Archives de catégorie : Animaux

Ce juge est-il aveugle ?

Je n’ai vu Gérard Charollois qu’une fois dans ma vie, mais cela a laissé des traces. Ce devait être aux alentours de l’année 2000, je ne sais plus très bien. En tout cas, c’était la première fois de ma vie que je rencontrais un juge aveugle. Jusqu’à cette date, je m’étais contenté du fabuleux personnage créé par Bruce Alexander, le juge Sir John Fielding (il existe une série de ses aventures en 10/18).

Un juge aveugle ! L’image est tellement étonnante qu’elle continue de me hanter. Charollois m’avait raconté comment il faisait pour rendre ses arrêts, les aides dont il avait besoin, y compris sous la forme d’outils informatiques. il n’était pas un juge de bureau et de paperasse. Il jugeait pour de bon, au tribunal de grande instance (TGI) de Périgueux, où il est aujourd’hui encore vice-président. Je me souviens très bien de son épouse et de l’un de ses fils, présents au moment de l’entretien. Pourquoi cet entretien, d’ailleurs ? Je ne sais, mais cela avait à voir avec la chasse, évidemment. Je crois me rappeler que Charollois venait d’obtenir une retentissante victoire, devant la Cour européenne, contre la loi Verdeille, outrageusement favorable aux chasseurs.

En 2 000, le juge vivait au fond de la campagne, en Dordogne, et menait la guerre contre les chasseurs qui voulaient, de force, pénétrer sa propriété pour y tuer. Cela, Charollois ne le supportait pas, il ne le supportait plus. Et comment lui donner tort ? La loi Verdeille empêchait les propriétaires d’un terrain de moins de 20 hectares d’y interdire la chasse. Je ne sais pas où en est aujourd’hui le droit, mais il était encore, voici huit ans, extravagant.

Vers 2 000, Charollois présidait une association appelée Aspas (Association pour la sauvegarde et la protection des animaux sauvages). Et puis il en est parti, contesté par une partie de ses troupes, pour fonder la Convention Vie et Nature pour une écologie radicale (CVN).

Depuis cette date, je ne suis les aventures du juge aveugle que de loin, en riant le plus souvent. Je sais que ce n’est pas drôle, mais j’aime rire aux éclats, je n’y peux rien. Charollois s’est en effet radicalisé, ce qui, chez un juge, est assez réjouissant. Il est de tous les combats pour la vie sauvage et les animaux, et il a décidé de hausser le ton jusqu’à risquer l’amende, peut-être même la…prison.

Sa tête de Turc favorite reste le chasseur et les structures politiques qui lui servent de paravent. En 2 000, à peu près au moment où je l’ai croisé, il venait d’assener un coup terrible au parti de l’extrême-chasse, CPNT. Il n’était pas seul, certes, mais les services juridiques de l’Aspas avaient signalé à différents parquets les étranges facéties financières du parti de la chasse et des chasseurs. Il n’est pas interdit de voir a posteriori, dans les enquêtes du début de 2 000, le chant du cygne du lobby politique en faveur du flingot.

Or, les chasseurs, dont le nombre diminue sans cesse, ne sont pas connus pour leur mansuétude. Raymond Faure – merci, au fait ! – me signale une vengeance dûment méditée par les valeureux de CPNT (http://www.cpnt.asso.fr). C’est simple : le parti de l’extrême-chasse réclame à Rachida Dati, en sa qualité de ministre de la Justice, des sanctions contre le juge Charollois. Des sanctions, dans l’ordre professionnel, pour des propos tenus en tant que citoyen ! Pardonnez à l’avance l’extrait qui suit : « CPNT espère que la Chancellerie par sa justice clairvoyante saura adresser à ce magistrat des sanctions proportionnelles à la hauteur de ses propos injurieux ; sans oser imaginer qu’il en puisse en être autrement car la justice doit se montrer neutre, égale et exemplaire pour l’ensemble de nos concitoyens… ».

Je me doute que Dati a d’autres chats à fouetter, mais tout de même ! Où se croit donc CPNT ? J’ai eu la curiosité d’aller voir ce que le parti des chasseurs reproche à Charollois, et je dois vous avouer que la prose de ce dernier m’a fait exploser d’un rire libérateur. Enfin une voix claire et nette ! Je serais bien incapable de reprendre les mots du juge à mon compte, car je reste partisan du compromis, car je sais ou crois savoir qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, composer avec les porteurs de fusils. En bref, je suis bien moins extrémiste que Charollois.

Mais quel bonheur que la liberté ! Quelle joie de ne plus retenir son verbe ! Il y a de l’ivresse dans le discours du juge aveugle, et je ne dédaigne pas perdre la tête. En voici quelques aperçus. Le premier (http://www.ecologie-radicale.org) : « Là où va l’évolution, il n’y aura plus de place pour les chascistes et leur instinct de mort, puisque notre espèce se réconciliera avec la Nature ou disparaîtra ». Le deuxième (http://www.ecologie-radicale.org) : « Moralement, le violeur, l’escroc, l’assassin, le chasseur sont des délinquants sociaux, des pervers au sens psychiatrique du terme qui pensent trouver dans l’avilissement et la mort d’un être vivant leur jouissance ».

Sachez-le, un comité de soutien est en route, si le coeur vous en dit. Rien n’est perdu, en effet, car, estiment Charollois et ses amis, « les combats de gladiateurs, les ordalies, les bûchers, l’esclavage, la torture, le bagne, la peine de mort furent trop longtemps parfaitement légaux ». Aveugle, lui ?

El lobito bueno (un petit loup très gentil)

Je chantonne ce texte depuis un paquet d’années, croyez-moi. Il s’agit d’un joli pied de nez écrit par José Agustín Goytisolo, dont voici la première strophe : Érase una vez/un lobito bueno/al que maltrataban/todos los corderos.

Il était une fois un gentil petit loup qui était maltraité par tous les moutons. Quand je chante à pleins poumons cette blague, car cela m’arrive, le roi n’est pas mon cousin. Et, je le précise, je ne chante pas si mal. Bref, un gentil petit loup. C’est à cet animal imaginaire que je pensais tout à l’heure en découvrant que l’Espagne vient d’autoriser la chasse au loup au sud du fleuve Duero. Où est-ce ? Au nord de Madrid, et c’est une frontière naturelle qui barre en deux cette partie de l’Espagne. Le fleuve, vous m’avez compris.

Là-bas, le loup se porte assez bien. Au nord en tout cas du Duero, l’espèce reconquiert d’année en année de nouveaux territoires. Malgré les tirs, le piégeage, le poison. Oui, malgré. Mais au sud, son avancée risque fort d’être stoppée, car les autorités de la région Castilla y León ont décidé de réagir. Et de légaliser la chasse au loup, jusqu’ici considéré comme une espèce protégée. Oh, les raisons du massacre à venir sont excellentes, comme de juste. Le bétail est constamment menacé, les éleveurs n’en peuvent plus, le pastoralisme ne s’en relèvera pas, etc.

Sûr, je pourrais ricaner. Le gouvernement espagnol – socialiste – et la Junta de Castilla y León – de droite – sont parfaitement incapables d’aider les éleveurs à seulement survivre. Avec ou sans loup. Et bien entendu, je suis du côté du loup, et pas de celui du fusil. Mais j’ai envie, ce lundi lumineux de novembre, de rendre un hommage à l’athlète, au combattant, à l’intraitable Canis lupus.

Oui, je le confesse, je suis admiratif. À peine fiche-t-on la paix – un peu – à l’animal, qu’il repart au front, franchissant fleuves, routes, lignes de chemins de fers, villes et villages. Gloire à toi, le grand sauvage ! Gloire ! Dans ce monde où la plupart des discours sentent la mort, l’épopée du loup d’Espagne, ce considérable réfractaire aux lois humaines, me fait sourire continûment. Il est la vie, intrépide, insolente, anarchiste. ¡Viva la Anarquía!

Je ne vous ai pas dit, pas encore, que j’écris des histoires pour les enfants. Et je travaille de temps à autre sur un récit qui concerne le retour du loup en France. En exclusivité mondiale, je vous livre ci-dessous quelques lignes de ce texte. Pas la peine de s’énerver, il n’est pas publié. Mais vous me donnerez un avis, n’est-ce pas ?

La naissance de Zingaro

« Tu veux vraiment savoir qui je suis ? D’où je viens ? Et mon nom ? Et mon âge ? Oh, tout ça n’a pas grande importance, si tu veux mon avis. La seule chose qui compte, c’est l’histoire que je vais te raconter. Tu peux être sûr d’une chose : je n’étais jamais très loin de cette grande aventure et je suis ce qu’on appelle un bon témoin. Crois-moi, les choses se sont vraiment passées comme je vais te les décrire. J’ai peut-être oublié un ou deux détails, mais ce n’est même pas sûr, car j’ai bonne mémoire, pour un vieux. Oui, une bonne mémoire.
Quand tout a commencé, j’étais jeune, très jeune, et notre ami tout autant. Le pays d’où il est parti est un beau pays. Une montagne de rêve où poussent depuis toujours de grands arbres. Des chênes et des hêtres, des châtaigniers et des pins, et au bord des eaux, des saules et des peupliers. Je me souviens, aujourd’hui encore, du vent sifflant dans les feuilles et du cri des grenouilles quand chantait le printemps. Notre ami Zingaro aimait plus que tout s’installer au bord du ruisseau qui se jette dans le lac d’en bas, à quelques sauts à peine de la tanière. Je l’appelle Zingaro pour que tu me comprennes bien, parce qu’en réalité, notre ami n’a aucun nom. Aucun. Mais Zingaro lui va bien, je trouve.
Dès le premier printemps, dès son premier mois d’avril au royaume des fleurs et des chants d’oiseaux, il aimait plus que tout le grand dehors. Il n’était encore qu’un minuscule mollasson incapable de manger autre chose que de la bouillie, ce jour où je l’ai vu de mes yeux approcher du torrent et s’allonger dans les herbes tendres. Il adorait déjà le bouillonnement, le changement, les bonds du courant et l’aile bleue des libellules au ras des flots.
Mais il savait aussi cacher son jeu. Car dès cette première sortie, alors que tout le monde aurait pu le croire endormi dans le pré, accroché à ses rêves, il a saisi un petit crapaud qui passait à portée de pattes, et il l’a croqué. Croqué d’un coup d’un seul ! Que veux-tu que je te dise ? Le loup n’est pas un mouton. Et ce n’est pas non plus un berger. C’est un vagabond-né, un coureur de fond qui a besoin de soigner ses muscles en permanence. S’il mange tout ce qu’il trouve, sans jamais faire le difficile, c’est qu’il n’est jamais sûr de rien. Surtout pas du lendemain.
Bon. Zingaro était un petit malin. Peut-être un peu plus malin que ses trois sœurs. Que ses deux sœurs, je veux dire. Car si sa mère avait bien donné naissance à quatre louveteaux, dont un seul mâle, Zingaro, l’une des petites est morte au bout de quelques jours. Elle tétait sa maman, comme les autres, mais en donnant l’impression qu’elle n’en avait pas envie. Elle préférait dormir, dormir, dormir, pendant que les autres engloutissaient le bon lait maternel. Et un jour, elle n’a plus relevé le museau. C’est comme ça que la vie part, chez les loups.
Donc, un petit malin. Au bout d’un mois, il commençait à sortir du trou creusé sous les racines d’un hêtre géant, dans la pente. En poussant des petits cris de joie. Il se sentait victorieux, je crois, il s’imaginait plus grand qu’il n’était. Mais il faut bien avouer qu’il a su chasser très vite le mulot.
Je t’explique, tu comprendras mieux. Un jour qu’il avait un peu plus de deux mois, pas davantage, Zingaro s’est aventuré seul à la lisière du petit bois où se trouvait la tanière. Comme c’était grand ! Comme c’était vaste ! À perte de vue, on ne voyait que de l’herbe ondulante, une sorte de crinière surmontée de tiges de fleurs que le vent de mai balayait avec douceur. On entendait les abeilles, de temps à autre ces acrobates de chocards à bec jaune faisaient les imbéciles dans les airs, et en écarquillant, on pouvait apercevoir plus bas, vers la plaine, un troupeau de moutons.
Mais je suis bête, peut-être que tu ne connais pas le chocard ? Si je te dis que je l’ai parfois confondu avec le crave, tu vas me prendre pour un fou. C’est juste pour te dire que j’ai de bons yeux, parce que la différence entre les deux, il faut la trouver. Sauf que le crave a un bec rouge, et le chocard un bec jaune. À part cela, le chocard est un acrobate comme tu en verras peu. Bien souvent, il vole en bande, avec je ne sais combien de frères et d’amis. Et zoup ! il pique la tête la première en tirant sur l’une de ses ailes pour mieux tomber.
Car il tombe, crois-moi. Comme une pierre. Une fois, deux fois, cinquante fois. Ou bien il se frotte la plume contre une falaise, à toute vitesse, à toute allure, comme s’il avait besoin qu’on lui gratte le ventre à l’instant même, à la seconde. On le voit aussi se retourner en plein vol, cinq ou six fois de suite, ou bien attendre entre deux tranches d’air un courant chaud qui le fera grimper plus haut que la montagne. Je crois bien que si le chocard avait des dents, il rirait tout le temps.
J’oubliais : il aime la pierre, le caillou, la roche. C’est son pays, c’est son royaume. Quelquefois, installé sur des cailloutis, il plonge le bec entre les fentes d’un rocher, et tchic ! il en retire un petit escargot ou un gros insecte. Tu peux le croire ? À d’autres moments, il dépose au même endroit les restes d’une souris morte ou des miettes de je ne sais quoi qu’il a récupérées je ne sais où. Et il revient picorer quand il a faim. Sans le roc, le chocard serait une fourmi. La preuve, c’est qu’il dépose ses nids et donc ses petits dessus. En plein dessus le roc. Si tu veux tout savoir, il m’est arrivé de rêver que j’étais un chocard. Oui, moi.
Bon, excuse-moi, j’ai l’impression de m’être perdu en route. Je te parlais d’un mulot, non ? Zingaro avait encore les yeux bleus, à ce moment-là. Et ce jour dont je voulais te parler, tout soudain, il s’est arrêté, l’œil fixé sur un point invisible, les oreilles et le museau comme rassemblés dans la même direction. Tu l’aurais vu, la tête sortant à peine de la pelouse ! Il donnait envie de rigoler. Pourtant, ce n’était pas une plaisanterie.
Rageusement, grattant le sol, enfouissant le museau dans le trèfle, il s’est mis à avancer, de plus en plus vite, puis à courir aussi vite que ses petites pattes le lui permettaient. Figure-toi qu’il avait senti une trace, le passage d’un mulot dans le labyrinthe de la prairie. Il faut voir clair, crois-moi, car le mulot est un nain, et celui-là était un petit nain, si tu veux bien me permettre. Que faisait-il dehors à cette heure, lui qui ne sort en général qu’à la nuit ? Mystère. Mais Zingaro ne prit pas la peine de demander : il lui sauta dessus sans hésiter, et… Le reste, tu peux le deviner tout seul ».

L’animal, cette chose

Ce matin de pluie, je pense à d’autres que moi-même. Au circaète, quand il apparaît au-dessus du vallon et que je bois un verre sur ma terrasse du Sud. Au blaireau, qui n’hésite pas à prendre le même chemin que moi, celui qui mène justement, plus haut, à cette terrasse où la vie est si douce. Au renard qui mulote dans l’un des prés de Jean, un peu plus bas.

Comment, vous n’avez jamais vu un renard muloter ? Mais c’est extraordinaire, savez-vous ? D’abord il entend, quelque chose que nos oreilles saturées ne perçoivent pas. Quelqu’un, à la vérité. Disons un campagnol qui se faufile entre deux herbes. Alors, le renard s’arrête. À la vitesse instantanée du rêve, il bondit. Pas sur sa proie, non pas. En l’air, très haut. Des gens sérieux assurent qu’il peut atteindre quatre mètres, mais je ne parierai pas ma vie sur ce chiffre. En tout cas, il serait sans conteste champion olympique du saut en hauteur, ce qui dérangerait le commentaire de L’Équipe magazine.

Ensuite, le renard s’abat. Et sur le campagnol, le plus souvent sur un campagnol. J’aurais pour ma part préféré dire : le renard campagnole, mais on ne m’a pas demandé mon avis. Va donc pour le mulot. Le renard mulote, boulotte et repart vers de nouvelles aventures. La famille des canidés, à laquelle il appartient, existe sur cette terre depuis environ 40 millions d’années, contre 2 sans doute pour la nôtre.

En ce matin de pluie, je pense à toutes ces bêtes et bestioles. Peut-être l’avez-vous lu, la Commission européenne a décidé il y a un mois de ramener le taux de jachère dans l’Union, dont la France bien sûr, à 0 %. On va cultiver, croyez-moi sur parole, les machines vont tourner, épandre, disperser engrais et pesticides, puis le lisier, c’est-à-dire la merde. La France va se couvrir, comme rarement depuis des décennies, de pluies de molécules chimiques et de merdier géant.

Les troglodytes et papillons, les couleuvres et abeilles, les chevreuils et hérissons qui habitaient dans ces marges du monde industriel, ou qui s’y reposaient un peu, vont devoir changer d’adresse. S’ils peuvent. Et sinon, comme d’habitude, qu’ils meurent. Que pèse réellement un kilo d’orvets ? Ou un filet de rainette ? Ou le coeur palpitant d’un criquet ?

Je me souviens très bien d’un livre paru en 1987, La chasse à la française (éditions Quelle est belle company). D’ailleurs, pour l’occasion, je viens de le ressortir de ma bibliothèque. Son auteur, Roger Mathieu, m’avait sans le savoir sidéré. Car jusqu’au moment de ma lecture, je ne m’étais jamais posé cette question clé : à qui appartient la faune sauvage ?

Mathieu notait que les animaux étaient en fait relégués dans une extravagante catégorie juridique, celle appelée res nullius, autrement dit la chose à personne. Le droit de chasse, hérité de la tradition romaine, renforcé par la révolution française, accordait néanmoins aux nemrods la propriété de l’animal flingué. En revanche, les faisans et cochangliers d’élevage, une fois relâchés, redevenaient, pour quelques minutes au moins, res nullius.

Quand cela cessera-t-il ? Lorsque les poules auront des dents ? Allez savoir. Il y a une quinzaine d’années, je travaillais pour l’un des plus grands journaux français, et je passai quelques minutes de détente, un après-midi, en compagnie de quatre à cinq journalistes, piliers de l’entreprise. À un moment, je me rappelle avoir osé une phrase pourtant quelconque sur le droit éventuel des arbres et des animaux à vivre. Eh bien, la vérité, c’est que tout le monde s’est moqué de moi. Mais gravement, irrémédiablement. Je venais d’énoncer une sornette. Peut-être rient-ils encore, qui sait ?

Je ne suis pas un spécialiste du droit. Je n’y connais même rien. Je suis pourtant certain qu’il faut trouver de toute urgence des moyens d’arrêter le massacre, ici comme ailleurs. La biodiversité, synonyme de la beauté, n’appartient pas à la sottise, à l’appât du gain, à cet incroyable appétit pour la dévastation. Je pense, je suis intiment convaincu qu’il nous faut forger des outils neufs, y compris juridiques, pour juger le crime. Car assez parlé, il faut agir. Tuer des espaces, tuer des espèces, tirer dans le tas, abattre une forêt, vomir dans les mers, autant de crimes.

La crise écologique commande de placer le droit des individus derrière celui de l’avenir commun. Et ce dernier inclut selon moi le droit des plantes et des animaux à être protégés contre nos insupportables errements. Je ne propose pas de sacrifier la liberté des hommes. Je nous conjure d’organiser la coexistence entre nous et le reste, qui est essentiel. Mais avant tout autre considération, je pressens qu’il est nécessaire de parler sans détour, et de nommer le crime. Et de pointer le doigt sur les criminels. Même s’ils nous ressemblent étrangement.

Bzz bzz bye (faites passer)

Mais que font donc nos journaux ? De quoi parlent jour après jour nos chroniqueurs, nos limiers, nos moralistes, nos Laurent Joffrin, Éric Fottorino, FOG, Jean Daniel, Christophe Barbier, BHL, André Glucksmann, Alexandre Adler, Régis Debray, Jean-François Kahn, Alain Minc, Luc Ferry, Max Gallo, Jacques Julliard, Pierre Rosanvallon, Guy Sorman, et tous autres, en fait innombrables ? Combien de pages pour la publicité en faveur de ce monde ? Combien de colonnes et d’émois consacrés au mystère Cécilia ? Combien de radotages et ratiocinations ?

On chercherait en vain le moindre intérêt, chez eux, pour les abeilles. Or, le Colony Collapse Disorder (CCD), ou Syndrome d’effondrement des colonies, est en train de changer la face du monde, à la différence des migraines de Nicolas Sarkozy. Bien entendu, tel ou tel article a pu, ici ou là, être écrit. La belle affaire ! Je vous parle d’un événement planétaire, aux conséquences dévastatrices. Les commentateurs sont des aveugles qui nous traitent comme des sourds. Demeurés, je m’empresse d’ajouter.

Les abeilles meurent, partout. Le CCD a été repéré fin 2006 aux États-Unis, d’où sa dénomination anglaise. Brutalement, les abeilles ont dit adieu aux ruches. Un beau jour, affreux en somme, elles ont cessé de revenir. Une désertion devant un ennemi invisible. Au cours de l’hiver 2006-2007, entre 25 et 50 % des colonies d’abeilles américaines auraient disparu dans un trou noir. Les estimations varient, comme vous pouvez constater. Comment savoir ce qui arrive à tant d’insectes, domestiques ou sauvages ? Il y aurait environ 20 000 espèces d’abeilles dans le monde, dont un millier chez nous, en France.

Bon, j’ose l’écrire : peu importe, en l’occurrence du moins. Le CDD frappe peu à peu le monde entier, dont l’Europe bien sûr. La dernière hypothèse retenue évoque la piste d’un virus. Peut-être. Je n’en sais strictement rien. Bien des causes ont été avancées, mais toutes reposent, in fine, sur l’affaissement des défenses immunitaires de l’abeille. Elle ne peut plus se défendre contre des parasites, virus ou bactéries qui deviennent du même coup mortels.

Pourquoi cet affaissement ? Le mystère n’en est pas tout à fait un. Le spécialiste mondial de la pollinisation Bernard Vaissière – chercheur à l’Inra – résume son sentiment dans un entretien paru dans Le Monde du 13 octobre dernier (www.lemonde.fr) : « Les causes de leur régression sont connues : élimination de leurs sites de nidification, raréfaction des plantes qui leur fournissent nectar et pollen, maladies et parasites… Et, surtout, épandage de pesticides, particulièrement destructeurs pour les abeilles. Celles-ci, en effet, possèdent très peu de gènes de détoxification, comme l’a confirmé tout récemment le séquençage du génome de l’abeille domestique ».

Je ne suis pas exagérément surpris. Car je vous rappelle que je suis l’auteur (avec l’ami François Veillerette) d’un livre sur le scandale des pesticides. Il n’empêche que je reste songeur. On peut écrire que les abeilles disparaissent et que la cause première de ce drame absolu tient au déferlement de l’agriculture industrielle. Et le monde continue aussitôt sa marche folle, sans seulement ralentir. La déclaration de Vaissière aurait dû faire la une de tous les journaux, y compris télévisés. Car il ajoutait en outre, à propos de la possibilité d’une disparition complète des abeilles : « Il y a cinq ans, j’aurais considéré cette hypothèse comme totalement futuriste. Aujourd’hui, je la prends au sérieux, car le déclin se mesure désormais à l’échelle mondiale. Chez les populations sauvages comme chez l’abeille domestique ».

Le cri de Vaissière aurait dû être lu dans les écoles, proclamé sur la moindre de nos places publiques. Mais il a été relégué dans un (petit) cadre, en pages intérieures. Misère ! On estime pourtant que les insectes, au premier rang desquels les abeilles, contribuent de manière décisive à la production alimentaire mondiale. Leur aide gratuite, sous la forme de pollinisation, représenterait au total 35 % de notre nourriture. 35 % !

Je ne sais rien de l’avenir des abeilles, et je souhaite bien entendu, de toutes mes forces malingres, qu’elles se rétablissent au plus vite. Mais bon sang, quel délire universel ! Quand vous rencontrerez un journaliste, ou un député, ou un freluquet quelconque disposant d’une quelconque tribune publique, parlez-lui du pays. Parlez-lui du pays des abeilles, qui est le nôtre, jusqu’à plus ample informé. Faites passer cette information capitale. Car s’il n’y en avait qu’une, ce pourrait être celle-là. Désolé, sincèrement, je n’arrive pas, ce matin du 22 octobre 2007, à sourire.

Vive Pierre Rousset !

Je ne suis pas sûr que Pierre Rousset sera content. Mais après tout, rien n’indique qu’il me lira. Qui est-t-il ? Un militant de premier plan de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) et de la Quatrième Internationale. Je précise que je ne partage pas ses idées, même si je rejoins nombre de ses valeurs.

Et je reprends. Qui est-il ? Un révolutionnaire, mais aussi un admirable ornithologue. Qui habite Montreuil, tout près de Paris, donc. Ce que je vais écrire sur l’histoire fabuleuse du parc des Beaumonts comprend peut-être des erreurs, et en ce cas, je les rectifierai sans problème. En deux mots, voilà. Il y a une bonne dizaine d’années, je suis allé passer un moment avec Pierre dans ce parc, situé à un jet de pierre d’une bretelle d’autoroute, encerclé par des cités que je me permettrai de qualifier, moi qui y ai longtemps habité, de craignos. Non qu’on y risque sa vie, mais pour la raison qu’on y meurt d’ennui et parfois de désespoir.

Bref, les Beaumonts. 22 hectares d’une ancienne carrière de gypse, dominant Vincennes. Il y a de cela près de quinze ans, Pierre, qui avait constaté sur place une grande richesse ornitholohique, a tenté de convaincre la mairie communiste de faire une expérience. Je pressens que, si Pierre lit ces lignes, il ajoutera qu’il était loin d’être seul. Reste qu’il a joué un rôle essentiel dans cette aventure, car c’en est une. La mairie a en effet accepté, après moult hésitations, de couper le parc en deux. Sur une moitié, cela resterait un parc urbain quelconque, avec arbres d’ornement, pelouse rase, bancs publics. Mais sur l’autre, on tenterait de recréer un semblant de nature, de vraie nature. Je veux dire, avec des bois vivants, des prairies sèches, des buttes, des mares, des sentes. Au milieu des HLM.

Je me souviens de quelques détails. L’intervention d’une société suisse de génie écologique. L’enlèvement de camions entiers de gravats, de carcasses de bagnoles, de déchets en tout genre. Le remodelage du territoire, le creusement des mares, la plantation d’une petite roselière, et de nombreux arbres, etc. La suite est un prodige, à mes yeux du moins. Car au moins dix ans plus tard, je suis retourné aux Beaumonts. Je sais qu’un incendie criminel a dévasté une partie du lieu, mais je n’en ai pas trouvé trace. Ce que j’ai vu, en revanche, c’est une étrangeté radicale. En certains points, pas partout bien entendu, on oublie ce qui n’est pas le chemin, ou la mare, ou la vaste prairie. On est transporté, ailleurs. Très loin.

Le miracle, c’est que rien d’essentiel n’a été détruit, du moins à mes yeux de passant. Malgré les milliers d’habitants alentour, malgré la folie urbaine, malgré le chômage de masse et la violence sociale exercée sur cette population prolétaire. Non, rien n’a été abîmé. Et Pierre Rousset, accompagné de quelques autres ornithos, ne cesse de compléter l’inventaire de l’avifaune locale (1) . Écoutez-moi, écoutez bien, car c’est grandiose : de mémoire, au moins 120 espèces d’oiseaux, soit environ le tiers de tous les oiseaux de France, ont été observés aux Beaumonts.

Bien sûr, beaucoup ne font que des haltes migratoires, ou même de simples survols. Mais imaginiez-vous la présence à Montreuil, fût-elle furtive, de canards et de bondrées, de faucons et de hérons, d’éperviers, de pics, d’alouettes, de pipits, de bergeronnettes ? Moi, cette histoire me remplit d’une joie simple et profonde. Et au-delà des aides bien réelles qui ont pu l’accompagner tout au long de ces années, je sais que l’ardeur et le pouvoir de conviction de Pierre Rousset ont joué un rôle clé dans l’aboutissement de ce qui est, à mes yeux, un modèle. Alors, ce n’est pas plus compliqué que cela, je voulais lui dire merci. Merci à toi, Pierre Rousset, et en avant comme avant !

(1) http://www.europe-solidaire.org Ce site est essentiellement politique, mais vous y trouverez en cherchant un peu les informations ornithologiques concernant le parc des Beaumonts.

NOTA BENE : Je le regrette, mais je dois mettre entre parenthèses notre rendez-vous quotidien. Je dois en effet aller en province quelques jours, et sauf coup de chance, je ne pourrais rien écrire avant samedi 20 ou même dimanche 21 octobre. D’ici là, bien entendu, révisez.