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Longue vie aux OGM !

Ainsi donc, tout va bien. Tout le monde est content. Borloo et Kosciusko-Morizet ont montré tout le sérieux de leur engagement écologique. José Bové a pu arrêter sa grève de la faim en triomphateur. On aura même entendu un sénateur UMP, Jean-François Legrand, râler (http://fr.news.yahoo.com) contre les lobbies de l’agroalimentaire. Trop drôle, trop fun, un génial jeu de rôles.

Or donc, clause de sauvegarde. Pas de maïs Mon 810 – si l’Europe accepte, ce qui n’est pas fait – en France. Mais dans la plupart des autres pays d’Europe, si. Et dans le reste du monde, bien sûr. Qu’importe, puisque notre pays reste ce phare grandiose qui éclaire les ténèbres ?

Les OGM, combien de divisions ? Autrement dit, combien d’hectares chez nous ? 22 000. Rien. Un millième des surfaces agricoles, 0,75 % des 2,8 millions d’hectares plantés en maïs en France. Ce que je veux dire est simple : l’agriculture industrielle a dealé comme elle fait depuis 1945. Dans une logique donnant-donnant, elle a permis au gouvernement de lancer un joli plan de communication, sachant à quel point notre maïs OGM n’a aucune importance commerciale, ni même stratégique.

Car le coup est parti depuis longtemps, et n’a pas besoin d’une petite gâchette supplémentaire. En échange, le lobby agricole a obtenu qu’on lui fiche la paix sur les biocarburants – à terme, deux millions d’hectares sur le territoire national – et que les travaux sur les OGM continuent en réalité comme avant.

Mieux qu’avant. Le gouvernement a aussi annoncé « un plan sans précédent d’investissement dans les biotechnologies végétales de 45 millions d’euros, soit une multiplication par huit des budgets actuels ». Alors, heureux ?

Faut-il soutenir José Bové ?

Bové en grève de la faim contre les OGM. Je me demande à voix haute ce que j’en pense, et ce n’est pas du bien. Je connais José Bové depuis longtemps, peut-être pas très loin de vingt ans. Bien avant son opération contre le Mac Do de Millau, j’ai rencontré celui qui n’était encore qu’une figure locale du Larzac. J’ai mangé à sa table, dormi chez lui à Montredon, et je l’ai apprécié. C’est un homme sincère, c’est un combattant.

Jadis, dans les années 80 et 90, le Larzac était synonyme de ringardise. Avant que la roue ne tourne, ceux qui osaient rappeler ce que fut cette bagarre admirable se faisaient rabrouer, parfois ridiculiser. Je me rappelle être allé, en 1991, fêter les vingt ans de cette mobilisation, à Montredon justement. Nous étions une poignée, cent peut-être en comptant les chats et les chiens, à nous souvenir. José était là, bien entendu.

Quand il est devenu si célèbre, en 1999, j’en ai été heureux. Il incarnait alors une très haute figure du refus. De l’agriculture et de l’alimentation industrielles. D’un système tournant le dos aux paysans, pactisant avec leurs ennemis mortels, indifférent au sort du Sud. Je rappelle pour mémoire les liens puissants que José avait noués, au fil des décennies, avec les Kanaks ou les Polynésiens de Tahiti. Oui, en 1999, j’applaudissais à tout rompre.

Et aujourd’hui ? Non, c’est fini. José reste un homme pour qui j’éprouve de l’estime et même de l’affection. Mais je ne suis plus d’accord du tout. L’appareil des médias et de la représentation l’a visiblement détourné d’une partie de ses buts premiers. Et depuis des années déjà. Un sommet aura été atteint aux dernières élections présidentielles. S’enfermer comme il l’a fait dans une (mauvaise) candidature d’extrême-gauche, quelle régression ! Entouré par des conseillers très discutables, mais hélas peu discutés, il a prétendu, contre l’évidence, qu’on peut tout rassembler. La vieille culture productiviste – cette alliance avec les anciens staliniens, comme Jacques Perreux ! -, les mamours à Fabius – la patte de Denis Pingaud, pubeux socialiste -, les fonds de tiroir gauchistes, la décroissance, etc.

Comme je ne veux pas être méchant avec lui, je m’arrête là. Mais entre les deux tours, souvenez-vous, le rebelle acceptait brusquement une mission ridicule de la part de Ségolène Royal, sans donner la moindre explication sur le sens de cette reddition. Beaucoup de ses soutiens, dont je n’étais évidemment pas, en ont été écoeurés, mais sans seulement oser le lui dire, pour la plupart d’entre eux. Quelle tristesse !

Le voilà donc, depuis quelques jours, en grève de la faim contre les OGM, avec quelques amis. Je refuse pour ma part de soutenir ce mouvement, au risque évident de ne pas être compris. Mais je vais tenter de m’expliquer. Un, j’en ai marre de ces grèves de la faim qui ne servent plus qu’à attirer l’attention. Un tel mouvement est un acte grave, qui engage en vérité la vie. Je ne crois pas – et d’ailleurs je ne souhaite pas – que cela soit le cas. Cet engagement essentiel de la personne humaine perd peu à peu sa force et même sa signification.

Deux, José n’en fait plus qu’à sa tête. Fin octobre, alors que personne ne lui demandait rien, je l’ai entendu sur France-Inter, en direct, papoter aimablement avec Nathalie Kosciusko-Morizet, qu’il appelait par son prénom et tutoyait. Vous aimez peut-être cela. Je déteste. Mais le pire est qu’il profitait de l’occasion pour saluer et féliciter ce gouvernement à propos des OGM, sur fond de Grenelle de l’Environnement. Textuellement je crois : « Ce que j’ai entendu hier sur la question des OGM, j’ai trouvé que ça allait dans le bon sens. Je voulais quand même le dire publiquement parce que je n’ai pas l’habitude de faire des compliments et là, je pense qu’il y a eu des propos importants ». J’espère bien ne pas avoir été le seul à tempêter devant ma radio ce jour-là. Quel pouvait être l’intérêt d’un tel baragouin, sinon de parader ?

Trois, le combat des OGM est devenu d’arrière-garde. Je ne le dis pas par provocation. Au reste, l’arrière-garde est un point décisif de tout dispositif d’attaque, et je ne suggère pas de l’abandonner. Pas du tout ! Mais le fait est, très pénible, que les OGM sont partout dans le monde, sur des millions d’hectares. Notre mobilisation commune, en Europe et singulièrement en France, a été essentielle à bien des égards. Elle a permis de gagner du temps, un temps précieux pour convaincre, entraîner, résister. Et il faut évidemment poursuivre, et amplifier ce qui peut l’être.

Mais. Mais la machine a continué sa route. Et je suis convaincu qu’un grand débat national, hors toute gesticulation politicienne, est devenu nécessaire. Que faut-il faire aujourd’hui, compte tenu du rapport des forces réel, compte tenu des troupes disponibles, compte tenu d’éventuelles urgences écologiques et sociales ? Oui, que devons-nous faire ? Continuer de polariser l’attention sur les OGM, ou bien considérer aussi ce qui déferle ?

Je ne citerai qu’un exemple qui me touche de près. L’engouement en faveur des agrocarburants est une tragédie. Le développement de cette filière accroît la faim, détruit les forêts tropicales, aggrave la crise climatique. Pour la première fois depuis sa création dans l’après-guerre, l’agriculture industrielle ne parvient plus à masquer ses buts. Jusqu’ici, elle prétendait nourrir le monde. La voilà contrainte de reconnaître qu’elle n’a d’autre finalité que le business, quelles que soient les conséquences. C’est un tournant majeur.

Au moment où la FAO reconnaît pour la première fois que l’agriculture biologique peut nourrir tous les humains, j’y vois une ouverture sans précédent, une occasion historique de poser globablement la question de l’agriculture et de l’alimentation. S’il existe une priorité, elle est là, je le crois, et je l’écris donc.

La grève de la faim pour obtenir la clause de sauvegarde concernant le maïs Mon 810 me paraît dans ces conditions une diversion. Permettez-moi de dire que j’en suis désolé.

Bill Gates roi de l’Afrique (une nouvelle révolution verte)

2008, hein ? Peut-être faudra-t-il attendre quelques jours avant que la vie ne devienne belle pour de bon. En Afrique, lecteurs de ce blog, les philanthropes sont de sortie. Au Kenya, par exemple, où la guerre civile menace d’emporter ce que les commentateurs présomptueux présentaient comme un exemple de stabilité.

Au Kenya donc, la fondation Rockefeller finance une extraordinaire structure appelée African crops (www.africancrops.net). Laquelle a réuni le 5 octobre 2007, à Nairobi, de nobles spécialistes africains encravatés – pour les messieurs – ou pomponnées – pour les dames. Objet de la rencontre ? Lever les barrières commerciales qui entravent le commerce des semences de maïs, lutter contre les bureaucraties, diffuser des « connaissances » sur l’intérêt de nouvelles variétés. Et donc, bien sûr, lutter contre la faim.

L’affaire réserve, malgré les apparences, son lot de surprises. Car une énorme offensive est en cours, qui se fixe pour objectif de changer le cours de l’histoire africaine. Je suis contraint de faire court, ce qui est un peu dommage. Bill Gates, le héros bien connu de Microsoft, a créé avec son épouse Melinda une fondation prestigieuse, qu’il a dotée à la hauteur vertigineuse de 28,8 milliards de dollars. Mais oui. En comparaison, la fondation Rockefeller, elle, lancée en 1913, fait figure de nain.

Mais les deux s’aiment, car elles ont le même but : aider l’humanité souffrante. En conséquence de quoi, elles ont décidé de lancer ensemble une Alliance pour une révolution verte en Afrique (Agra) dotée dans un tout premier temps de 150 millions de dollars (en français : www.agra-alliance.org/fr). Dès ce mois-ci, un premier contingent d’étudiants financés par l’Agra commencera une formation dans les locaux du Centre d’Afrique de l’Ouest pour l’amélioration des plantes (Wacci), qui se trouvent au coeur de l’université du Ghana, à Accra. Il s’agit en fait de créer une nouvelle génération d’agronomes africains, au service de l’agriculture industrielle mondialisée.

Le propos est simple, sinon simpliste. Dans les années 50, les fondations Ford et déja Rockefeller ont puissamment financé la Révolution verte, qui devait ensuite déferler en Inde, au Pakistan, en Amérique latine, notamment. Le vrai bilan de cette grandiose aventure inclut – pourquoi le nier ? – une augmentation des rendements, donc un recul de la faim. Mais aussi une dévastation écologique sans précédent des sols et nappes phréatiques dans le Sud, qui compromet gravement tout avenir.

N’importe. Au passage, les transnationales de l’agrochimie ont imposé leur modèle, et vendu leurs engins et produits. Les tracteurs, les engrais, les pesticides n’auront pas été perdus pour tout le monde. Hélas, hélas, l’Afrique des années 60 du siècle passé, plongée dans les affres d’une toute nouvelle indépendance, était restée à l’écart du grand mouvement. Et cela ne pouvait durer, en tout cas pas avec un Bill Gates en pleine forme, aimant à ce point les enfants et les Africains. D’où cette idée, qui sera bientôt, sauf révolte décidée, une réalité. Incluant, au passage, les OGM.

Comme il se doit, Monsanto et consorts ne sont pas loin derrière. Ainsi qu’un certain Ernesto Zedillo, d’ailleurs. Qui est ce brave garçon ? L’ancien président du Mexique, membre éminent du Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) au pouvoir pendant la bagatelle de 70 ans. Inutile de se perdre : le PRI, c’est le pire. Élu à l’été 1994, en pleine insurrection zapatiste dans le Chiapas, Zedillo est surtout connu pour le massacre de 45 Indiens à Actea, en décembre 1997, perpétré par des sbires liés à son parti.

Il mériterait bien d’être oublié, mais Gates aime les hommes et croit en la rédemption. Il vient de faire entrer Zedillo dans le staff de direction de sa fondation. Il y suivra notamment le dossier de l’Agra. Croyez-le ou non – mais croyez-le -, on reparlera tantôt de cette Révolution verte en Afrique. Sur fond de guerres civiles, de désagrégation des États, de partitions, d’extrême violence ethnique, elle annonce un très grand désastre de plus. Au moins, et pour commencer, tenons-nous au courant. Et s’il devient possible de faire, faisons. Mais vite, car ces hommes courent à très vive allure.

Vers une nouvelle révolution verte

Tout change, si vite qu’on ne sait plus quoi penser. J’ai rapporté ailleurs l’une des phrases les plus saisissantes à mon avis du grand historien Fernand Braudel. Dans L’identité de la France, il note ceci : « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui », ajoutant ces mots terribles : « La population a lâché pied, laissant tout en place, comme on évacue en temps de guerre une position que l’on ne peut plus tenir ».

Ainsi aura disparu la France paysanne, qui était une civilisation stable. Stable ne veut pas dire guillerette, heureuse, généreuse. Stable veut dire stable. Des gens naissaient en sachant que leur travail – un muret de pierres sèches en haut d’une pente – ne prendrait tout son sens que bien plus tard, après la mort en toute hypothèse. Inutile de vous faire le tableau des jours survoltés que nous vivons et plus encore subissons. Il n’y a d’autre règle que l’extrême rapidité et d’autre vision que celle du clip. Clap.

Mais l’agriculture est au fondement de tout, même si nous ne voulons plus en parler. Sans elle, plus aucun projet humain. Or, elle est plus que malade, car elle a pour l’essentiel disparu. Une agriculture devenue industrielle n’est plus une agriculture, c’est une industrie. J’ai été frappé, le mot est bien faible, par la lecture répétée d’un journal inouï, Le Mag Cultures. Il s’agit du « magazine agricole grandes cultures », exprimant la quintessence de ce qu’est devenue notre agriculture aux mains des marchands. Disons-le, c’est de ce point de vue un chef d’oeuvre que je vous invite à lire. Des PDF peuvent être chargés gratuitement (http://www.le-mag.fr).

Ce magazine raconte aussi l’avenir, qui est radieux, qui est sublime. Nous sommes à la veille d’une deuxième révolution verte, d’une réorganisation radicale de l’agriculture mondiale. Encore une. Les marchands anticipent, figurez-vous, à notre notable différence. Ils savent que le pétrole a commencé son chemin de croix, et que toute l’économie d’une industrie fondée sur l’empoisonnement par les pesticides et les engrais en sera affectée.

Ils savent de même que la crise alimentaire et ses spectres hideux menacent l’humanité. Ils savent en outre que la planète est dévastée sur le plan écologique, que l’eau va manquer pour l’irrigation, que les sols meurent, que les surfaces manquent, que la productivité stagne, que la demande de nourriture explose pourtant. La situation ressemble, au premier abord, à quelque quadrature du cercle.

Mais pas pour eux, qui ont l’optimisme – de commande – chevillé au corps. Interrogé par le Mag (n°35, page 19), Michel Griffon, responsable des questions d’agriculture à l’Agence nationale de la recherche (ANR), résume le tout de cette façon : « Pour moi, nous allons vivre rien de moins qu’une nouvelle vague technologique dans l’agriculture ». De cela, nous pouvons être sûrs.

À quoi cela ressemblera-t-il ? Devinez un peu. En 2005, la France officielle a décrété 66 pôles de compétitivité prioritaires sur le territoire, dont 12 concernent l’agriculture et/ou la consommation. Il fallait mieux engager notre pays dans cette guerre de tous contre tous, où il nous faut triompher, ou périr. Ce qui devient passionnant, c’est la manière dont ces pôles, arrosés de subventions, sont intitulés et organisés.

C’est passionnant, il n’y a pas d’autre mot. Je vous donne quelques exemples, dont vous jugerez. Une structure à « vocation mondiale » a ainsi été imaginée dans les Pays de la Loire, chez cet excellent monsieur Fillon. Son nom est à lui seul un programme : Végépolis, mise en scène par le non moins prodigieux Comité interprofessionnel du végétal spécialisé (CIVS). Attention, mastodonte. Végépolis regroupe huit filières : horticulture et maraîchage, arboriculture, semences, viticulture, plantes médicinales et aromatiques, champignons, cidriculture, tabac. Moyens : 500 chercheurs et enseignants-chercheurs, 2 500 étudiants, 25 000 emplois, 4 000 entreprises.

Il n’est pas encore temps d’applaudir. Les autres pôles s’appellent Innoviande, « spécialisé dans les techniques de l’abattage, de la découpe et de la transformation des produits carnés », Pôle européen innovation fruits et légumes, Industries et agroressources, etc. Un petit commentaire sur le dernier nommé, qui entend bien prospérer grâce aux fameux nécrocarburants dont je vous rebats les oreilles depuis la sortie de mon livre sur le sujet. Agroressources, que de crimes ! Dans la novlangue inépuisable de ses promoteurs, ce pôle se concentrera sur les « bioénergies, biomatériaux, biomolécules, ingrédients alimentaires ». J’aime beaucoup les ingrédients alimentaires. Pas vous ?

Bon, croyez-moi, l’agriculture industrielle n’a pas dit son dernier mot. Connectée au boom en cours sur les nécrocarburants, entée sur la florissante industrie des nanotechnologies, elle travaille, vaillamment, à notre bonheur commun. Mais nous ? Je ne vais pas développer ici, mais nous devrions peut-être nous dépêcher un peu plus. Car, comme à notre déplorable habitude, nous nous dispersons, nous nous perdons en route.

En 1999, j’ai eu le tort de croire que naissait quelque chose de neuf autour de José Bové. Ce n’est pas le moment de tirer ici le bilan de cette si décevante aventure. Notez cependant que, pour l’heure, notre mouvement s’est enlisé dans un combat d’arrière-garde contre les OGM. Certains d’entre vous n’apprécieront pas, je le sais, mais telle n’est pas ma vocation de satisfaire tout le monde.

Le combat contre les OGM est nécessaire, mais il est d’arrière-garde. Il vaut mieux le savoir, et le dire. Des centaines, des milliers de valeureux se seront épuisés, en vain. La machine a passé et passera. Tandis que l’adversaire nous tenait dans ce face-à-face devenu stérile, la tragédie planétaire des nécrocarburants avançait sans rencontrer la moindre résistance. Et le Grenelle de l’environnement achevait de transformer ce qui fut une lutte honorable en une comédie de boulevard. Que ceux qui peuvent encore en rire se procurent, quand il sera disponible, le projet de loi sarkozien sur le sujet.

Il existe une autre voie. Je prétends qu’il faut rassembler de toute urgence une coalition encore jamais vue en France. Autour des questions d’alimentation, de consommation et donc d’agriculture. Il faut proclamer que nous souhaitons venir à bout, ni plus ni moins, de l’industrie de l’agriculture. En pointillés, cette coalition existe déjà, autour d’un bloc qui réunirait la Confédération paysanne, les associations écolos de terrain, présentes au Grenelle, des associations de consommateurs, etc.

Certes, un tel rassemblement serait difficile à réunir. Mais on apprend en marchant. Savez-vous que, pour la première fois de son existence, la FAO a reconnu que l’agriculture bio était capable de nourrir le monde entier, à un coût écologique incomparablement moindre ? Voilà la base de la coalition : nous n’avons pas besoin de l’agriculture industrielle. Et nous ne voulons plus de ses produits infâmes. Il est temps de penser à une agriculture de l’avenir, en France pour commencer, qui tourne le dos, radicalement, à ce passé détestable.

Moi, je pense que tout reste possible. Il existe des terres; il existe des hommes et des femmes prêts à s’en occuper; il existe un chômage de masse et un désespoir immense; il existe encore, bien qu’elle soit cachée pour l’heure, une énergie gigantesque. En somme, il n’y a plus qu’à se mettre en mouvement. La voilà, ma (vraie) révolution verte.

Le lent débit de l’eau (une noyade)

Extraordinaire Grenelle de l’Environnement. Je ne pensais pas, en vérité, vous infliger encore un texte sur le sujet, mais hier samedi, au téléphone, tout soudain, X. J’écris X, car il ne voudrait probablement pas que je le cite. Je ne lui avais pas parlé depuis des années, à la suite de sérieuses anicroches qui n’ont rien à voir ici. X est l’un des acteurs principaux de la protection de la nature en France, l’un des plus importants responsables associatifs de notre pays.

Et il venait aux nouvelles, ayant lu quelques envolées de mon blog, souhaitant savoir, apparemment, ce que j’avais en tête concernant l’état du mouvement. Mais nous avons aussi parlé d’autres choses, et à un moment, X m’a expliqué pourquoi, selon lui, la question de l’eau était restée à la porte du Grenelle. Là, j’ai eu un début d’illumination. Car en effet, où est donc passée l’eau au cours de ces semaines héroïques qui ont vu triompher la télé et SAS Sarkozy ?

Nul groupe de travail, nulle avancée, pas la moindre décision significative. X m’a donc donné sa version, que je crois volontiers. Dans les coulisses, où tout le Grenelle s’est en fait réglé, bien loin de nous, la FNSEA a dealé, car c’est là l’une de ses activités principales. En échange de fausses concessions sur les OGM, nécessaires au tintamarre médiatique, le syndicat paysan a exigé que l’explosive question de l’eau ne soit pas posée. Je dois dire que cela se tient.

Car l’eau a de la mémoire, elle. Elle conserve la trace de tous les outrages, elle est un témoin (de moins en moins) vivant. Y a-t-il besoin de le démontrer ? Je ne prendrai que trois exemples, les premiers qui me viennent à l’esprit. La nappe d’Alsace, pour commencer. C’est le plus grand réservoir d’eau potable en Europe, le saviez-vous ? Il s’agit d’un pur trésor, légué par la géologie, et que nous dilapidons sans aucun état d’âme. Surtout, disons-le, l’agriculture intensive, qui l’a farcie de nitrates et de pesticides. Son état réel est dramatique, mais chut ! La dernière campagne de prélèvements, en 2002-2003, révèle que 43 % des points vérifiés dépassent la concentration de 25 mg de nitrates par litre d’eau. Et 11 % celle de 50 mg qui implique un traitement coûteux avant de la rendre potable. J’ajoute que personne ne sait ni ne peut savoir ce qui est en train de se passer dans cette masse d’eau formidable. La seule certitude, c’est notre folie. Nous tuons l’idée même de l’avenir. La pollution de la nappe alsacienne continue sans aucun cri de révolte.

Deuxième exemple, le Marais poitevin. Mes amis Yves et Loïc Le Quellec, Babeth et Christian Errath, le savent bien mieux que moi. La deuxième zone humide de France – ses immenses prairies, sa splendide avifaune, sa culture comme son histoire – a été assassinée par le maïs intensif. Et par les subventions. Et par des administrations d’État au service d’une idéologie, celle du progrès et des rémunérations accessoires. Je ne décrirai pas ici ce qu’il faut oser appeler une tragédie. Le Marais poitevin fut, de profundis.

Troisième exemple, celui de la pollution du Rhône par les PCB, c’est-à-dire le pyralène. Nous nous éloignons ici de l’agriculture, il est vrai. Mais c’est de l’eau que je souhaitais avant tout parler. La pollution du Rhône révèle un secret de Polichinelle : les sédiments du fleuve, sur des centaines de kilomètres, sont gravement contaminés par l’un des pires poisons chimiques connus, le pyralène. Une première alerte, en 1985, avait permis aux services de l’État, une première fois, de balader les nigauds que nous sommes.

Sera-ce différent cette fois ? Non, et malgré les moulinets médiatiques de personnages éminents, au premier rang desquels Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’Écologie. Ne croyez pas que je lui en veuille spécialement. Elle est visiblement sincère, ce qui donne toute sa force au processus d’escamotage en cours. Le même principe éternel est à l’oeuvre : cellule de crise, réunions de crise, et surtout communication et falbalas, selon le procédé sarkozien bien connu.

Il faudrait, pour sortir si peu que ce soit de ce schéma, pointer les véritables responsabilités. Et c’est impossible, car cela est explosif. Je note la présence dans le dossier du Rhône du président en titre du Cemagref, l’ancien préfet Thierry Klinger. Vu le rôle qu’il a joué dans le dossier des pesticides (voir le livre que j’ai écrit avec François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français), je crois pouvoir écrire que la pollution par les PCB est dans de bonnes mains.

Au-delà, sachez que de nombreux acteurs souhaitent charger la barque d’une entreprise de dépollution, la Tredi, installée dans l’Ain, à Saint-Vulbas. Pendant des décennies, la Tredi a traité des milliers de transformateurs chargés de pyralène, qu’il fallait décontaminer après l’interdiction des PCB. Beaucoup affirment que la source principale de la pollution du Rhône proviendrait de cette activité-là. Et, de fait, notre grand fleuve est tout proche, et des rejets importants de pyralène ont bien eu lieu.

Alors, coupable ? Je crois que je vais vous surprendre, mais j’assumerai ici la défense de la Tredi. Laquelle est une entreprise, ce qui implique bien des entorses aux règles et aux normes. Mais sachez que cette entreprise a, dans les années 70 et 80 tout au moins, constamment travaillé sous le regard de l’administration publique. Notamment la Drire – anciennement direction de l’industrie, dépendant du ministère du même genre – et les services centraux de ce qu’on appelait alors le ministère de l’Environnement. C’est-à-dire le Service de l’environnement industriel ainsi que la Direction de la prévention des pollutions et des risques.

Parmi les responsables de l’époque, permettez-moi de citer trois noms. Le premier est celui de Thierry Chambolle, qui fut Directeur de l’Eau, de la Prévention des Pollutions et des Risques au ministère de l’Environnement de 1978 à 1988, avant de rejoindre, en cette même année 1988, le staff de (haute) direction de la Lyonnaise des eaux, dont il contrôlait pourtant une partie des activités. Il travaille aujourd’hui pour Suez, mais aussi pour l’État, puisqu’il préside le comité scientifique du BRGM, le Bureau des recherches géologiques et minières. C’est un ingénieur du corps des Ponts.

Le deuxième personnage s’appelle Jean-Luc Laurent, et il a eu à connaître, dès la fin des années 70, de la stupéfiante affaire de la décharge de Montchanin (Saône-et-Loire). Laurent, ingénieur des Mines, était le chef adjoint de l’autorité de surveillance des installations dites classées – en l’occurrence, la décharge – à la Drir, nom utilisé à l’époque par l’administration. C’est à ce titre qu’il a supervisé un terrifiant programme expérimental, sur lequel la lumière n’a jamais été faite. Retenez que 150 tonnes de déchets violemment toxiques ont été enterrés à proximité des habitations, dans des conditions indignes d’une démocratie. J’ai écrit voici vingt ans que des déchets provenant de l’explosion de Seveso en faisaient partie. Laurent le savait-il ? Je n’en sais rien. Mais il a été par la suite Directeur de l’eau au ministère de l’Environnement, poste stratégique s’il en est.

Mon troisième personnage est Philippe Vesseron. Ingénieur des Mines lui encore, il a été longtemps Directeur de la prévention des pollutions au ministère de l’Envrionnement, tout comme Chambolle. Puis directeur de l’IPSN (Institut de Protection et de Sûreté Nucléaire). Il est l’actuel président du BRGM. Comme le monde est petit. Vesseron a été un acteur clé de l’affaire des déchets de Seveso en France, et il l’est l’un des meilleurs connaisseurs de l’incroyable dossier de Montchanin.

S’il est un lien entre mes invités de ce jour – et sachez-le, il y en a plus d’un -, c’est bien celui du traitement des déchets industriels et de la qualité de nos eaux. Je me vois en premier lieu obligé de vous surprendre à nouveau : ces gens-là sont responsables, mais sont-ils à ce point coupables ? Cela se discute. Car dans les années 70 et 80, où tant de pollutions invisibles mais majeures se sont répandues en France, tout le monde se foutait de tout. Et ces très hauts fonctionnaires, tout comme le héros de Vian La Gloïre, se chargeaient pour nous de la sale besogne. Ils ont assumé, comme on dit de nos jours. Je n’oserai dire que je leur en suis reconnaissant, mais enfin, ils ont oeuvré.

Le malheur, c’est que, chemin faisant, il leur a fallu s’accomoder d’une situation de pleine folie. Et comme la France entière leur laissait la bride sur le cou, ils ont avancé sans jamais rendre le moindre compte à une société indifférente. Or, sur la route, il y avait de bien étranges personnages. Des courtiers en déchets dangereux, avec lesquels il fallait bien toper. Mais oui ! Entre deux portes, sur un coin de table, sans jamais rien contresigner vraiment, que je sache du moins.

Parmi cette faune, Bernard Paringaux, aujourd’hui décédé. Ancien agent secret, à moins qu’il ne le soit resté, Paringaux est la personnalité centrale du scandale des déchets de Seveso. Mais c’est aussi et surtout un homme qui a gagné une fortune en dispersant aux quatre coins de la France les pires résidus de notre monde industriel, y compris nucléaires. Chambolle, Laurent et Vesseron l’ont bien connu. Et c’était inévitable, je le précise, car les égoutiers n’étaient pas si nombreux.

N’empêche que les dégâts sont là, et largement devant nous, je vous l’assure. Je ne prendrai qu’un exemple, qui nous ramène à la pollution du Rhône. À Dardilly, petite commune au nord de Lyon, une décharge a ouvert ses portes en 1975. La décharge des Bouquis est un tel scandale qu’un livre serait nécessaire. Je suis obligé de me limiter à deux ou trois phrases. Là-bas, pendant des années, Paringaux a déversé par milliers de tonnes ce qu’il voulait, sans contrôle. De l’arsenic, du baryum, du vanadium, de la pyridine, et un nombre colossal de substances cancérigènes.

Dont du pryralène ? Je n’en ai pas de preuve directe, mais j’ai d’excellentes raisons de le penser. À la fin de l’année 1989, je me suis rendu à Dardilly. Plus personne ne « gérait » le site, abandonné. Il y avait, dans une zone saturée en eau, 100 000 m3 de déchets. Et 50 000 m3 d’eau très lourdement polluée risquaient à tout instant de franchir une digue non étanche, avant de polluer les cours d’eau et les nappes d’alentour.

La décharge de Dardilly a-t-elle été dépolluée ? Vous savez bien que non. Au début 2007, la situation, telle que rapportée par une association locale, était celle-ci : « Le vrai problème, qui devrait nous préoccuper en priorité, demeure, à savoir que la décharge continue à polluer, que l’on ne connaît toujours pas la nature exacte de la pollution et que rien n’est fait à ce jour, pour protéger les Dardillois » (www.dardilly-environnement.org).

Vous n’avez guère besoin de moi pour la conclusion. La pollution par les PCB du Rhône est le résultat d’un inconcevable laxisme. Certes, il ne faut pas commettre d’anachronisme, et ne pas accabler, en tout cas pas a priori les responsables du désastre. Mais les questions fondamentales demeurent. Combien y a-t-il de Dardilly le long du Rhône et de ses affluents ? Ceux qui avaient la charge du contrôle, et qui ont si complètement failli, sont-ils en situation, aujourd’hui, d’apurer les comptes ? N’y a-t-il pas besoin, avant toute chose, d’une vaste opération Vérité ? Ne comptez pas sur le ministère de l’Écologie pour nous y aider. Car il ne saurait être juge et partie. Ou la justice, ou le travestissement. Je ne m’attends pas de sitôt à l’annonce du printemps.

PS : Ayant commis une erreur au moment de la rédaction, je la rectifie le lundi 13 décembre 2010. Thierry Chambolle est ingénieur des Ponts, et non des Mines. Mes excuses.