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Ma tata Thérèse à moi (le livre tant attendu)

Il se trouve que ma tata Thérèse (rien qu’)à moi a un fan club parmi vous. Cinq membres, huit ? À distance, c’est difficile à évaluer. J’ai glissé ici même au fil des mois des histoires concernant ma tante, telle que je la voyais quand j’avais entre six et douze ans. Je l’aimais ! Ô comme j’aimais cette vieille folle ! J’ai donc raconté quelques souvenirs on ne peut plus véridiques, qui rapportent cette passion sans limites de ma tata pour les animaux. C’est destiné aux enfants, et jusqu’aux archi-vieillards dans mon genre. Si je vous colle ci-dessous une des aventures de ma tata, déjà publiée sur Planète sans visa, c’est que ce matin même, j’ai topé pour en faire un livre, qui devrait paraître aux éditions Sarbacane, où j’ai déjà publié deux bouquins pour les gosses.

J’ai topé. Avec Emmanuelle et Fred, les patrons de Sarbacane, des gens délicieux. Et puis avec une dessinatrice dont je ne donne pas le nom, parce que je ne lui ai pas demandé la permission. Sachez qu’elle est fameuse, excellente, et qu’elle saura faire revivre ma chérie de tante. Bon. C’est tout. Je crois que je n’oublie rien. Le texte ci-dessous est pour ceux qui l’auraient loupé la première fois. Qu’on se le dise, le livre contiendra plein d’inédits. Et voilà.

Thérèse et le perroquet

Ma tante Thérèse pensait à chaque seconde aux animaux. Ceux qu’elle avait, ceux qu’elle aurait, ceux qui étaient vivants, ceux qu’elle guérirait, ceux qui étaient morts, ceux qu’elle ressusciterait, ceux qu’elle arracherait pour finir aux griffes des affreux et des méchants. Comme tu le sais peut-être, ces deux dernières catégories sont assez nombreuses. Un jour, en se mettant à la fenêtre d’une des deux minuscules chambres, qui donnait sur la cour des immeubles de la rue Larrey, Thérèse a vu un perroquet qui volait, en liberté. Elle savait bien qu’il allait mourir, tôt ou tard. De froid ou de faim. Car un perroquet du Gabon ne mange pas des croûtes de pain de Paris, ou alors seulement en apéritif.

Alors Thérèse s’est mise à la fenêtre et elle a commencé à parler à l’oiseau. Au début avec sa voix à elle, comme un roucoulement grave de biquette qui se terminait neuf fois sur dix par une explosion de rire. Le perroquet paraissait se moquer d’elle, tu ne peux même pas imaginer. Il volait, disparaissait vers la Grande Mosquée, revenait, et repartait. Je crois qu’il avait décidé de la faire mariner. Mariner comme les sardines au fond de leur boîte pleine d’huile.

Alors ma tante a décidé d’utiliser les grands moyens. Elle a commencé à siffler comme un pinson, puis à parler du nez, un peu je dois dire comme un perroquet enrhumé. Rien à faire. L’oiseau échappé continuait à voler. Et cela a duré un jour, une nuit, un jour. Libre à toi de ne pas me croire. Je ne dis pas que Thérèse ne dormait pas, je jure qu’elle ne dormait presque plus. Elle veillait l’animal. Et le troisième jour, elle a choisi d’appeler le perroquet, tout simplement. En utilisant le prénom de son fils, Coco, ce qui tombait bien, non ? “ Coco ! Coco ! rentre à la maison ! ”. Comme ça. Cent fois. Deux cents fois. “ Allez, mon Coco ! viens voir maman ! tu vas attraper froid ! ”. Deux cents fois, trois cents fois. Si je peux me permettre, les voisins en avaient assez, tu peux en être sûr et même certain.

Dans l’après-midi du troisième jour, Thérèse piquait du nez contre le rebord de sa fenêtre, et elle ne savait plus où elle habitait. Elle continuait de temps en temps à lancer ses appels dans le vide, avec de moins en moins de conviction. C’est sans doute parce qu’il avait bon cœur que vers les cinq heures, sans s’annoncer, le perroquet a fait son entrée triomphale chez ma tante Thérèse. En une seconde fatale, il était entré dans la chambre, passant au-dessus de sa tête. Pour un peu, il serait reparti aussi vite. Mais ma tata savait être rapide comme l’éclair. À croire qu’elle faisait semblant de sommeiller, pour mieux l’amadouer : d’un coup, elle s’est relevée, et a fermé la fenêtre. Toc ! Coco venait d’entrer dans la grande famille de la rue Larrey.

Coco et le bruit de la banane

Le perroquet Coco s’était enfui de chez son ancien propriétaire, qui était un grand patriote. Ma tata Thérèse l’a compris le jour où il a commencé à siffler la Marseillaise, hélas en faisant des fautes terribles au passage. Le début était splendide, tonitruant, et j’accompagnais avec un vif plaisir l’animal. À pleins poumons, je hurlais sans aucune hésitation : “ Le jour de gloi-oi-r’ est arrivé ! ”. Mais cela se gâtait aux environs de : “ Entendez-vous, dans nos campagnes, mugir ces féroces soldats ? ”. Coco sautait carrément deux notes, et toute la chanson dérapait.

La Marseillaise devenait la Paimpolaise, ou pire encore, on ne reconnaissait plus rien. Autour de cette grave question, il y avait deux interprétations. Certains jours, Thérèse défendait bec et ongles le Coco. Pour elle, le perroquet avait appris la chanson sur un disque, qui était rayé, car à l’époque, mais oui, les disques pouvaient être rayés et radoter comme des petits vieux. Mais quand elle était furieuse contre sa ménagerie personnelle, ou pire encore contre Coco, l’infâme, l’insupportable Coco, elle disait que l’oiseau perdait la tête. La boule. Qu’il n’avait aucune mémoire.

Et là, je suis bien obligé de faire un commentaire, car c’est faux. Coco avait une mémoire d’éléphant, ce qui n’est pas si fréquent chez les volatiles. Un jour, j’étais assis à la table de la salle de séjour de tata Thérèse, et j’ai entendu dans mon dos un petit bruit que je n’ai pas reconnu tout de suite. Avant même que je me retourne, ma tante m’avait dit : “ Tiens, je t’ai épluché une banane ”.

Là, j’étais plutôt content, car j’aime bien les bananes, et j’avais justement reconnu le bruit étrange et délicat d’une peau qu’on casse avec le pouce avant de tirer sur les fines lanières pour manger le fruit. Avant de continuer à lire, pense à ce bruit dans ta tête, juste une seconde : tu casses la banane à la tête, et tu tires sur les rubans de sa peau. Tu y es ? Bon, on continue : je me suis donc retourné, et je n’ai pas vu de banane. Car il n’y en avait pas. En revanche, la tante Thérèse était là, elle, avec un rire de hyène tachetée qui barrait son visage. Il faut dire qu’elle imitait très bien ce carnassier, dans ses grands jours.

Thérèse a ricané, au moins trois ou quatre fois, vraiment très fort, et elle a dit : “ Et alors, elle est où, la banane ? ”. Moi, qui avais sept ou huit ans, pas plus, je ne savais absolument pas quoi lui répondre. Il n’y avait rien sur la table. Rien. Thérèse s’est tournée vers la cage de Coco – oui, elle lui avait trouvé une cage – et elle a annoncé, comme si elle présentait un artiste sur la scène : “ La banane, c’est lui ”. Et le plus incroyable, c’est que c’était vrai. Le bruit de la banane qu’on épluche, c’est Coco qui le faisait. À la perfection. Ce bruit phénoménal, je l’ai entendu des dizaines ou des centaines de fois. Et à chaque fois, j’ai aussitôt vu une banane dans mon imagination. Coco, lui aussi, était un magicien. D’ailleurs, je n’étais pas le seul à être trompé par lui. Quand l’envie lui prenait, il imitait la voix de ma tante Thérèse, sans trembler. Ce perroquet n’avait pas froid aux yeux, pour un perroquet. Et celui qui tombait dans le panneau, c’était un minuscule chien appelé Riri qui traînait toujours dans les pattes de ma tante, surtout dans la cuisine.

Voilà comme les choses se déroulaient. Ma tante préparait à manger dans la cuisine réservée aux fennecs et aux chats. Le chien Riri se frottait là-bas à ses jambes, car il adorait Tata. Pendant ce temps, j’étais assis à la table de la salle de séjour en train de lire les aventures de Blek le Roc, le grand héros de mon enfance. Entre les deux pièces, je te le rappelle, il n’y avait qu’un couloir. Eh bien, sans prévenir, avec exactement la voix de ma tante, Coco faisait : “ Riri, viens voir le susucre ”. Et aussitôt le chien arrivait en frétillant de la queue et tournicotait pendant trois minutes en attendant que tata lui donne une friandise.

Allez, je recommence pour ceux qui n’ont pas bien suivi. Le chien était dans la cuisine avec ma tante. Et donc, si la voix de Thérèse l’appelait dans la salle de séjour, c’est qu’elle avait trouvé le moyen de se couper en deux morceaux, l’un pour la cuisine, et l’autre pour la salle de séjour. Ou bien que le chien Riri n’avait qu’un tout petit pois dans la tête. Qu’il était bête comme un pou. Réellement couillon sur les bords. Mais ça, jamais je ne le penserai, car il ne faut pas dire du mal des morts, et Riri, qui m’aura tant fait rire, n’est plus de ce monde. Qu’il repose en paix !

Moutons et buffaloes

Le temps déconne, non ? Le lieu où je suis, qui devrait être gris-vert avant de devenir jaune paille sous peu, fait penser aux prairies humides de l’antique Erin. Il pleut, on claque de dents, le soleil explose soudain, on passe en une heure de début novembre à fin juin. La grande affaire, c’est de profiter de la minute qui passe. Et, ma foi, je m’adapte.

Hier, vers trois heures de l’après-midi, alors que le dernier orage venait de déposer sa traîne sur les maigres pâturages du vallon, j’ai senti qu’il fallait oser. Être fou. Oser. Et je suis allé m’étendre juste dessous, dans l’herbe détrempée, tandis que le soleil tentait de faire pardonner sa cruelle inexistence. Il faisait beau, donc. Il a bientôt fait chaud, et j’ai fermé les yeux en pensant aux fourmis inlassables que j’avais observées pendant un quart d’heure, occupées apparemment à ouvrir une issue de secours latérale à leur vaste logis.

Deux minutes plus tard, j’entendais déjà une rumeur. Et deux minutes après, le bruit fabuleux d’une herbe mouillée, élastique, crissant sous la dent, aspirée par la lippe, arrachée au sol avant que d’être fermement mastiquée. J’ai ouvert les yeux, vous vous en doutez bien. La tête au ras du sol. Et j’ai alors vu un spectacle inouï, celui d’une armée en marche dans ma direction. Une blanche armée, cou tendu, concentrée, placide mais convaincue, qui avançait sans se laisser détourner par ma présence.

Alors, j’ai refermé les yeux, et ouvert davantage mes oreilles. J’entendais distinctement le bruit des sabots, la mastication, le souffle de l’air que le déplacement des bêtes produisait à chaque seconde. C’est à ce moment que j’ai pensé confusément à un roman peu connu de Jack London, Le vagabond des étoiles. L’histoire d’un homme prisonnier d’une camisole de force, et qui s’évade très loin par la force de sa seule pensée. Je me suis échappé aussi, bien plus modestement. Les brebis plongées dans les herbes vertes et les graminées sont devenues des buffaloes, des bisons de l’immense Prairie américaine, qui jadis couvrait des millions de km2.

Oui, pendant deux ou trois minutes de ma vie, je me suis transporté ailleurs, en une date où la nature sauvage laissait divaguer des millions de bisons perdus dans un océan d’herbes folles et de fleurs géantes. Trois minutes. Une vie.

Appel aux naturalistes et aux vieux savants du monde entier

Ça ne se voit pas trop, mais je ne suis pas là. Et j’écris trois lignes depuis la ligne de mon ami Patrick. Au passage, j’en profite pour me plaindre. Je pensais qu’il rentrerait aujourd’hui, et du même coup, j’espérais bel et bien boire le nombre de verres de vin rouge qu’il me faut pour continuer à aimer le vin rouge. Au lieu de quoi, vu l’heure, je boirai fatalement du vin – rouge -, mais sans lui. Je me plains, c’est officiel.

Ceux qui commencent à me connaître savent bien que je n’oserais pas déranger pour si peu. Et ils ont raison. Il y a autre chose. Hier, je suis allé à la rivière. Par un chemin difficile que personne ne semble connaître, et qui demeure en tout cas sans trace humaine, au moins jusqu’à l’été. Il faut traverser un bois dense de châtaigniers, et descendre dans des gorges qui se resserrent. Tout s’est très bien passé, je vous l’assure. L’eau de la rivière était froide, et je n’ai pu y mettre que les bras, mais c’était tout de même délicieux. Ensuite, j’ai allumé un feu sur le sable, et j’ai attendu tranquillement que la nuit approche sans se faire remarquer. Elle est forte, savez-vous ?

Mais dès avant cela, quand je me baignais les bras, j’ai vu dans l’eau, contre la berge, ce qui m’a semblé une cordelette enroulée sur elle-même, perdue sous la mousse et les algues. Bêtement – Dieu que je sais être bête ! -, j’ai plongé un bâtonnet dans l’eau pour secouer la chose, mais ce n’était pas une chose. Merde non, c’était un être. Vivant ! Je ne peux que vous décrire, et puis demander un avis autorisé. Je crois avoir discerné un amas entortillé de courts serpents, immobiles jusqu’à mon intervention. De quoi pouvait-il s’agir, dites-moi, les gars et les filles ? D’une copulation aussi géante qu’indécente ? D’une hibernation en famille ? D’une mue collective ? D’une farce du Bon Dieu ? Je précise, car je ne suis pas aussi ignare tout de même, que l’animal – les animaux sous mes yeux et mon bâton – était presque à coup sûr une couleuvre vipérine. Mais n’oubliez pas que la nuit se jetait sur moi et le monde.

Là-dessus, plus de doute : Patrick ne va pas rentrer ce soir. Je porte le vin sur la terrasse, face aux pins sylvestres, face au Champ rond, face à Cantaloube, là où jadis, les loups chantaient. Moi, je sens dans ma peau qu’ils vont revenir.

Pour qu’ils n’aient jamais la peau de l’ours

Encore un livre. Un bon livre, à n’en pas douter (Plainte contre la France, collection Radicaux libres, éditions imho, 15 euros). Un livre collectif, dont une partie personnelle (« Le pays des forêts sans ours ») est signée Stéphan Carbonnaux, un amoureux fou de la vie sauvage. Je connais un tout petit peu Carbonnaux, qui est un brave. Il a tout quitté pour se rapprocher des Pyrénées, montagne que je crois sacrée à ses yeux.

Que trouve-t-on dans ce livre publié sous la direction d’Armand Farrachi, que je salue au passage ? Une chronologie de la disparition annoncée de l’ours des Pyrénées. Elle commence, et je le regrette, en 1954, année où il restait peut-être 70 ours dans ces montagnes. Je sais qu’on ne dispose pas de chiffres dignes de ce nom pour le temps antérieur, mais je regrette tout de même, car la destruction enragée des ours avait commencé bien avant. Fatalement. Les Pyrénées ont fatalement abrité des milliers d’ours avant de les anéantir un à un.

Une chronologie, donc. Utile, néanmoins, car on voit avec clarté l’effroyable entrelacs de médiocrité, de lâcheté et de sottise qui a conduit à la situation actuelle. Mon Dieu ! Tant de blabla, tant de discours – le vieux roi Mitterrand en personne, à deux reprises -, tant de promesses non tenues. La réalité est sans appel : l’ours brun des Pyrénées, installé là depuis bien plus longtemps que les hommes, n’est plus. Presque plus. Il ne reste que trois mâles, et que pourraient-ils faire seuls, dites-moi ? Le gouvernement a relâché, à partir de1996, plusieurs femelles capturées en Slovénie, et plus tard des mâles. Grâce à ce renfort bureaucratique, on compterait aujourd’hui environ 20 ours dans la chaîne pyrénéenne, répartis de l’Ariège au Béarn, en passant par au moins un versant espagnol. Je vous dis de suite le fond de ma pensée : c’est insultant.

Le livre dont je vous parlais au début de ce texte mérite d’être lu et commenté. Il est rempli d’informations précieuses, et son objectif est de faire condamner la France devant la Cour de justice de l’Union européenne. Il ne fait aucun doute que notre pays a lamentablement failli à ses obligations internationales, notamment celles qui découlent de la Convention de Berne, signée en 1979. Outre cette assignation, déposée en septembre 2009, le livre nous offre une belle échappée sensible en compagnie de Carbonnaux. Dans un texte personnel, il parle de ce qu’il a vu, senti, compris de ce désastre. Une forêt profonde sans ours, pense-t-il, n’est plus une forêt. Et il pose à sa manière la seule question qui vaille réellement : « Sommes-nous capables d’une alliance avec l’ours ? ».

Malgré tout, le livre une fois refermé, je ne peux cacher mon malaise. Bien des choses sont énoncées, mais comment dire ? Je redoute qu’il ne rate sa cible, comme tous ceux qui l’ont précédé, et ils sont nombreux. Sommairement résumé, on sait ce qu’il faudrait faire. Pour commencer, créer de vraies zones de tranquillité, vastes, sans routes – les 4X4 sont l’une des plaies de l’homme -, sans chasseurs. Ensuite, aider les éleveurs à vivre avec la bête. Avec des chiens de protection, en indemnisant les dégâts. Enfin, en renforçant massivement le noyau existant, grâce à des ours venus d’ailleurs. Je rappelle que la Slovénie compte environ 600 ours sur 10 000 km2. Comme si l’on mettait 30 fois la population d’ours de France dans la seule forêt des Landes.

On sait ce qu’il faudrait faire. On connaît aussi ceux qui vomissent l’ours d’une haine mortelle. En Ariège, l’ancien député socialiste et toujours conseiller général Augustin Bonrepaux. Dans le Béarn, le député Modem Jean Lassalle. Et entre les deux, une flopée de pauvres garçons – il y a des filles – à qui l’ours permet d’exister un peu, c’est-à-dire d’éructer. Moribond, l’animal aura encore trouvé le moyen d’assurer la carrière médiatique d’un Louis Dollo ou d’un Philippe Lacube. Derrière cette authentique violence, qui n’est plus seulement symbolique, les administrations locales et nationales. Elles tremblent des pieds à la tête depuis la création du Parc national des Pyrénées, en 1967. Lequel avait soigneusement délimité son territoire de manière à éviter – on n’est jamais trop prudent – le territoire des ours de l’époque.

Nul employé de l’État ou des structures para-étatiques ne se sera levé avec courage pour défendre l’animal comme il aurait dû l’être. On ne peut pas compter ses points de retraite, ou ses droits à mutation dans une région moins périlleuse, et affronter une situation en effet difficile. Mais on aurait peut-être trouvé des valeureux s’il s’était rencontré des politiques dignes de ce nom. Capables de représenter l’intérêt général, pour aujourd’hui comme pour demain. Il n’y en eut aucun. Ni de droite, ni de gauche. Aucun. Ce qui laissait la place aux misérables petits barons locaux, barrant la route de leurs hautes vallées à tous les étrangers, à commencer par les ours.

Le drame ne serait pas complet sans un mot sur les associations de protection de la nature. Beaucoup auront joué la carte de la concertation, comme le Fonds d’intervention éco-pastoral (FIEP), créé dès 1975 pour tenter de trouver la voie d’un cohabitation entre l’ours et les bergers. Fallait-il aller jusque là ? Fallait-il aller jusqu’au bord extrême du compromis, et même au-delà ? Je ne veux juger personne de mon camp, en tout cas pas ici. De toute façon, les associations ont échoué. Toutes. Je me sens solidaire d’elles, affreusement solidaire de cette faillite intégrale.

Alors, une plainte en justice ? Cela sonne comme un terrible aveu d’impuissance. Un juge ne change pas le réel, et la cour européenne, si même elle condamnait la France, n’obligerait pas pour autant les acteurs de ce fiasco à changer d’attitude. Non, je crois que nous avons fait fausse route, sur un plan stratégique. Je vois que nous avons refusé d’assumer une position ferme, nette, et définitive. Cette position, la voici : l’ours a le DROIT d’habiter chez lui, et l’homme a le DEVOIR de le laisser vivre à sa guise dans une partie des immenses territoires pyrénéens. Nous avons perdu parce que nous n’avons cessé de parlementer avec qui voulait en fait la guerre, et la mort. Nous avons perdu faute de combattants. Nous avons perdu parce que nous n’avons pas dit la vérité. L’espace doit être partagé. Et c’est très ennuyeux. Très dérangeant pour les activités humaines, et plus encore pour cette fantasmatique volonté de toute-puissance qui est fichée dans la tête de tant de nos contemporains.

Je ne dis pas qu’en parlant ainsi nous aurions vaincu. Mais au moins aurions-nous succombé dessous notre véritable bannière. Non, non, NON ! les Pyrénées n’appartiennent pas aux Dollo, Lassalle et Bonrepaux. Ils appartiennent à une réalité plus vaste qui s’appelle la vie. Et qui s’impose à eux comme à nous tous. Il va de soi, cela a été écrit des dizaines de fois, que si nous ne parvenons pas à sauver une poignée d’ours dans ces circonstances exceptionnellement favorables, nos frères humains d’ailleurs n’auront pas une chance de conserver des éléphants et des tigres, animaux beaucoup plus problématiques que notre cher ours pyrénéen. Il faut de toute urgence considérer ce combat-ci comme le symbole d’un engagement planétaire contre la destruction des formes du vivant. Je crois profondément qu’il ne faut plus reculer. N’avons-nous pas le dos au mur ?

Notant cela, je ne sous-estime pas l’immensité de la tâche. J’ai lu il y a une poignée d’années un livre admirable de l’historien Michel Pastoureau, L’ours, histoire d’un roi déchu (Le Seuil). J’y ai découvert comment l’église catholique avait passé dix siècles à extirper des esprits d’Occident l’incomparable culte que nos ancêtres rendirent à l’ours, tant qu’ils purent. L’église devait se débarrasser de cet animal, présent dans tous les rituels, dans toutes les toponymies, à la racine de quantité de noms d’hommes. Savez-vous que le prénom Arthur, et donc le roi Arthur et tant de mythologies s’appuient sur une racine qui signifie ours ? Le paganisme adorait le fauve, et le christianisme devait passer, et donc le combattre et le tuer. Ce qui fut fait en grand.

Savez-vous pourquoi le lion est devenu le roi des animaux chez nous, qui le connaissions à peine ? Mais parce qu’il fallait trouver un remplaçant à l’ours, ce prodigieux Moussou capable de se lever sur ses pattes arrière, comme nous. L’ours, présenté comme une créature diabolique, a été éradiqué de notre mémoire, pour servir l’histoire. Pour servir la domination. Pour servir le pouvoir. Je suis bien incapable de faire la part des choses, mais j’ai le sentiment ténébreux qu’une partie de la détestation actuelle de l’ours vient de cette époque. De ces dix siècles – 1 000 ans ! – pendant lesquels on aura chassé l’hérétique. Celui qui croyait à l’ours, contre toute évidence.

Si je vous écris cela, c’est bien sûr pour la raison que nous sommes en face d’une grande complexité, qui mêle la mémoire ancienne de notre espèce, la psychologie collective et individuelle, l’histoire, la politique. Sans compter le reste. Il va de soi, dans ces conditions, que nous ne pourrons espérer avancer sans une refondation totale de l’action en faveur de l’ours des Pyrénées. Je suggère de ne froisser personne. Je suggère de poser le postulat que tout ce qui a été tenté l’aura été de bonne foi. Je suggère que nous nous serrions tous la main, et les coudes, nous les défenseurs de l’animal.

Et je propose de réfléchir à la tenue d’Assises européennes pour la sauvegarde et l’épanouissement d’ours sauvages dans les Pyrénées. Je précise que le mot européen a un sens capital. C’est dans ce cadre, c’est à cette hauteur qu’il faut situer l’enjeu. L’Europe elle seule peut ramener les tristes sires qui veulent la peau de l’ours à la dimension pichrocoline de leurs gesticulations. Mais au-delà, seule une mise à plat sincère, complète, de notre échec collectif peut permettre une relance du combat sur de nouvelles bases. Rencontrons-nous, abaissons les barrières moyenâgeuses entre associations, écrivons un  manifeste commun, faisons-le signer par l’Europe entière, le monde même, et en avant ! Oui, en avant, sans peur et sans reproche. En avant pour l’ours ! En avant pour nous ! Où serait la différence entre lui et nous ?

Des vautours plein mon vallon à moi

Que serais-je sans ce vallon perdu ? Un autre. Je viens de passer quelques jours ailleurs, c’est-à-dire là, dans ce lieu que je croyais ne jamais connaître. Si vous êtes assez patient, je vous parlerai plus bas de vautours et de brebis. Pour le reste, c’est difficile à expliquer, et du reste, je ne tiens pas trop à m’étendre. Ce vallon est d’une beauté profonde et limpide, indiscutable. En face, sur la petite montagne d’en face, des dinosaures pataugeaient naguère dans les lagunes d’une mer tropicale. Il y a des traces, figurez-vous. Il est des restes, la chose est établie. Des dinosaures. Juste en face.

Mais le vallon lui-même suffit à emplir de joie et de bonheur, en un tout simple coup d’œil. Les premiers mètres de la pente sont des Causses. Le peuple des herbes y règne en maître. L’été, d’ailleurs, Tommaso y trouve de prodigieuses mantes religieuses, à foison. Pour le reste, le genévrier, le buis, le chêne pubescent accrochent la pierre affleurante. Jadis – il y a dix ans déjà -, Jean l’ancêtre m’avait montré comment l’on tendait des pièges à grives, avec une pierre, un bâton et quelques baies de genévrier. Je sais. La chasse. Mais ces gestes appartenaient au temps néolithique des humains. Ils ne disaient pas la mort. En tout cas pas la mort industrielle des tueurs à 4X4 et bedaines.

Donc, les Causses. Et des haies transversales, coupant le versant, retenant à grand peine la terre caillouteuse arrachée par le vent et les pluies. Dessous, plus bas, une marge indécise de buissons et de pins sylvestres, où se rencontrent deux pays vivants : celui du calcaire; celui du schiste. Car le schiste n’est pas loin, qui descend jusqu’au ruisseau et au-delà. Le châtaignier administre et y distribue les rôles subalternes. Malade, affaibli par des décennies d’abandon et de brisures, mais encore splendide quand reviennent les feuilles d’avril. Deux pas encore, et l’on atteint l’eau, qui file sur un lit d’ardoise, il n’y a plus qu’à attendre la nuit, ou le jour, ou la pluie, ou le gel, ou le froid, ou la faim, ou le soleil levant et le soleil couchant. On est arrivé quelque part, cela ne fait pas l’ombre d’un doute.

Le 3 avril 2010, lors qu’il faisait frais et sombre, j’ai vu un spectacle qui ne se peut oublier. C’était le matin, et sans prévenir quiconque, comme à la suite d’un coup de baguette magique, le ciel s’est empli de silhouettes. On peut, on doit même parler d’une fête instantanée, d’une fantasia de cris, de vols tendus et planés, de chocs évités de justesse, et d’ailes. Mais que d’ailes ! Au total, voici ce que j’ai pu dénombrer : 15 vautours fauves et 2 vautours moines, au moins deux Grands corbeaux et de nombreux freux, plusieurs milans. Ensemble. Sous mon nez. Au-dessus du vallon perdu.

Une partie des vautours s’est dirigée vers le Champ rond, avant de se poser dans des pins et des chênes. Une autre troupe s’est postée plus bas dans une haie transversale. Certains oiseaux faisaient sans cesse des va et vient, dans un sens – celui du ruisseau – et dans l’autre. Un peu comme s’ils testaient des possibilités d’atterrissage. Un peu. Moi, je bondissais comme je pouvais, non sans avoir récupéré une paire de jumelles qui me permettait de suivre de près cette folle démonstration. Je ne sais pas si vous avez déjà eu la chance de voir des vautours, mais je tiens à déclarer ici, sur l’honneur, que ce sont des oiseaux enchantés. Les fauves semblent d’or. Les moines de deuil. Mais les deux sont d’immenses voiliers naviguant dans les cieux, dont seul le cou se meut. Ils regardent. Ils nous regardent, aussi bien, sans modifier leur trajectoire d’un degré. Comme on aimerait embarquer !

L’explication de cette vaste exhibition est simple. Il y avait dans le vallon cinq brebis. Mortes. Dont deux réduites à l’état de squelettes, déjà. Dont une, rouge sang, qui ne montrait plus que l’arc de ses côtes. Dont deux intactes. Presque intactes. Les corbeaux avaient pris les yeux. Les vautours avaient commencé à tirer sur les entrailles. Je n’ai vu aucun de ces derniers à terre. Plutôt si, j’ai aperçu un vautour moine dans un pré, assis, donnant l’impression qu’il parlait à quelqu’un. Qui peut jurer que ce n’était pas le cas ? J’ai grande foi dans le mystère, et je ne crois (presque) rien de ce qu’on dit des animaux. Le peu que je sais, c’est mon besoin vital d’en voir le plus souvent possible.

Avec mon ami Patrick, nous avons arpenté le vallon, à la recherche de ce que nous appelions la cinquième carcasse, avant que de la retrouver près d’un buis. Au troisième jour des agapes, elle n’avait toujours pas été mangée. Pourquoi ? Je n’en sais rien, mais nos déambulations nous ont permis d’observer un jeune cerf broutant les pousses neuves du printemps. Et plus tard, seul, j’ai vu deux chevreuils et une fouine. La suite viendra, tôt ou tard. Je compte voir des renardeaux en mai, et des blaireautins. Pour vous dire le fond de ma pensée, je ne sais pas trop comment je parviens à changer à ce point de peau, de regard, de propos. Il m’arrive de ne pas penser au malheur du monde. Il m’arrive encore de croire à la radicale beauté des êtres et des lieux.