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Le méchant ours et le pauvre moucheron (fable des Pyrénées)

Au début de 2002, alors que la neige était encore installée en Ariège, en quelques lieux du moins, je me suis rendu un dimanche matin – je crois – chez Olivier Ralu. Je ne le connaissais pas. Je savais juste qu’il était un éleveur de brebis, et un virulent opposant à la présence de l’ours dans les montagnes avoisinantes. Moi, j’essayais de mieux comprendre la haine séparant les partisans de la cohabitation et les autres.

Je revois les immensités d’herbe qui couraient sous le col Dolent, au bout de la piste menant chez l’éleveur. C’était beau, poignant, c’était un monde. Mais à part cela, je dois dire qu’on m’attendait de pied ferme. Ce n’était pas un guet-apens, pas tout à fait. Ralu n’était pas seul, et avait prévenu ses copains de l’Association pour le développement durable de l’identité des Pyrénées (Addip), violemment anti-ours. Les premières minutes furent tendues, oui tendues. J’étais seul en face d’une franche hostilité. Ralu s’était fait envoyer le fax d’un mien article, dans lequel je moquais en grand la Confédération paysanne. Celle de Bové, oui, qui à l’époque semblait unanime dans sa condamnation de l’ours. Or Ralu était de la Conf’. Un syndicat de gauche. Un syndicat écolo. J’étais l’ennemi parigot de tout ce que ces gens avaient construit là-haut dans les alpages.

Ce matin-là, on me sommait de m’expliquer, et j’étais embêté. Car sincèrement, je n’ai jamais considéré que la vie pastorale dans une zone où vivent des ours est toute facile. De leur côté, Ralu et les siens – je crois me souvenir du ton extrême d’Hélène Huez et, à un degré moindre, de celui de Dominique Destribois – hurlaient, tempêtaient, montraient des photos de brebis égorgées. Si l’un(e) ou l’autre lisent ces lignes, qu’ils sachent que je ne me moque pas d’eux. Au reste, je crois qu’ils le savent, car j’ai ensuite écrit un article (dans Terre Sauvage) qui leur rend, je le pense en tout cas, certaine justice.

Cela ne m’empêchera jamais de défendre autant que je le peux la présence de TOUS les animaux possibles et imaginables, partout où l’incroyable arrogance des humains le permet. PARTOUT, et bien sûr dans ces montagnes pyrénéennes  où les ours sont chez eux sans contestation possible. Là-bas, il est manifeste qu’ils sont devenus malgré eux le porte-parole d’une armée de ventriloques. Je vais m’expliquer, rassurez-vous.

Sommairement, il existe deux groupes de pression politique qui veulent la peau de l’ours (il en reste chez nous moins de 20, la plupart immigrés de Slovénie, réintroduits donc). À l’ouest de la chaîne, en Béarn, le député Jean Lassalle, grand copain de Bayrou. Depuis qu’il s’est emparé du dossier, il y a une quinzaine d’années, l’ours autochtone des vallées d’Aspe et d’Ossau s’est rapproché à pas rapides de l’extinction pure et simple. Deux ou trois y survivent peut-être. Il y aurait un pamphlet à faire contre Lassalle, mais les lecteurs manqueraient. Sachez qu’il fut un fervent défenseur du tunnel du Somport, qui devait – mais si – « désenclaver » la vallée d’Aspe et conduire ses habitants à Pau à la vitesse du gave, le torrent du coin. Pauvre garçon.

Lassalle sera passé des dizaines (des centaines ?) de fois à la télé grâce à l’ours, qui lui a fait un nom. Serait-il député sans l’animal ? Je n’en jurerais pas. Car l’ours est le « bon client » par excellence des médias locaux et nationaux. L’imaginaire de pacotille que les journalistes y ajoutent – pâturages, bergers, flûteaux, clochettes et cabanes – permet de ne pas trop se fouler l’esprit à la recherche d’un autre sujet. Lassalle doit (presque) tout à l’ours.

Côté Est, côté Ariège cette fois, il faut citer Augustin Bonrepaux. C’est un socialiste à la mode locale, et ce n’est pas un compliment. Député à six reprises – il ne l’est plus -, longtemps président du Conseil général, il aura passé les dernières années de sa vie politique active à brailler contre l’ours. Encore faudrait-il décrire comme ! Car ici, l’ours d’origine n’est plus depuis des décennies. Ceux qui s’y trouvent, je l’ai dit plus haut, ont été ramenés en camion depuis la Slovénie. En Ariège, l’ours est un immigré de fraîche date, dont les papiers sentent le faux. Je vous laisse penser la suite.

La fable est heureuse : l’Ariège de gauche et le Béarn de droite détestent donc l’animal sauvage. Entre les deux Excellences que je vous ai brièvement présentées, une microsociété de braillards. L’Addip déjà citée comprend en son sein des associations locales, dont l’Aspap (Association de Sauvegarde du Patrimoine d’Ariège-Pyrénées). Son responsable, Philippe Lacube, est désormais le président de l’Addip et représente donc le combat de la société authentique contre notre grand voyou. Lisez plutôt la phrase-fétiche de l’Aspap, qu’on retrouve à l’entrée de son site Internet (ici) : « L’introduction et l’expansion des grands carnivores menacent  le modèle pastoral pyrénéen, patrimoine et avenir d’un espace montagnard pour tous ».  Franchement, ça me fait rire. Les ennemis de l’ours, dont beaucoup des plus actifs sont des soixante-huitards venus dans les Pyrénées après la révolte d’il y a quarante ans, sont souvent des comiques.

Ainsi donc, 18 ours menaceraient le modèle pastoral pyrénéen. L’ami Alain Reynes – un abrazo, cher Alain – dirige depuis le petit village d’Arbas l’association du Pays de l’Ours-Adet, favorable à l’affreux carnivore. Arbas a pour maire un homme que j’estime beaucoup, François Arcangeli – otro abrazo, François – dont les rues calmes ont été dévastées le 1er avril 2006 par les copains de Lacube. Dévastées, je répète : outre de gentilles menaces de mort, les gens de l’Aspap s’en étaient pris ce jour-là à des bâtiments, jetant du sang, des pierres, des pétards contre la mairie et brûlant une belle statue en bois de l’ours, installée au beau milieu d’Arbas.

Alain Reynes vient de m’envoyer un communiqué de l’Adet (ici) que je trouve formidable, et qui m’a décidé à écrire cet article. Voyez-vous, la FCO vient de lancer une énième attaque contre les brebis des Pyrénées. La FCO, c’est la Fièvre catarrhale ovine, autrement appelée maladie de la langue bleue. Des dizaines de foyers d’une souche de type 1, très virulente, ont été découverts, notamment en Ariège et en Haute-Garonne, deux pays de l’ours. Véhiculé par un moucheron (Culicoides imicola), qui d’habitude demeure en Afrique du nord, le virus aurait déjà coûté bien davantage aux élevages des Pyrénées ces derniers jours que l’ensemble des ours en dix ans. C’est ce qu’écrit Alain dans le communiqué de l’Adet, et comme j’ai grande confiance en lui, je sais qu’il dit vrai.

Il accuse au passage – et comme j’en suis d’accord ! – les opposants à la présence de l’ours d’être incapables de défendre les intérêts de la montagne et du pastoralisme. La question est certes redoutablement complexe, et dépasse le cadre de ce blog. L’association d’Alain, l’Adet elle-même, n’est au mieux qu’un ferment, le ferment d’un avenir possible pour les Pyrénées, avec l’ours bien sûr. En l’occurrence en tout cas, cette fin d’été rappelle quelques fortes évidences. L’ours n’est pour certains qu’une peau sous laquelle il est aisé de camoufler sa véritable identité. L’ours n’est jamais que l’émissaire d’une folie aussi vieille que notre espèce. L’ours est l’objet d’une haine recuite et proprement anthropologique.

Remarquez-le avec moi : depuis qu’il a commencé sa conquête du monde, l’homme ne s’est pratiquement jamais arrêté. Il est au désert, sur la banquise, dans les îles, au coeur des villes, il chasse jusqu’au profond des plus profondes forêts. Dans les Pyrénées, non. Pour des raisons locales et conjoncturelles, là, et pour la première fois depuis le Néolithique, il recule et baisse pavillon. Les humains de cette antique montagne sont descendus d’un cran, et n’occupent plus comme avant les hauteurs, les prés d’altitude, les abords des hêtraies. On appelle cela la déprise. On appelle cela l’exode. C’est une fuite.

Moi, je gage qu’une obscure souffrance, hideuse mais fondamentale, est au centre de la controverse sur l’ours. Ceux qui veulent la mort de l’animal n’acceptent pas de lui laisser la place. Dans les tréfonds, il y a comme le refus du moindre recul, le dégoût de cette défaite pourtant dérisoire contre le sauvage. La nature, la vraie, la seule, celle qui vit sans rien demander à personne, voilà le grand ennemi. Le reste, tout le reste n’est que fable et pauvre littérature. Il était une fois un moucheron qui faisait bien plus de mal qu’un ours. Mais qui passait moins bien à la télévision.

L’affaire du kangourou géant

Oh, oh ! Et si c’était vrai ? Une étude sérieuse, toute récente, suggère que l’homme serait le vrai responsable de la disparition de la mégafaune de Tasmanie, cette grande île située au sud de l’Australie. Peuplée par des Aborigènes il y a 40 000 ans, l’île a été « découverte» par notre Occident en 1642 et occupée en permanence 150 ans plus tard. Ce fut longtemps un authentique paradis naturaliste, habité par de somptueux animaux comme le tigre de Tasmanie – un marsupial carnivore – de grands oiseaux endémiques, des kangourous géants. C’est justement l’un de ces derniers qui est au coeur du travail publié dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (Late-surviving megafauna in Tasmania, Australia, implicate human involvement in their extinction). Ses auteurs ont étudié le crâne d’un de ces kangourous, retrouvé au fond d’une grotte de l’île (ici).

Richard Roberts, qui est l’un des signataires de l’article scientifique, a déclaré tout de go : « Jusqu’à présent, on pensait que la mégafaune de Tasmanie s’était éteinte avant que l’Homme n’arrive sur l’île ». La thèse généralement retenue désignait le climat comme la cause première de l’extinction. Or le niveau des températures serait resté stable, et le crâne retrouvé daterait de plusieurs milliers d’années après l’arrivée de l’homme en Tasmanie. Je ne vous en dis pas davantage, car je n’ai pas lu l’étude.

Au-delà, la question me paraît être celle-ci : les civilisations anciennes, mieux, les peuples premiers ont-ils été plus respectueux de la vie que nous ? Chez nombre d’écologistes, la messe est dite. Les Indiens d’Amérique, par exemple, auraient toujours entretenu de belles relations équilibrées avec les écosystèmes et les espèces vivantes. Seule l’arrivée des Blancs et de leur armada aurait bouleversé la donne. On ne peut nier la démence de la conquête du continent nord-américain par nos ancêtres européens. En moins d’un siècle, l’immense forêt qui couvrait tout, de l’est du Canada à la vallée du Mississipi, était réduite en morceaux. La Grande Prairie, ce fabuleux monument qui séparait les deux océans, était changée, en à peine plus de temps, en une morne plaine de blé et de maïs intensif. Je ne crois pas qu’il existe dans l’histoire un autre exemple d’une telle furie contre la terre.

Mais les Indiens ? La cause est controversée, et je n’ai pas de réponse personnelle. J’aimerais croire, comme tant d’autres, que les Pawnees et les Navajos se comportaient mieux que nous. Bien des faits semblent prouver le contraire. Les brûlis massifs d’origine humaine, par exemple, ont clairement joué un rôle néfaste dans la disparition de certains gros animaux, tant en Amérique qu’en Australie. Et la chasse, dans certaines conditions, a pu également détruire des populations fragiles. Si, je dis bien si l’homme venu d’Asie par le détroit de Béring est le responsable d’extinctions, eh bien, quel drame ! Car, rappelons-le, le continent américain n’a été peuplé par nous que très tardivement. Il y a 13 000 ans pour beaucoup, bien que d’autres hypothèses évoquent une présence humaine en Amazonie il y a environ 60 000 ans. Peut-être manquaient-ils simplement de moyens matériels pour accomplir le grand crime ?

Je le répète, je ne tranche pas. Mais à la vérité, en mon for le plus profond, je crains de connaître un jour une vérité mieux établie. Je pressens que quelque chose ne tourne pas rond. Je vois bien – nul besoin d’être grand clerc – que l’aventure humaine a toujours eu sa large part d’une extrême violence contre tout ce qui n’était pas elle. Il n’est pas difficile de la voir comme une conquête militaire sans fin de territoires à soumettre, et d’êtres vivants à engloutir. Je dois avouer que, pour un 23 août, je ne gâte pas les lecteurs de ce blog.

Je l’avoue, mais j’ajoute aussitôt que cette horrifiante perspective ne me décourage pas. J’ai toujours cru, aujourd’hui plus que jamais, à l’esprit. À la puissance de l’esprit. À la force du refus. À l’énergie de la résistance. Or j’ai l’outrecuidance de penser que je suis un refusant, au plus profond de mon être. Et comme nous approchons du moment où, fatalement, la parole refusante sera toujours mieux entendue, sinon comprise, je garde de l’espoir. Contre l’évidence, cela se peut. Mais l’évidence est l’autre nom du renoncement. Et renoncer, non. Renoncer à vivre, à parler, à écrire, à aimer, non. Non. NON.

¡ Y viva España ! (Longue vie aux grands singes)

Karmele Llano. Je n’ai jamais rencontré cette jeune femme espagnole de 30 ans, mais je crois que nous nous entendrions bien. Elle est de la race de la primatologue française Emmanuelle Grundmann – que je connais et salue affectueusement  – ou de Jane Goodall. Vétérinaire, Karmele se bat avec les armes dérisoires que nous savons pour tenter d’arracher au néant si proche les derniers orangs-outans d’Indonésie (ici, en langue espagnole). Ce combat pour eux – et donc pour nous – paraît perdu. Et quand j’écris ces mots, pensant aux chimps et aux bonobos, aux gorilles des plaines et des montagnes, aux orangs-outans donc, j’en ai des frissons. De vrais. On peut souffrir physiquement et psychiquement d’une telle perspective. C’est mon cas.

Ces derniers jours, j’ai lu avec avidité le sujet de couverture du magazine National Geographic d’août, sous un titre saisissant :Who Murdered the Virunga Gorillas ? Aucun journal français, je le sais, n’oserait poser une question aussi dérangeante. Qui a assassiné les gorilles du parc des Virunga, situé en partie au Rwanda ? Évidemment, le choix du verbe murder suggère qu’on a abattu des humains, ce qui n’est pas le cas. L’affaire s’est déroulée l’été passé, au long de deux mois d’attaques contre les gorilles, qui en ont tué sept. Sept animaux tués sur une terre elle-même gorgée de sang humain. Et cette question, malgré tout : qui ? Qui et pourquoi ?

Je ne vous raconte pas (c’est ici, en anglais). Après cela, je suis allé rouvrir l’un des livres marquants de ces dix dernières années, pour moi du moins. Il s’agit d’une somme rassemblée sous la conduite des paléontologues Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité (Fayard, deux tomes). Dans une première partie, Michel Brunet, Brigitte Senut, Jean-Jacques Hubelin et bien d’autres nous racontent l’incroyable épopée. La domination des singes. L’émergence de notre grande famille des hommes. L’expansion des australopithèques. La conquête des continents. Et dans une seconde, tous se posent avec nous la plus noble des questions : quel est vraiment le propre de l’homme ? Nous ne cessons de découvrir ce qui nous rapproche d’eux, au point que la frontière dont nous étions si fiers s’amenuise. Car ils – les grands singes – maîtrisent outils et médicaments, connaissent l’art de la négociation, le rire, la colère, l’amour. Ne sommes-nous pas trop stupides, d’ailleurs, pour comprendre l’immensité des liens que ces animaux ont noués avec la nature et la vie ?

J’en étais là de mes questionnements quand j’ai appris un événement extraordinaire : le Parlement espagnol  vient de voter une résolution qui, transformée en loi, accorderait aux grands singes des droits très voisins de ceux des humains. Quel coup de tonnerre ! Tous les défenseurs ardents de la vie animale ne peuvent qu’applaudir. Les autres se demanderont, peut-être avec effroi, où s’arrêtera cette révolution spirituelle. Moi, je la souhaite sans limite. Car la vie reste le mystère le plus grand de tous. Et les tentatives de le percer à jour, si elles n’étaient le plus souvent désastreuses, me feraient rire volontiers. L’homme, comprendre cela ? Allons donc. Tant que notre ignorance sera aussi manifeste, ce qui risque de durer encore assez longtemps, le moins que l’on puisse faire, c’est d’épargner ceux par qui nous sommes devenus ce que nous sommes.

Ce n’est encore rien ? Non, rien en effet. Mais si l’octroi de droits aux grand singes leur donne ne serait-ce que l’ombre d’une chance de sauver leur magnifique peau, je les vote des deux mains. ¡ Y viva España !

Besoin d’un coup de main

Ceci n’est pas un article, avis ! C’est une demande, car vous pouvez m’aider. Je suis à la recherche d’informations de toute sorte sur l’usage que nos sociétés font de la viande. Je cherche à comprendre pourquoi, et comment nous sommes passés si vite d’un régime alimentaire basé sur les céréales à une telle consommation, souvent quotidienne, d’une viande qui pose tant de problèmes. Je crois qu’on peut parler d’une révolution, qu’il n’est pas si aisé de dater. Mais, pour l’essentiel, il est manifeste qu’elle accompagne l’industrialisation de l’agriculture et de l’élevage qui se déploie en France après 1945, et plus encore après 1960.

Bref. Je recherche des témoignages, des adresses, des personnages, des lieux, des documents qui me permettraient de mieux comprendre ce qui s’est passé. Cela inclut aussi bien les réalités de l’élevage que le végétarisme, les campagnes publicitaires que les importations massives de soja. N’hésitez donc pas à m’adresser tout renseignement qui vous passerait devant les yeux. Je vous laisse une adresse électronique, qui n’est pas celle que j’utilise chaque jour, je vous le précise. Et merci à l’avance de faire circuler le message. Bien à vous tous,

Fabrice Nicolino

 

Un ours est passé (tout près de moi)

En mai d’il y a deux ans, j’ai eu le bonheur d’aller en Bulgarie. C’est un pays massacré en de nombreux lieux par ses anciens maîtres du parti communiste, mais il abrite aussi des personnages admirables. Dont des loups et des ours. Côté humains, je conseille vivement Petar Beron. Cet homme n’est pas seulement le plus grand naturaliste bulgare. Il est aussi le vice-président de l’Assemblée nationale, député depuis 1990, opposant acharné à la marche des événements, qui signifie ici comme en France la destruction de la nature.

Il m’a reçu dans son bureau de l’Assemblée, en compagnie de son vieux complice Nicolai Spassov, grand spécialiste des mammifères et des fossiles. J’ai pris le café en compagnie des deux, et, je vous l’assure, il existe sur terre des gens avec qui on partirait en vacances. Eux. D’autres.

Dissident de l’ancien système, Petar ne supportait pas beaucoup mieux le nouveau, et s’emportait contre la corruption générale, le bétonnage de la mer Noire, le braconnage, les coupes de bois illégales. « Les “développeurs”, me disait-il, finiront par faire disparaître la Bulgarie. Ils arrivent de partout, achètent des terres, construisent des hôtels, bâtissent tout ce qu’ils peuvent, je crois. À l’avenir, restera-t-il un seul mètre carré de nature sauvage dans ce pays ? ».

Pas d’espoir, alors ? Barrissement de Petar : « Il n’y en a pas. On ne peut pas lutter. Partout où il a quelque chose de beau, de pittoresque, de naturel, quelqu’un arrive avec de l’argent et un projet ». Et Nicolai d’en rajouter, s’il est possible : « J’ai vu notre littoral mourir. À Sozopol, je connaissais une délicieuse petite route de sept kilomètres, sans aucune maison. En seulement trois ans, tout a été construit. On ne voit plus la mer. Les lois ne sont pas respectées, c’est aussi simple que cela. Et des grands animaux comme l’ours et le loup en souffrent aussi. Des chasseurs, qui viennent parfois de chez vous, viennent en tirer ici, en payant fort cher. C’est la première fois de ma vie que je vois la population d’ours commencer à baisser ».
J’ai donc eu une chance magnifique, que je vais partager avec vous. Quelques jours plus tard, je sommeillais encore dans un semblant d’hôtel du village de Kalofer, au pied des Balkans, au pied de Stara Planina, la « vieille montagne » de la Bulgarie. Emil Enchev, un fameux ornithologue, devait me montrer la rivière Tundja, à quelques kilomètres, et ses oiseaux. Ils étaient là, n’attendant plus que mes hourras, qui furent nombreux ce jour-là. Je me souviens d’une buse féroce, originaire d’Asie, pattes jaunes et queue rousse. De guêpiers et de huppes fasciées, de petits gravelots et de chevaliers culblanc, d’hirondelles rousselines, de bondrées et d’autours des palombes. Je me souviens même d’alouettes lulu, celles-là même que j’ai admiré tout juillet devant chez moi, dans le sud de la France. Bon, quand le bonheur se met de la partie, il ne fait pas les choses à moitié.

L’après-midi même, je suis monté tout seul dans les gorges de la Tundja. La rivière cogne contre les schistes, rebondit au pied des chênes avant de s’épandre au milieu du cresson et des lentilles. La buse féroce était là, et des sangliers, dérangés au milieu de leur bauge. Depuis le promontoire de pierre qui domine le paysage, on voyait tout l’amphithéâtre déployé plus bas. Entre la Tundja et un petit affluent coulait une prairie : une vaste, immense pâture sans limite où quelques vaches, chevaux et brebis divaguaient sans jamais se rencontrer.

Moi, j’ai fini par m’allonger tranquillement dans une petite clairière, au soleil. Il me semble que je pensais à la lumière, au son des feuilles, aux doux insectes qui escaladaient ma main gauche. J’étais dans une minuscule échancrure au milieu de la forêt. Et c’est à ce moment d’une paix totale que j’ai entendu un fabuleux rugissement. Tout proche, venant de la lisière, à moins de cinquante mètres.

J’ai poussé un cri, bien moins saisissant je le crains. Et dans la même seconde, mon corps s’est soulevé sans avoir reçu le moindre ordre, avec les jambes légèrement flageolantes. Mon œil droit a saisi une silhouette noire, lourde, sous les arbres. Un ours. Et je me suis carapaté dans l’autre direction. Cela pourrait s’arrêter là, mais puisque je dis ce qui est, je dois ajouter que je me suis repris au bout de quelques secondes. Je me suis arrêté et j’ai essayé de voir cet immense personnage que je venais de déranger. Car bien entendu, ce coup de gueule n’avait rien d’agressif. Il signalait une présence, et un dérangement.

Pour ce qui me concerne, vrai de vrai, passé le saisissement, je ne ressentais rien d’autre qu’une immense curiosité. Mais la bête marchait, remontait vers son pays de là-haut, j’entendais craquer les branches de son monde à elle. J’étais heureux.

PS : J’ai déjà en partie raconté cette histoire, et si certains la connaissent, eh bien, désolé. Ou non ?