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Frédéric Wolff veut faire la paix

J’écris ces lignes à la veille du salon de l’agriculture. Je n’y suis jamais allé et je n’irai jamais. Par contre, j’ai eu la chance de connaître un jardinier rêveur : Raymond – tel est son prénom, le même que celui du paysan auquel Fabrice s’adresse dans son dernier livre, c’est ainsi, le fruit du hasard, appelons ça ainsi. C’est de cette rencontre que j’aimerais parler. Du miracle de la terre et de ce qui la menace : le bétonnage, les fermes-usines verticales, les poisons pour la bonne santé des plantes et du vivant…

Faire la paix avec la terre

Il y a ces mots dans les yeux de Raymond. Dans sa main, il a mis un peu de terre. Il la respire, il l’émiette. C’est comme une fine semoule qui tombe de ses doigts, comme des poussières du temps. Un sourire éclaire son visage. Cette bonne vieille odeur de forêt… Il y a sa vie dedans. Il se relève en s’aidant de sa binette qui lui sert de canne. Nous le suivons pour un tour de jardin. Son jardin d’une vie, son merveilleux jardin. C’est l’été. Chaque plante porte un nom, chaque herbe est un voyage. Quand on vit à hauteur de pâquerettes, tout devient grand.

Il y a des arbres, des buttes où se mêlent des légumes, des fleurs, des groseilliers, des simples… Et de la paille, beaucoup de paille, des restes de feuilles mortes, des herbes fauchées. Un fouillis magnifique et fertile. Un monde où chaque vie devient toutes les vies.

Tant de légumes sur si peu d’espace, comment est-ce possible ? Raymond a un geste de déférence. Humain, humus, humilité… Les mêmes racines. Dans son geste, il y a une grande douceur. Pas de machine à retourner et à pulvériser, ici. Violenter le moins possible. Un jardin, c’est un enfant qu’on met au monde. On le rêve d’abord pendant les mois d’hiver. On prépare sa venue et quand il arrive, il faut être présent, suffisamment, mais sans excès. L’essentiel se fait quand on ne fait rien. Accompagner, c’est tout, avec des gestes d’amour. Rester à sa place. Le reste nous échappe et c’est ainsi.

Des poules grattent le sol, un rouge-gorge déniche un vers et s’en va festoyer sur une branche, un peu plus loin. Faire la paix avec les animaux. Il y a ces mots aussi dans le sourire de Raymond.

Un verre de verveine citronnelle ? Ça vous tente ? L’après-midi touche à sa fin. Je repars avec une poignée de graines et le visage de Raymond, ses rides qui sillonnent son front dans la lumière du soir. Je me promets de revenir plus tard. J’ai du chemin à faire.

Dix-sept ans ont passé depuis ce jour. Cette semaine, l’envie m’est venue. J’ai pris une poignée de graines et je suis retourné vers lui pour lui donner, pour lui dire ce qui avait germé en moi, depuis.

J’ai cherché son jardin pendant des heures et finalement, j’ai dû me rendre à l’évidence : il n’en restait plus rien. Plus un arbre, plus d’heures lentes à rêver, à respirer les odeurs de forêt. Plus de jardinier rêveur.

A la place, une route, un parking, des commerces. Difficile à dire précisément, tant le lieu est méconnaissable. J’ai semé ma poignée de graines sur un talus d’herbes rases, là où hier, peut-être, s’élevait une butte de poireaux, de phacélie et de carottes. Quelques mètres carrés épargnés par le béton.

Chaque année, c’est par dizaines de milliers d’hectares que le désert gagne. Pas un désert de sable, mais de bitume. L’équivalent d’un département français tous les sept ans, à ce que l’on dit. Un désert virtuel plus vaste encore, si l’on considère l’état de bien des sols, stériles sans perfusion chimique. Des sols malades, pour ne pas dire des sols morts.

De la terre, des animaux d’élevage – 60 milliards tués chaque année dans le monde – aux humains, la frontière est poreuse. Des sols, des plantes, des animaux malades et, un jour ou l’autre, des humains malades. Et ce n’est pas à renforts de phytosanitaires – des poisons pour la bonne santé des plantes, excusez pour l’oxymore, mais il n’est pas de mon fait –, ce n’est pas à coups redoublés d’antibiotiques que l’on guérira du mal.

Faire la paix, Raymond… Tu te souviens ?

Si tu savais ce qu’ils préparent pour notre bien. Après la ferme des mille vaches, des fermes verticales sur cinquante étages, cent trente-deux dans les projets les plus fous. Des usines éclairées par des LED avec, en guise de sol, des tissus organiques Des capteurs et des algorithmes pour calculer, à chaque instant, les besoins des plantes en eau, en nutriments et en lumière. Des poissons et, pourquoi pas, des poules, des vaches à cent mètres au-dessus du sol… Tout serait sous contrôle, absolument tout. Pas d’herbes indésirables, pas de ravageurs venus d’on ne sait où. Pas d’herbicides, donc, ni d’insecticides et de fongicides. Des produits « bios » et locaux, au cœur des mégapoles intelligentes ; plus de transports inutiles par conséquent, si l’on excepte ceux des intrants et des matériaux de construction. L’efficacité maximum avec phyto-épuration des eaux usées, panneaux solaires, recyclage de méthane pour chauffer et éclairer les usines agricoles… Enfin, ne plus dépendre de la nature. Le rêve ultime des morts-vivants, la chimère funèbre des hommes-machines.

Une bouffée délirante d’ingénieurs en transe ? La logique industrielle hors sol – soutenue par le syndicat agricole majoritaire, faut-il le rappeler ? – poussée à son terme ? Un nouveau cap vers la planète intelligente ? Et les autres formes de vie, quand tout aura été assiégé, bitumé, contaminé, domestiqué ? Et nous, les humains, dans tout ça ? Serons-nous demain, sommes-nous déjà hydroponisés, pucés, capteurisés, efficiencisés, sous-clochisés, bref, perfusés, contrôlés, labellisés aux normes ISO, synthétisés, pour ne pas dire fabriqués ? Serons-nous, sommes-nous encore vivants ?

Est-il encore vivant, Raymond ? A-t-il été exproprié, un jour ? A-t-il vu ce que le monde avait fait de son jardin ? Comment survivre à ça ? Qu’est-ce qui survit de nous ?

Bifurquer dans sa vie, travailler avec la terre et tous les êtres qui la peuplent, planter des arbres, cultiver la beauté, à quoi ça tient ?

La terre, les arbres, la beauté… Longtemps, j’ai vécu loin d’eux. Et il y a eu Raymond et ses mains qui fécondent l’humus, Raymond et ses voyages au bout du jardin. Ce jour-là, un chemin s’est ouvert. A sa manière, il aura été un passeur.

Plus tard, il y a eu d’autres merveilleuses personnes. Une poignée, guère plus. Mais quelles personnes. Vous savez, de celles qui vous aident à accéder, un tant soit peu, à vos immensités. C’est un miracle, à chaque fois. On ne se connaît pas et on se reconnaît. Dès les premiers mots, on sait.

Que sait-on, au juste ? Que quelque chose se passe. Quelque chose d’important dans nos vies. Evidemment, rien n’est écrit. Je n’abuse pas du fol espoir d’un monde meilleur, vous l’avez remarqué, même si j’aimerais qu’il en soit autrement, croyez-le bien. Si je ne sombre pas dans le découragement, c’est en bonne partie à ces rencontres rares que je le dois. A Raymond et à d’autres, ici, oui, et ailleurs. A ce qui germe, à ce qui germera peut-être. A l’inattendu, même infime, du jour à venir. Rien n’est infime, surtout pas les mots et les graines que l’on porte avec soi. La vie est là, dans ces poignées de mots, de terre, de graines et d’amitiés.

La bataille se joue aussi sur le terrain des mots. Comment retrouver une parole vivante au milieu des cadavres de mots, des moribonds, des momifiés ?

Ses mots, Raymond, il les incarnait tellement qu’il les portait dans ses yeux. Faire la paix avec la terre, disaient-ils. Je n’oublie pas, particulièrement en ce jour. Des milliers de personnes se rassemblent, une fois encore, pour continuer à cultiver la beauté fertile, pour refuser la mise en pièces du bocage nantais par un projet macabre d’aéroport.

C’est vers Raymond, c’est vers tous ces anonymes que se portent mes yeux. Passeurs, passeuses, c’est ainsi que je les vois. Des êtres qui cherchent leur humanité et qui l’essaiment.

Quand 中国 s’empare d’un autre empire, Syngenta

Pas de panique, je ne connais pas le chinois. Pas encore. Mais il m’a paru plus saisissant d’appeler ici la Chine de son vrai petit nom local : ??. Autrement dit : Zh?ngguó . Autrement dit « Pays du milieu ». Notez que j’aurais pu choisir aussi ??, c’est-à-dire ti?nxià, Sous le ciel, mais cet idéogramme-là, qui désigne également la Chine, renvoie à des périodes bien plus anciennes de l’envoûtante – et si longue – histoire chinoise.

Revenons à ce Pays du milieu. J’ai toujours aimé les cartes géographiques et j’ai plus d’une fois regardé de près celles qui sont éditées dans chaque pays. Eh bien, comme par hasard, le pays qui imprime est aussi celui qui se place au centre. C’est vrai de la France. Ce l’était de la défunte Union soviétique, c’est vrai de même de la Chine. Le reste du monde entoure la nation sacrée.

La Chine d’aujourd’hui est un État totalitaire où le pouvoir est exercé par un parti communiste qui n’est rien d’autre qu’un syndicat d’affairistes, mais disposant des méthodes les plus avancées du stalinisme. Dans mon jeune temps fou, j’ai cru avec passion à la révolution sociale, mais sans jamais m’approcher des structures staliniennes françaises – l’insupportable PCF – ni de l’Union soviétique, ni de la Chine maoïste. Par une chance insolente, j’ai vomi d’emblée ces ignominies. Dès 14 ans. Je ne sais pas pourquoi, mais j’avais compris. L’essentiel, je crois.

Si la justice régnait, on le saurait. Si elle régnait, chaque humain saurait que la dictature chinoise a tué de toutes les manières possibles des dizaines de millions d’humains. Par la faim le plus souvent – une faim « politique » -, par le fouet et le knout, par le lynchage. Si la justice régnait, les pauvres imbéciles ayant soutenu cette incroyable monstruosité seraient relégués dans le silence éternel. Certains, qui sont morts, y sont par force, comme André Glucksmann, Jean-Paul Sartre ou Roland Barthes. D’autres continuent de parler, sans avoir apparemment plus honte que cela, comme Bernard-Henri Lévy, Alain Finkielkraut, Serge July, Philippe Sollers, Roland Castro. Ma foi, l’époque, encore plus que d’autres passées, se moque à gorge déployée de la vérité.

Pourquoi parler ce jour du ?? ? Mais parce qu’une entreprise publique chinoise, China National Chemical Corporation – ChemChina – vient de racheter le géant suisse de la chimie, Syngenta, pour quasiment 40 milliards d’euros. ChemChina était déjà un géant mondial, pesant 70 milliards d’euros de chiffre d’affaires annuel. Cette transaction en fait de très, très loin, le groupe le plus puissant de la chimie mondiale. Notamment dans le domaine des pesticides.

Ainsi donc, le pouvoir de tuer impunément des millions d’être vivants – dont des hommes – par l’usage des pesticides sera demain, plus encore qu’aujourd’hui, entre les mains d’une société d’État chinoise, d’une société dont le propriétaire est un État totalitaire. Qui ment matin, midi et soir. Qui truque ses chiffres à l’envi. Qui n’a aucun compte à rendre à sa société, pour cause. Le P-DG de ChemChina, Ren Jianxi, est un haut cadre du parti communiste, auquel il doit tout. Entre la santé publique et la sienne propre, que choisirait-il demain ? Je vous laisse deviner.

Encore un tout petit point de rien du tout. ChemChina a acheté il y a quelques années Adisséo, une usine spécialisée dans l’alimentation animale, jadis propriété de Rhône-Poulenc, société nationalisée en 1981. Adisséo a une usine à Commentry, dans l’Allier, où se joue un drame atroce dont la France officielle se contrefiche. Pardi ! ce ne sont que des ouvriers. Au total, depuis 1994, des dizaines de cas de cancers du rein – une affection assez rare – ont été recensés dans un atelier synthétisant de la vitamine A (ici). Il n’y a pas de mystère, grâce à mon cher Henri Pézerat, hélas mort en 2009 (ici) : l’usage de la molécule chimique C5 explique la contamination. Certes, ChemChina n’est pas responsable. Pas de ça. Mais combien d’Adisséo-Commentry se préparent-ils sous couvert du mensonge totalitaire ?

Frédéric Wolff nous parle

Je reste un peu hors-jeu, et ne peux plus réellement écrire pour Planète sans visa. Ça reviendra, à n’en pas douter, car le lien noué avec vous tous, y compris certains adversaires, m’est précieux. Ça va revenir, et peut-être plus tôt que je ne pouvais le craindre. En attendant, place à Frédéric Wolff, lecteur et ami, même si je n’ai jamais eu la chance de le rencontrer. Qui est-il ? Je dois avouer que je n’en sais à peu près rien. Mais depuis quelques années, il envoie de temps à autre de puissants commentaires, servis par une langue forte et belle, en tout cas comme je les aime.

Vous lirez pour commencer un texte de juin, publié ici, mais sans doute pas autant lu qu’il l’aurait mérité. Puis un commentaire de ces tout derniers jours, inédit. Frédéric, je vous salue avec affection.

          Lettre à mon poisson rouge

Mon cher poisson rouge,
Grâce à toi, je viens d’apprendre deux informations de la plus haute importance pour la suite de ma vie et de la tienne aussi.
Longtemps, je t’ai regardé tourner en rond dans ton bocal où il m’a semblé apercevoir d’étranges reflets entre le monde et toi, entre le monde et moi.
Je revois ce jour où tu es arrivé ici, avec Pascal, le fiston, pas peu fier d’avoir emporté le challenge de l’équipe de travail qu’il venait de rejoindre deux semaines plus tôt. Le trophée, c’était toi. Cette victoire s’ajoutait à celle d’avoir été embauché par une entreprise pleine d’avenir.
Le soir où il a débarqué avec toi et une tablette dans ses bras, je m’apprêtais à souffler en solo mes quarante-cinq printemps. Depuis plusieurs mois, mes journées étaient interminables à attendre une lettre au courrier du matin, une sonnerie de téléphone. Pour occuper mes heures désœuvrées, j’ai navigué entre mon nouvel écran et les eaux claires que tu habites. Certains jours, confusément, une impression étrange s’emparait de moi : celle de vivre dans un bocal, moi aussi, un bocal de la taille de la tablette où s’écoulaient mes heures.
Pascal était très pris par son travail, mais heureusement, il y avait les écrans. De temps en temps, on s’envoyait des nouvelles : un message, des photos pleines de sourires. Chacun se voulait rassurant sur lui-même et rassuré sur l’autre. Chacun avait envie d’y croire. On se construit des histoires qui finissent par devenir des vérités, pendant un certain temps au moins.
Et un jour, tout s’effondre. Ce jour-là, je m’en souviens, le téléphone a sonné. La voix au bout du fil était celle de Martine qui partageait ses jours avec Pascal.
– Je t’appelle parce que…
Elle n’a pas pu aller au bout de sa phrase. Tout de suite, j’ai su.
– J’arrive.
C’est tout ce que j’ai su dire.
On s’est retrouvé dans un couloir d’hôpital. Elle m’a appris ce que je savais déjà : l’épuisement des journées de plus en plus longues, la peur au ventre chaque matin, les objectifs impossibles à atteindre, le couple qui vacille, la solitude connectée avec le monde entier…
On l’avait découvert sans connaissance dans les toilettes de l’entreprise, une boite de gélules vide sur le carrelage et, dans la poche de sa veste, un mot écrit à la main : « Je ne peux plus. J’abandonne. Pardon. Pascal. »
Pourquoi je te raconte tout ça, cher poisson rouge ? Pour essayer de comprendre, peut-être, comment il est possible de ne pas basculer, dans ce monde où nous sommes, toi et moi.
Souvent, je me suis demandé par quel miracle tu pouvais vivre sans compagne, sans compagnon à tes côtés, sans autre horizon qu’une paroi de verre où s’arrête ta vie.
Ce matin, je crois tenir une explication. Ta capacité de concentration serait de neuf secondes. Neuf secondes pour passer à autre chose et ne pas devenir fou à force de tourner en rond tout seul, toujours.
Une deuxième information m’a permis d’y voir plus clair sur un autre mystère : comment nous, les humains, pouvons tenir encore debout dans une époque aussi peu digne d’humanité. Il y a bien des manières de se protéger, parmi lesquelles le déni, le travail, le jeu, l’absence à soi, la consommation, la drogue, les écrans… Mais ces parades ne durent qu’un temps. Très vite, il faut de nouvelles défenses qui nous exposent un peu plus encore, sitôt passée l’illusion d’un réconfort.
Nous en arrivons à cette seconde information que j’évoquais plus haut : Notre attention à nous, les humains, ne dépasserait pas huit secondes. Soit une seconde de moins que toi, mon poisson rouge, et quatre de moins qu’il y a quinze ans. Cet exploit, nous le devons aux écrans, à leur capacité à nous distraire, à nous pousser à être là sans y être, à faire une chose sans y penser, à griller notre cervelle, notre mélatonine réparatrice. Bref, à faire de nous des absents. Et, immanquablement, à force de s’absenter de soi et du monde où nous sommes, on finit par s’absenter de la vie, un jour ou l’autre. Le remède – provisoire – devient le poison.
Ainsi donc, cher poisson rouge, sans le vouloir expressément, nous avons pris modèle sur toi. L’écran est devenu notre bocal, notre horizon de plus en plus, notre machine à ne plus lire vraiment les livres importants, à ne plus lire en nous, à supporter l’insupportable. Comment ne plus penser ? L’écran apporte une réponse inédite. Au-delà de cette limite – huit secondes –, notre ticket n’est plus valable, nous nous mettons en danger de prendre la mesure de ce qu’est devenu notre existence, l’insignifiance et pire que ça, le désastre auquel nous participons. Vite, vite, un écran de fumée, passer à des choses plus légères, penser à sourire pour nos prochains selfies, mettre à jour notre mur Face-book, twitter, liker, nous connecter partout, toujours, à grands renforts d’énergies climaticides, de métaux rares, échapper d’urgence au temps de rêverie, d’ennui, de présence à nos profondeurs, à nos semblables de chair et de vive voix… Faire mille et une choses à la fois pour oublier le grand vide et notre grand écart au-dessus du grand vide. Se dire que, malgré tout, la toile qui nous étouffe a du bon et qu’il ne tient qu’à nous d’en faire un outil d’émancipation, comme si nous maîtrisions quoi que ce soit dans la méga-machine qui domine. Ne plus voir ce qu’il y a de sordide dans la marchandisation, la « servicisation » – pour ne pas dire la sévicisation – de chaque moment de l’existence.
Huit secondes pour ne pas devenir fou, dans nos bocaux à quatre roues, à micro-ondes, à écrans plats, à emplois inutiles et nuisibles, à perfusions chimiques. Huit secondes aujourd’hui et combien demain ? Sept, six, cinq… Le compte à rebours de notre décervelage a commencé. Et j’ai bien peur que notre mémoire, notre discernement, nos capacités cognitives, notre âme, connaissent une évolution semblable. Heureusement, plus nous sommes abrutis, plus les objets qui nous entourent deviennent intelligents ; ils se souviennent pour nous, décident et pensent à notre place. Bienvenue parmi les miradors et les garde-chiourmes électroniques. Souriez, vous êtes irradié, empoisonné, localisé, fliqué, géré, piloté à distance. Mais réjouissez-vous, tout cela est progressiste et innovant. Et on ne peut pas être contre le progrès et l’innovation, n’est-ce pas ?
Alors quoi ? Alors la vie n’est pas dans un bocal de verre ou de plasma. Tout à l’heure, je vais rejoindre Pascal, de retour du grand vide. Nous allons marcher sous les arbres. Je t’emporterai avec moi et je te déposerai dans une mare où nagent d’autres poissons de ta famille.
J’ai débranché les écrans entre moi et la vie. J’essaie d’être là où je suis, dans chaque chose, chaque pensée qui m’habite. Je réapprends, un peu comme on réapprend à marcher après une longue période immobile. Je reviens vers la vie. C’est ce que je te souhaite aussi.

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Frédéric vient de m’envoyer ceci, qui se réfère au livre que je viens de publier : « Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture »
A contretemps du monde qui décidément m’échappe de plus en plus, à contre-courant mais rattrapé parfois par la vague, quelques mots volés à la grande lassitude trop souvent, quelques mots pour dire ce qui m’apparaît comme une évidence même si je manque de chiffres, mais il se trouvera peut-être un jour des experts pour accréditer mon hypothèse.

Si nous prenions en compte les terres pillées et massacrées, les vies saccagées, les forêts anéanties, les eaux empoisonnées, le climat chaviré, si nous faisions la somme des subventions, des aides et des milliards dépensées pour tenter de réparer l’irréparable, la conclusion serait sans appel : nous avons inventé l’agriculture la plus improductive du monde et, je le crains, de tous les temps. Je manque de temps pour illustrer mon propos dans le détail, mais je suis sûr que chacun, chacune, ici, comprendra de quoi je parle.

Pourtant, par des artifices comptables et rhétoriques, on nous martèle le contraire. Par un découpage factice du temps et de l’espace, on ne voit pas plus loin que le rendement à l’hectare, à l’unité de bétail animal et humain.
Ce qui vaut pour l’agriculture industrielle vaut pour la société industrielle dans son ensemble, évidemment.
Mais comment chiffrer la souffrance, comment mesurer le prix d’une vie sans congédier l’essence même de la vie, sans céder finalement à l’écologie palliative, à l’image des soins du même nom, cette écologie d’accompagnement escortant les agonisants vers la mort, les agonisants et la civilisation qui les achève. Cette escrologie là parle une langue morte, celle des technocrates à la pensée désincarnée.
Il faudrait, autant qu’il est possible, fuir cet univers morbide et rechercher le sens ailleurs, habiter chaque lieu, chaque instant de nos vies, chacun de nos liens, de nos paroles et de nos actes. Il faudrait habiter chaque pourquoi.
Merci à Fabrice pour cette nouvelle contribution que je n’ai pas encore lue mais que je devine combative. Merci et courage.

Avec toutes mes excuses

Amis et lecteurs, je m’en veux de négliger ce qui compte tant pour moi, qui est Planète sans visa. C’est qu’il se passe des choses dans ma vie réelle. Il y a ce dont je ne peux ni ne veux parler, mais qui existe pourtant, ô combien. Dont les douleurs post-7 janvier. Et puis ce que je peux vous raconter.

Ainsi que vous savez, je viens de publier Lettre à un paysan sur le vaste merdier qu’est devenue l’agriculture. Pour diverses raisons, dont l’effet Charlie évidemment, ce livre reçoit un accueil médiatique bien plus importants que d’autres que j’ai pu écrire. Je vous l’ai déjà dit : j’ai été invité sur France Inter par Patrick Cohen. Puis par Jean-Jacques Bourdin sur RMC. Puis sur BFM télé, pour discuter avec le patron des centres Leclerc, Michel-Édouard Leclerc. Puis sur Arte. L’AFP a fait une dépêche, puis envoyé chez moi un photographe, puis une équipe vidéo. J’ai ou j’aurai des papiers dans La Vie, La Croix, Le Républicain Lorrain, un portait de moi devrait paraître aujourd’hui dimanche ou demain lundi dans Ouest-France. Mardi vers 18h30, je serai sur TV5 monde. Un peu plus tard dans le journal du midi de France 3. Et je pense que tout cela est loin d’être fini.

Bref. Pour être tout à fait franc, je n’aime guère. Je n’aime guère me montrer. Je n’aime guère ces passages-éclair. Mais c’est ainsi. N’oubliez pas que vous pouvez rendre un grand service au livre en en parlant autour de vous. Et je reviens au plus vite alimenter de façon normale et ordinaire mon si cher Planète sans visa, qui vous doit tant.