Siphonnés et siphonneurs s’attaquent à un lac (cambodgien)

Y a-t-il plus prédateur, plus destructeur, plus violent qu’un ancien bureaucrate stalinien devenu capitaliste ? Je ne suis pas certain. Les gens qui ont servi les régimes communistes ont appris d’eux le mépris abyssal du peuple, des petits et des sans-grade. Voyez ce qui s’est passé dans l’ancienne Union soviétique, où des milliers de cadres de l’État et des « organes » – le KGB – se sont rués sur le pétrole, l’acier, le gaz, les forêts.

En Chine, il y a une sorte de coexistence entre pontes momifiés du maoïsme et grands managers de taille désormais internationale. Et parfois, les premiers, ou leurs enfants, sont les mêmes que les seconds. Vous verrez, nous verrons tous ce qui se passera à Cuba, quand le stalinisme tropical des frères Castro aura disparu, ce qui ne devrait plus tarder. La Havane, cette formidable ville au bord de la mer, est déjà aux mains, clandestinement, de certains chefs castristes qui continuent de mimer la révolution tandis qu’ils préparent l’invasion. L’invasion du dollar et de la spéculation immobilière. Il ne faudra plus longtemps avant que le Malecón, ce boulevard qui sépare La Habana Vieja de la mer ne devienne le rendez-vous des vrais grands friqués de la terre.

Reste – entre autres – le cas cambodgien. Je résume et survole : en janvier 1979, après une guerre-éclair, l’armée vietnamienne s’empare de Phnom-Penh, la capitale des Khmers rouges. Les grands voisins de Hô-Chi-Minh-Ville, qui ont tant aidé ces criminels à prendre le pouvoir en 1975, ne supportent plus un régime proche de la Chine, cette Chine qu’ils ont fini par abhorrer. Les Khmers rouges s’enfuient, et un nouveau régime, favorable aux intérêts vietnamiens, prend leur place.

Après quelques péripéties sans intérêt, le parti fantoche des Vietnamiens devient Kanakpak Pracheachon Kâmpuchéa, soit le Parti du peuple cambodgien (PPC). « Communiste » évidemment, ce mouvement se révèle n’être qu’un regroupement d’affairistes comme il est peu dans le monde. On a beau chercher dans les recoins, on ne trouve guère : le Cambodge d’aujourd’hui est littéralement vendu, pièce par pièce, à qui veut bien acheter. L’ONG Transparency International – certes, ses chiffres sont discutables – classe chaque année les pays de la planète en fonction de leur degré supposé de corruption. En 2007, le Cambodge occupait la 162 ème place sur 179.

Si j’évoque le sort de ce pays martyre, c’est parce qu’un nouveau projet de forban menace le seul lac de la capitale, Bœung Kak. Des milliers de pauvres sont installés sur ses rives, dans des cahuttes en bois surmontées de tôle ondulée, avec hamacs. Ils pêchent, cultivent du liseron d’eau, farfouillent, bricolent, survivent. Les puissants du palais, de leur côté, se remplissent les poches aussi vite qu’ils peuvent car, évidemment, combien de temps peut durer un tel pillage ? Tout y passe en effet : le bois tropical, les pierres précieuses, les femmes, les gosses. Tout.

L’été 2008, les riverains du lac Bœung Kak apprennent sa disparition programmée. Vous avez bien lu, comme moi : disparition. Un sénateur du parti au pouvoir, Lao Meng Khin, a été opportunément nommé directeur d’une société coréenne, à moins qu’elle ne soit japonaise, qui s’appelle en tout cas Sukhaku. Et son ami le gouverneur de Phnom Penh, lui aussi hiérarque du PPC, a aussitôt décidé de lui vendre le lac, tout bonnement, pour la somme de 79 millions de dollars. Je ne vous ferai pas l’injure de vous demander où ira cet argent.

Quant au lac, on le siphonnera en totalité, de manière que poussent en lieu et place des centres commerciaux et des résidences de luxe en priorité destinés aux touristes étrangers, cette lie de toute terre humaine. Si vous souhaitez en savoir davantage, je vous laisse deux liens en français. Le premier est un communiqué d’Amnesty, que je trouve pour ma part lamentable, qu’on me pardonne (ici). Tel que je le lis, il donne son accord à la destruction, à la condition d’y mettre les formes. Le second est un article fort bien fait d’une Française installée en Asie, Catherine Monin (ici). Bien des choses y sont dites, y compris entre les lignes.

Encore des mauvaises nouvelles ? Je le crains. J’en suis même à peu près certain. Et je comprends de mieux en mieux ceux qui se bouchent les oreilles et se pincent le nez. Mais je ne sais pas faire autre chose de mes dix doigts. Notez qu’il est encore temps, peut-être, de me lancer dans le maraîchage. Ne riez pas, j’y songe.

16 réflexions sur « Siphonnés et siphonneurs s’attaquent à un lac (cambodgien) »

  1. Si l’on peut relever une constante quant au devenir des idéaux humains, c’est qu’il y a toujours une classe d’élites prêtes à détourner l’idéal de départ à leur seul avantage. Finalement contrairement à ce que nous croyons, nous ne sommes qu’une simple espèce animale trés envahissante qui vit en meute avec quelques dominants et une majotité de dominés. Ce constat ne laisse que peu d’espoir sur l’issue de l’aventure humaine.

  2. Jean-Christophe,

    Jusqu’à un certain point, oui. Mais il existe aussi cette minuscule cohorte qui a toujours contrarié la marche en avant des brontosaures de l’espèce humaine. Comment les qualifier ? Des grains de sable, des gêneurs, des imbéciles ? Ils existent en tout cas, et ne gagnent jamais aucune bataille, car quand la partie est terminée, ce n’est jamais vers eux qu’on se tourne.

    Il n’empêche. L’aventure humaine est faite du pire. Mais il arrive qu’on trouve mieux. Je reconnais que la recherche peut se révéler longue, et parfois même sans objet. Et puis ? Je t’offre ces quelques vers du poète León Felipe, mort à Mexico le 18 septembre 1968, tirés du poème Como tú. Comme toi. Il y parle d’une petite pierre, semblable à nos vies, légère et fragile. Un simple gravier qui roule le long des chemins, qui s’enfonce dans la boue, qui resplendit quelquefois au soleil de la route. Cette petite pierre dérisoire sert aussi à armer les frondes. Sait-on jamais, Jean-Christophe ?

    Fabrice Nicolino

    Así es mi vida,
    piedra,
    como tú. Como tú,
    piedra pequeña:
    como tu,
    piedra ligera;
    como tú,
    canto que ruedas
    por las calzadas
    y por las veredas;
    como tú,
    guijarro humilde de las carreteras,
    como tú,
    que en días de tormenta
    te hundes en el cieno de la tierra
    y luego
    centelleas
    bajo los cascos
    y bajo las ruedas;
    como tú,
    que no has servido
    para ser ni piedra
    de una lonja,
    ni piedra de una audiencia,
    ni piedra de un palacio,
    ni piedra de una iglesia…
    como tú, piedra aventurera…
    como tú,
    que tal vez estás hecha
    sólo para una honda…
    piedra pequeña
    y
    ligera…

  3. La petite pierre et la fronde y suffiront-elles ? Y a-t-il dans l’histoire un seul exemple d’une communauté agricole qui ne soit pas tôt passée sous la coupe d’une sinistre caste guerrière épaulée par les curés de service ? Je cherche… Il me semble que ça vaut la peine d’y songer au moment de passer au maraîchage.

  4. Une fronde n’est jamais qu’une fronde. Mais enfin, n’est-elle pas aussi le symbole d’un combat toujours renouvelé, toujours actif, toujours à l’oeuvre ? Même si j’étais sûr de l’inutilité d’envoyer mon caillou, faudrait-il que je le garde dans ma poche ? Et tous les empires ne sont-ils pas mortels, malgré tout ?

    Fabrice Nicolino

    PS : pour le maraîchage, je ne fais que réfléchir. On verra.

  5. C’est l’avenir : l’autonomie alimentaire ! Fabrice franchissez le pas du maraïchage !
    J’ai en tête un texte de Patrick Font (celui de Font et Val) sur les paysans. « Une poule, une chèvre et peinardos ! (…) Les paysans vous nous faites chier avec vos cheptels de 5000 bêtes » (ils évoquent les gros paysans les agro entrepreneurs des années 70) et conclut par cette chute hilarante : « est-ce que j’ai 2000 teckels dans mon appartement ?! » Il faudrait retrouver l’intégralité du texte, c’est à pleurer de rire et tout était déjà dit…

  6. Le maraîchage est un sacré boulot où il faut avoir un bon dos, si l’on possède un terrain adéquat. Rotations de cultures, semis, repiquage, compostage, entretien d’un cheval ou d’une mule, voir deux, préparations, vente sur un marché, sans compter les taxes sur tout…et n’importe quoi. Surtout bien se renseigner auprès d’un Maraîcher qui est « bio » à fond. Celui qui vous parle de son compost un peu trop pailleux, des rotations qu’il loupe, de sa jument suitée…Celui chez qui vous pensiez ne rester que deux heures…car il n’a pas le temps ! Pour ceux qui hésitent, il reste les produits transformés car les carottes sont cuites, ou pas loin de l’être. En attendant, celà vaut le coup d’être tenté !

  7. j’ai bien peur que l’empire soit le seul mouvement perpetuel ,et aussi creer par la cupidité de l’homme.Si quelques personnes se démarquent par leurs liberté a se soustraire d’un modèle destructeur et etre ainsi dans l’insoutenable légerté d’etre ,et de se débarrasser du désir du pouvoir quelle qu’il soit ,la plupart revent éveiller de s’acheter le dernier i pod,et par parabole d’arracher la vie qui est « elle »source de reve et de respect entre les peuplent.

  8. @ Fabrice,

    Pour rester dans l’esprit de ce que vous venez d’écrire, cette phrase d’Honoré de Balzac: « La résignation est un suicide quotidien. »
    Si l’on se réfère à ce que vous dites dans les billets de ce blog et dans vos livres, on vous imagine mal vous lancer dans la culture intensive de légumes ou de (certains) fruits qu’est le maraîchage.

    René.

  9. Merdum!
    Fabrice Nicolino comme maraicher, c’est la défaite du journalisme indépendant. La corruption organisée a déjà eu la peau d’Alain Robert. Beaucoup se retrouveraient sans armes, l’information a besoin de guerriers comme Fabrice, tout ne fait que commencer, n’oubliez pas que nos adversaires sont si planqués, si distants qu’ils peuvent manipuler nos imaginaires et nous maintenir dans une zone négative de fantasmes, zone d’où il est par définition impossible d’agir. Utilisons leurs armes, achetons des terres et faisons circuler les messages, je ne pense pas que tout le monde est envie de se suicider, ni de passer à côté de la simple saveur de vivre contre un i-pode!

    J’ai toujours aimé « les 7 samouraïs » de Kurosawa, ce film dans lequel des villageois soumis se relèvent en apprenant quelques techniques de combat auprès de samouraïs romantiques. Il y a eu au Japon une période de l’histoire qui a vu des samouraïs fatigués d’un quotidien précaire et suicidaire, à nuire à leurs frères pour une idole (ça me rappelle quelque chose) et qui ont mis leur technique de combat au service d’une autre cause, et les guerres entre shogunats n’ont plus trouvé de gens « motivés ». La paix est revenue sans guerre( mais pas d’un coup de baguette non plus)…à réfléchir.
    Je m’exprime mal, mais j’espère que l’essentiel passe.
    Nous pouvons être de simples grains de sable dans les rouages, nous pouvons aussi cesser d’en être l’huile, pour être l’huile ailleurs. Tout le monde ne peut pas être maraicher, même si tout le monde peut arracher et planter. Mais l' »huile » d’un autre paradigme que celui du « marché corrompu » a peu de temps pour s’inventer, il faut cesser de rêver un autre monde à partir d’un monde au sein duquel c’est notre pensée qui est déprimée. Les « huiles d’en ô » finiraient par penser qu’elles sont dans le vrai, que l’humanité court nécessairement à sa perte et qu’ils n’en sont que les instruments…ils seraient même les plus à plaindre, si on les écoutait.

    Je sens que la conscience progresse grâce à l’exposition des faits, il y a une guerre entre l’information et le lobbying, que « Sarkozy » pense déjà avoir gagnée, sur les mots seulement.(le narcissique est aussi un naïf qui confond vision profonde et reflet de sa propre image).

    Reprenons à notre compte ces 3 mots, nouvel, ordre, mondial…et défaisons ensemble cette pensée magique qui en soi n’a rien de nouveau, est catastrophique, quand au « mondial », plus on est de fous à rouler aux nécrocarburants et moins ya de riz doré.
    Oui, c’est vraiment désespérant, c’est là qu’il y a beaucoup d’énergie! Mais bon, on ne peut pas se satisfaire du positivisme consumériste, c’est pas non plus pour devenir des déprimés précaires prolétarisés… »bordel à cul », comme dirait Philippe Caubère.

    Baisers aux poètes vivants que sont les vrais journalistes, les vrais maraichers BIO, les promatta et tout et tout.

    Guirec

  10. Ben oui…A chacun son truc… Je cite, donc je suis, ou comment ne pas confondre culture et maraîchage…C’est certain. Bien, je m’en retourne chez les Sauvages…Ou ce qu’il en reste. A propos, ils ne savent même pas ce que c’est qu’un écologiste !!!

  11. Ces décideurs du Cambodge ou d’ailleurs, ne savent pas ce que c’est que la pêche, pour oser siphonner un lac, encore des abrutis qui veulent donner des leçons de développement.

  12. @Marie…oui Denis de « clair torrent », je voulais dire.
    Alain c’est le type qui grimpe au gratte ciel déguisé en spiderman, désolé. J’ai confondu les supers héros.
    Quelle idée de s’appeler prénom prénom!
    Chaperon Rouge, merci pour le lien.
    Fabrice, merci pour LES liens quotidiens.
    Je met celui là, pas bête du tout:
    http://www.prommata.org/

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