier jusqu’au ministre. « Même les renseignements techniques se paient, renchérit Bernard Goguel. En moyenne, il faut compter, quel que soit l’objet d’une transaction, de 5 à 8 % de bakchich. En deux ans, le plus petit responsable a de quoi payer des études à ses enfants ». De 1981 à 1988, les dépenses militaires ont augmenté de 73 % en termes réels tandis que celles pour l’éducation baissaient de 15 %. « Il était clair, affirme Joël Maurice, que lorsque Jacques Attali a rencontré les autorités du Bangladesh, celles-ci ne demandaient pas un cachet d’aspirine, mais une protection structurelle ». On le comprend d’autant mieux que le dictateur d’alors, le général Ershad, voyait dans l’aide française l’occasion de fructueuses combines pour lui-même et ses fidèles.

Les élites urbaines, les rares industriels et les paysans riches du pays ont fait bloc derrière le dictateur. En partie pour les mêmes raisons, en partie pour assurer une protection durable de leurs biens. « Il existe au Bangladesh, dit Barry Dalal-Clayton, de l’Institut international pour l’environnement et le développement, un lobby, avec des soutiens politiques au plus haut niveau, en faveur de l’endiguement des principales rivières du pays ».

Quant au peuple misérable des campagnes, nul n’a songé à le consulter. Le Service civil international (SCI), une active ONG dirigée au Bangladesh par Mujibul Huq Dulu, a lancé eÀn 1987 un programme de développement en faveur des habitants de la Jamuna, la « rivière qui danse », comme l’appellent les paysans. Ceux-ci y vivent sur des chars, des bancs de sable et de limon, que la Jamuna remodèle sans cesse, obligeant les habitants à déménager. Les plus vieux hameaux n’ont pas vingt ans. (À SUIVRE)

3 réflexions sur « Les digues du Bangladesh (Attali au-delà de la honte), épisode 2 »

  1. Cher Fabrice

    Pendant que certains gémissent d’autres agissent (vieux slogan de Lalonde).

    Comme le Grenelle de l’Environnement a été un succès retentissant, le ministre du Bordloo lance le Grenelle de la Mer.

    La Mer d’où ? La mer de partout ?

    Pour avoir une précision sur la mer d’où, je citerai un des grands experts qui prendra un bain de siège à ces assises, Erik Orsenna.

    Vice-président du groupe de travail sur la gouvernance, il a ironisé en rappelant qu’il occupait à l’Académie française le siège du commandant Cousteau et qu’il avait de ce fait « une solidarité par le séant ». On situe mieux les débats.

    Quant à Christian Garnier de la fédération France nature environnement (FNE) – 3.000 associations et rien qu’en France, s’il vous plait ! – il approuve la démarche mais veut « une stratégie de la mer avec des scénarios de rupture ». Rupture des promesses comme pour le premier Grenelle, vraisemblablement.

    Ou rupture des digues qu’Attali n’a pas encore construites…

    Une chose est sûre, Grenelle ou pas, on n’est pas sortis de la mer…

    MH

  2. Cher Mathieu,

    Je m’apprêtais à parler du Grenelle de la mer au moment où s’est imposée à moi le souvenir d’Attali. Je ne regrette pas, car l’histoire des digues renvoie exactement au néant assuré du Grenelle de la mer. Note que j’en parlerai quand même après avoir saoulé mon monde avec le Bangladesh, dont tout le monde se contrefout. Bah !

    Fabrice Nicolino

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *