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Un (minuscule) hommage à Sebastião Salgado

Je viens de voir le très beau film signé Wim Wenders et Juliano Ribeiro Salgado, Le Sel de la Terre. Il s’agit d’un documentaire émouvant, parfois terrible, mais souvent exaltant, consacré à la haute figure du photographe brésilien Sebastião Salgado. J’aime au-delà des mots le travail de cet artiste de la vie humaine. En 2006, j’ai eu la chance de passer quelques heures vraies en sa compagnie, à Paris. Et je me suis dit que je pouvais partager avec vous cet entretien qu’il m’avait alors accordé pour le magazine Terre Sauvage. Salgado ou l’obligation d’espérer.

————–L’entretien pour Terre Sauvage

Terre Sauvage : On va essayer de ne pas vous prendre pour un monument. Mais ce sera difficile, car votre travail a une dimension épique, mythologique, démesurée. On pense par exemple à une photo de votre exposition appelée Exodes. Vous êtes probablement sur une colline, et ce document poignant montre la plaine, une plaine couverte de réfugiés en haillons, dans des abris de fortune. Jusqu’à l’horizon. Quel sens donnez-vous à votre travail ?

Sebastião Salgado : Je suis à la recherche de l’équilibre. Et je le trouve en ce moment dans un grand projet de dix années de travail, qui s’appelle Genesis, que j’ai commencé il y a deux ans. Je voyage d’un bout à l’autre de la terre.

TS : Genesis ! Un mot qui fait sans détour référence à la Bible et à la Création. Nous nous permettons de résumer à grands traits pour nos lecteurs. Environ la moitié de la planète est restée dans son état originel, notamment les montagnes, certaines forêts, des déserts. Et vous allez essayer de montrer cette partie intouchée encore, avec ses plantes, ses animaux et ses hommes. Où en êtes-vous précisément ?

Sebastião Salgado : Je reviens de l’Himalaya, et le fait de se déplacer dans ces espaces colossaux, de marcher 27 jours sous la pluie, dans le vent, face à la neige parfois, change ton esprit. C’est un plaisir tellement grand d’être à 4200 mètres d’altitude, au milieu des cailloux, sans végétation ou presque. On est au-dedans, et on peut penser à ce qui nous arrive. Notre étrange espèce nous a menés en quelques centaines d’années vers les villes, loin de la nature. Faut-il parler de malheur ? Ou plutôt de désamour ? Oui, je vois cela comme un amour à l’envers. Depuis deux ans que je travaille sur Genesis, je suis allé aux Galápagos, au parc des Virunga, où vivent les gorilles de montagne, j’ai vu les baleines de Patagonie, vécu avec des Indiens du Brésil.

> Eh bien, je sens que je deviens une autre personne. J’ai été élevé et j’ai grandi dans la forêt Atlantique du Brésil, un écosystème très particulier. Lorsque j’étais gamin, elle occupait encore 70 % de ma région, mais aujourd’hui elle ne couvre plus que 0,3 % de la surface. J’ai donc participé au grand déracinement d’une forêt, sans faire attention, sans me rendre compte, comme tout le monde. En retrouvant, grâce à Genesis, la nature, je me répète, je commence à me sentir une autre personne.

TS : Ce qui ne vous était pas arrivé avec des travaux aussi homériques que « La main de l’homme », consacrée aux humains au travail, partout dans le monde.

Sebastião Salgado : Non, probablement parce qu’il s’agissait d’une seule espèce, la mienne. Je me sens désormais lié à toutes les autres, qu’elles soient végétales ou animales. Il me semble que cela vient de très loin. En 1991, j’ai acheté avec ma femme la ferme qui était celle de mon père et de ma mère. Dans cette fameuse forêt Atlantique. Elle était pire que dégradée, elle était morte.

TS : Et que produisait-on dans cette ferme au temps de vos parents ?

Sebastião Salgado : Quand j’étais gosse, elle était couverte à 70 % de forêts, mais elle employait 36 familles au total. 90 % de ce qu’on produisait était pour notre consommation : toute la viande, tous les légumes que nous mangions venaient de là. Et nous avons commencé à couper les arbres pour développer l’agriculture. De plus en plus. Il y avait plus de demande au-dehors pour le charbon de bois, les maisons, et nous avions davantage besoin d’argent à mesure que le système de marché s’installait. Entre l’époque de mon enfance – je suis né en 1944 – et aujourd’hui, la population du Brésil est passée de 40 à 180 millions d’habitants !

> Nous nous sommes spécialisés sur une vingtaine de produits pour lesquels existait un marché, mais pendant ce temps, doucement, tout changeait autour de nous. L’érosion des sols, qui n’étaient plus tenus par la forêt, a dévasté puis asséché nos ruisseaux et tué les caïmans qui s’y trouvaient. Quand nous avons commencé notre projet de restauration écologique, tous les caïmans étaient morts. Et les poissons. Il n’y avait même plus d’eau ! Alors nous avons pris la décision de replanter. De « recréer » la forêt qui avait disparu.

TS : La propriété de vos parents était-elle grande ?

Sebastião Salgado : Entre 700 et 800 hectares. En quinze ans, nous avons planté un million d’arbres.

TS : Mais c’est énorme !

Sebastião Salgado : Il le fallait. Nous avons trouvé des fonds, des partenaires et créé une fondation. Cette terre ne peut plus être vendue, car elle est un parc national. Comme elle ne peut plus être mise sur le marché, elle n’a pas de valeur économique. Et l’on commence à transmettre l’expérience que nous avons accumulée, ces nombreuses technologies de restauration que nous avons imaginées. Notamment au travers d’un Centre de formation, qui sert de résidence pour des élèves d’écoles techniques agricoles. Nous avons également créé une pépinière qui a aujourd’hui une capacité de production de 1 300 000 plantes de 160 espèces différentes. Parce qu’une forêt …

TS : Pardonnez-nous de vous couper. Comment peut-on recréer une forêt ? Car un tel écosystème ne peut pas se réduire à ses arbres. La complexité des relations entre espèces est inouïe. Comment, Sebastião Salgado ?

Sebastião Salgado : Eh bien, ce million d’arbres représente plus de 200 espèces différentes. Il nous a fallu réunir un groupe de travail de 70 personnes. C’est donc devenu un grand projet, un grand projet de développement durable. La ville voisine n’avait plus de cinéma depuis trente ans, nous l’avons ramené. Et ouvert un théâtre. Et nous travaillons sur un petit musée qui sera lié à la communauté locale, comme tout le reste. Mais tout cela ne serait rien sans l’eau. En protégeant les arbres et la forêt, nous avons fait revenir l’eau. C’est la plus grande magie de tout. Pendant la saison des pluies, les arbres stockent de nouveau l’eau avec leurs racines, et la libèrent peu à peu, tout doucement sur l’humus retrouvé. Voilà.

TS : C’est tellement beau ! Elle ressemble déjà à une forêt ? Quelle impression a-t-on quand on y met les pieds ?

Sebastião Salgado : Il y a bien sûr des arbres de différentes tailles. Ceux plantés cette année n’ont que 70 centimètres de hauteur. Mais, oui, dans l’ensemble, c’est déjà une forêt. Et un vrai sanctuaire pour la faune, avec plein d’insectes et une telle quantité d’oiseaux que nous avons un projet touristique de birdwatching, d’observation des oiseaux. C’est tellement fantastique !

TS : On a l’impression qu’à force de regarder l’homme, vous avez découvert la vie, et ses insondables mystères métaphysiques. Il y aurait comme une coupure, dans votre vie et votre œuvre, entre un avant et un après. L’homme dans un premier temps, la nature dont l’homme ensuite.

Sebastião Salgado : Oui. J’ai fait jusqu’à présent des photos sociales, des photos humaines, mais celles qui m’intéressaient le plus étaient les photos prises à l’extérieur, en dehors des villes. Je ne suis pas un photographe urbain. Dehors, tu trouves d’autres dimensions : celle des collines, des montagnes, des arbres. Voilà comment je suis arrivé à Genesis. Les photos sociales m’ont mené à ce projet de restauration écologique au Brésil. Et cet engagement m’a conduit peu à peu à Genesis. J’ai 62 ans, et j’en aurai 70 à la fin. C’est mon dernier grand travail.

TS : Que voulez-vous dire, pour finir ? Qu’il faut s’arrêter, qu’il faut arrêter ?

Sebastião Salgado : Je ne suis pas en train de devenir un photographe environnemental, ou un photographe de paysages, ou un photographe animalier. Je veux seulement que la nature, l’environnement viennent enfin dans le débat, dans la discussion. Nous croyons être les seuls êtres rationnels, alors que les autres ont la leur, aussi importante, aussi grande que la nôtre, mais à leur manière. Je suis allé photographier des gorilles chez eux. Eh bien, certains viennent prendre des clichés et repartent sans comprendre que les gorilles nous reçoivent, tout simplement ! Tu arrives dans une famille, avec des parents et des grands-parents, où les enfants obéissent, où ils les aiment, où ils sont aimés. Et finalement, ces animaux te permettent de t’approcher, ils viennent un moment vers toi, ils t’interrogent, ils sont là, bien en face de toi.

> Je suis allé aussi en Patagonie, photographier les baleines du Golfo Nuevo. À certains moments de l’année, plus de 600 baleines franches se retrouvent dans ses eaux. Comment vous dire cela ? Elles sont d’une sensibilité, tu vois, d’une perspicacité, d’une telle finesse ! On finit par les connaître et les reconnaître. Leur visage, je veux dire, leurs fanons. Il y en a une qu’on a vue un jour avec son petit. Le lendemain, elle est revenue.  La première semaine, elle ne permettait pas que son bébé chaque fois que l’on arrivait elle tournait la tête vers nous. Il faut savoir que la baleine franche a l’œil au bas du corps. Eh bien, elle le tournait complètement pour nous regarder.  Elle voyait qui était là !

TS : Ce que ne peuvent lire nos lecteurs, c’est le ton de votre voix. Sa chaleur, sa grandeur. À cet instant précis, nous sommes avec vous, là-bas. Quelle est la suite de l’histoire ?

Sebastião Salgado : Quelquefois, cette mer si dure était bien douce, et l’on prenait alors un simple Zodiac pour approcher. La baleine était alors tellement proche que je ne pouvais pas la photographier. Je la touchais, je touchais cet animal de 25 mètres de long et de quarante tonnes. Et je la sentais frémir, tu imagines ? Je revois sa tête, cette quiétude, cette beauté, ce calme immense. Jamais elle n’a seulement effleuré notre petit bateau. Elle contrôlait son corps de géant, tu vois, en glissant de part et d’autre du Zodiac. Et au moment où l’on partait, elle tapait la queue dans l’eau.

TS : Vous êtes aussi allé, pour Genesis, aux Galápagos. Et ?

Sebastião Salgado : Ah ! Ah les tortues géantes ! Nous sommes montés sur le volcan Alcedo, où il y a une énorme concentration, et je me souviens d’une en particulier. Je m’approchais d’elle, elle ne bougeait pas. Mais quand elle a fait un mouvement vers l’avant, j’ai fait un mouvement vers l’arrière. Elle a continué vers l’avant, un peu plus, j’ai fait pareil, mais à l’arrière. Elle a compris que je respecterais son territoire. À partir de là, tout a été incroyable. Nous étions proches, elle et moi. Tellement ! Le drame, c’est que nous nous sommes éloignés de la nature. Tellement ! J’ai pris là-bas une photo qui a déjà été beaucoup publiée. La photo d’une patte d’iguane. Eh bien, cette patte est semblable à notre main. Elle a cinq doigts, n’est-ce pas ? Avec le même relief qu’une main gantée métallique de l’époque médiévale. Nous sommes tous cousins, nous sommes tous originaires de la même cellule mère, nous sommes tous venus du même endroit. Tous ! Il m’arrive, comme à beaucoup d’autres, de découvrir des similitudes entre toi et un arbre. Et c’est immense !

TS : Et tout cela, mille fois hélas, nous l’avons oublié.

Sebastião Salgado : Nous prétendons être purement urbains et rationnels. Et il ne faut surtout pas rappeler que nous sommes des animaux. Car on se fait traiter de frappés, tout simplement. Tant pis : l’idée, que ce soit avec notre projet au Brésil, ou avec Genesis, c’est de participer à un rapprochement entre l’homme et la nature. Il faut au moins maintenir notre planète dans l’état où elle est, et s’occuper de qui a été détruit, comme nous faisons au Brésil. Car nous avons les moyens technologiques de réparer nos erreurs. On peut le faire.

TS : On peut le faire, mais le fera-t-on ?

Sebastião Salgado : C’est une autre histoire. Nous étions en Antarctique l’année dernière, et j’ai été choqué de voir toutes ces bases scientifiques et militaires. La France en a, l’Argentine, la Russie, les Etats-Unis, tout les monde est là. Pour l’instant, c’est limité à 1 ou 2 % du territoire, mais demain ? Et si on découvre du pétrole, que feront-ils ? Ou de l’or, ou du diamant, ou des métaux rares ? Leur présence en Antarctique est tout simplement néfaste.

TS : Mais vous êtes devenu un fervent !

Sebastião Salgado : Non. Non, enfin, je suis à fond dans ce projet, comme vous pouvez voir. Oh, et puis cette idée de nation… Ces bases militaires nationales, chacune avec son petit drapeau… Il faudrait penser plus large, et affirmer que l’Antarctique est à nous tous. Comme la forêt amazonienne.

TS : Justement, l’Amazonie. Beaucoup attendaient des actes forts de protection de la part du président Lula. Or, ils ne sont pas venus.

Sebastião Salgado : Il faut dépasser Lula. Lula est un homme, c’est tout. Et qu’il vienne de la classe ouvrière ne change rien au fait qu’il est productiviste avant tout. Il ne pense qu’à créer des richesses, créer des emplois, exporter davantage. Il n’a strictement aucune conscience écologiste. Je crois franchement que la nature est encore moins respectée au Brésil depuis qu’il a été élu. Peut-être faut-il se tourner vers les Nations Unies ? On critique beaucoup l’ONU, qui est, c’est vrai, une addition des bureaucraties nationales. Mais peut-être s’agit-il aussi d’une tentative pour penser un système supranational qui gouvernerait la planète pour de bon. On pourrait imaginer un système qui protège la vie sur terre, qui maintienne ce qui existe encore, qui restaure ce qui a été emporté. Mais il faudrait aussi transmettre une autre éducation à tous les humains de cette planète. Une éducation qui puisse nous aider à comprendre la nature. C’est naïf, n’est-ce pas ?

TS : Mais pas du tout. Nous signons des deux mains ! De toute façon, c’est un peu ça ou rien.

Sebastião Salgado : Oui, c’est ça ou rien. Nous sommes désormais proches du point de rupture.

TS : Il existe encore des peuples qui maintiennent des relations puissantes avec la nature. Et du reste, Genesis a aussi pour objectif de nous les montrer. Sont-ils pour vous un exemple ?

Sebastião Salgado : Ils sont en train de perdre ces relations dont vous parlez ! Mais certains conservent des choses étonnantes. Nous sommes allés voir les Dinka, un peuple au sud du Soudan. Une partie d’entre eux vivent comme avant, avant que la kalachnikov ne remplace la lance. Le matin, par exemple, au campement, tu vois un type qui lave son visage avec l’urine de sa vache. Et cette urine le protège des infections et de toutes ces bestioles qui traînent là-bas. Ces Dinka brûlent la bouse de vache, en font une cendre antiseptique qu’ils passent sur la peau de la vache et même sur la leur. Ce sont des hommes gris. Et les vaches comme les veaux sont partout.

>Tu vois les gosses au milieu, en train de jouer, de rigoler, de se coucher contre les vaches comme contre une chauffeuse chez nous. Ils sont contre la vache, ils sont comme elle. Quelle force ! Quand j’étais là-bas, les Dinka venaient se faire photographier avec leur vache, mais pas un ne m’a demandé d’envoyer une photo. Simplement ils se sentaient nobles. Des nobles posant avec leurs animaux nobles.

TS : En somme, dans Genesis, ces hommes représentent l’espoir.

Sebastião Salgado : Énormément. Nous avons également travaillé avec des Indiens du nord du Brésil. Oh ! quelles choses fantastiques j’ai vues là-bas. D’abord, ils tuent pas les animaux, sauf les poissons. Car ils pensent que s’ils mangent un animal à sang chaud, ils deviendront agressifs. Et c’est vrai qu’ils ne sont pas du tout agressifs. Nous sommes restés des mois sans voir une maman engueuler (rires) ses gosses. Avant-hier, dans la rue, j’ai vu une jeune mère avec son enfant de 3 ans peut-être. Il marchait en regardant partout, et à un moment, il s’est cogné la tête sur un poteau. Sa mère lui dit : « c’est bien fait » ! Moi, j’ai pensé : « pauvre mère ». Elle ne devait pas être bien.

Après l’Ours, le Loup, le Lynx, le Vautour, le Cormoran, la Grue

Je sais qu’ils s’en foutent, mais j’en veux à ceux – Bové, une bonne part de la Confédération paysanne, nombre d’altermondialistes, y compris journalistes – de soutenir la chasse au Loup, qui tue désormais chaque semaine et parfois chaque jour des animaux revenus dans ce qui est pourtant leur pays, de toute éternité. Ces ennemis du sauvage, s’alliant comme si de rien n’était avec les gros durs de la FNSEA et les chasseurs extrémistes, ont mis le doigt dans un engrenage qui les mènera fatalement plus loin. J’ai écrit ici quantité de papiers sur le sujet (notamment ici, ici, ici, ici, ici). Sur le Loup, sur l’Ours, sur le Vautour, ce dernier transformé pour les besoins d’une cause indéfendable en prédateur.

Voilà que – Raymond Faure, merci – la haine s’attaque aux grues, ces grâces ailées qui nous font l’immense honneur de nous survoler. Il fallait s’en douter : les grues, y en a marre. Il faut laisser ces braves gens faire pousser leur maïs aux pesticides, et trucider par millions poulets, canards, oies, cochons et bovins. Y en a marre. La FDSEA de la Haute-Marne – structure départementale de la FNSEA – vient d’obtenir de la région, gérée par nos bons socialistes, 100 000 euros pour faire face aux « dégâts » créés par les grues, ces barbares des airs. Un monsieur Jean-Louis Blondel,  président de cette FDSEA, a même déclaré à l’AFP : « Les nuisances sont surtout dues au nombre croissant de grues qui restent pendant l’hiver, et en cas de surpopulation déraisonnable il faudrait réguler cette espèce ». On admirera ici l’usage de l’euphémisme. Flinguer, cela s’appelle désormais, chez les tueurs, réguler.

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La dépêche de l’AFP :

Le lac du Der, havre de paix des oiseaux migrateurs

08 Nov 2014

 

 

 

 

A peine le jour levé qu’une immense clameur signe le réveil des échassiers qui s’élèvent en nuée dans un ciel orangé: à l’automne, des dizaines de milliers de grues cendrées font escale au lac du Der-Chantecoq en Champagne avant leur migration vers l’Espagne.

Plus grand lac artificiel d’Europe, le Der offre depuis sa création en 1974 un havre de paix aux grands oiseaux migrateurs qui se massent sur les îlots et les vasières pour y passer la nuit à l’abri des prédateurs.

Il aura fallu engloutir trois villages et des forêts de chênes pour construire ce réservoir de 4.800 hectares bordé de 77 kilomètres de rives à cheval entre la Marne et la Haute-Marne afin de prévenir et réguler les inondations du bassin parisien. « Un projet gigantesque qui serait probablement largement contesté de nos jours », remarque Aurélien Deschatres le coordinateur national du réseau « Grues France » de la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO).

Selon lui, plus de 200 espèces d’oiseaux dont des animaux rares -pygargues à queues blanches, butors étoilés ou encore hérons pourprés- peuplent le site classé depuis 1986 « zone spéciale de conservation » par le réseau « Natura 2000 ». Mais ce sont surtout les grues cendrées et leurs envols matutinaux majestueux qui ont fait la réputation du lac auprès des amoureux de la nature.

« Les grues qui passent l’été en Europe du Nord se regroupent en Allemagne avant d’entreprendre la traversée vers la péninsule ibérique. Dès la création du lac, elles ont trouvé des conditions d’escales idéales et sont chaque année de plus en plus nombreuses à se poser et même à demeurer pendant les hivers doux », explique M. Deschatres.

Selon les estimations de la LPO, entre 80.000 et 100.000 de ces échassiers, soit près d’un quart de la population européenne, ont été dénombrés aux abords du lac fin octobre et environ 60.000 séjournaient encore sur le Der la première semaine de novembre, attendant des conditions météorologiques favorables à la poursuite de leur voyage.

Un long vol plané synchronisé

« Celles qui décident de partir exploitent les ascendances pour gagner de l’altitude avant de prendre un cap sud-ouest profitant si possible d’un vent de dos pour augmenter leur vitesse », explique l’ornithologue.

« Mais si la douceur persiste, entre 20.000 et 40.000 grues sont susceptibles de passer l’hiver sur place en se nourrissant de graines dans les champs alentours », précise-t-il.

Ce plus grand échassier d’Europe (2 mètres d’envergure pour 4 à 6 kilos) au plumage gris ardoise avec un cou noir, tache rouge sur la tête et queue touffue, quitte aux premières lueurs de l’aube son dortoir en « claironnant » continuellement et vole en formation serrée avec ses congénères vers les champs fraichement labourés ou les pâtures pour trouver sa pitance. A la nuit tombée, les grues repues se reposent au milieu du lac dans un long vol plané synchronisé.

Inquiets des quelques dégâts provoqués par les volatiles dans leurs champs, les agriculteurs ont négocié une enveloppe de 100.000 euros auprès de la Région Champagne-Ardenne.

« Les nuisances sont surtout dues au nombre croissant de grues qui restent pendant l’hiver, et en cas de surpopulation déraisonnable il faudrait réguler cette espèce », estime pour sa part Jean-Louis Blondel, le président de la FDSEA de Haute-Marne.

Un scénario inimaginable pour la LPO qui rappelle que la grue cendrée est un animal protégé depuis 1967 et pointe l’apport économique d’un « tourisme ornithologique » en pleine croissance.

Selon l’office du tourisme du lac du Der, en plus des 200.000 touristes recensés l’été, près de 100.000 amateurs d’oiseaux venus de toute l’Europe fréquentent le site d’octobre à mars offrant aux commerçants locaux une manne touristique à l’année.

Point de rendez vous de ces amoureux de la nature, le « Festival international de la photo animalière et de nature » de Montier-en-Der qui attire chaque près de 40.000 visiteurs chaque 3e week-end de novembre.

Quelqu’un a pensé à moi

Ce qui suit est mélancolique. Et nostalgique. Et fort triste, ce qui va généralement avec. Il s’agit d’un message personnel d’un ami naturaliste. Un excellent naturaliste, au sens scientifique. Je le publie sans son accord explicite, et je l’appellerai donc Régis, qui est le nom d’un de mes frères. Vous le verrez, il y a de la souffrance, grande souffrance, à voir le monde d’antan, si proche encore, s’affaisser sous nos yeux. Vous le savez tout aussi bien que moi : les commentateurs de ce temps malade ne voient rien. Ne savent rien. Ne sentent rien, eux qui nous conduisent au tombeau en augmentant encore la vitesse du fourgon mortuaire.

Je me souviens, tous ceux de ma génération peuvent – pourraient – se souvenir des innombrables papillons et oiseaux qui nous entouraient. Un jour, avec des galopins de mon âge – 9 ans -, j’ai tiré d’une mare 104 grenouilles en une seule journée. Avec un bâton en guise de canne à pêche, un hameçon et un bout de chiffon rouge. C’était en été 1964, dans l’Yonne. Il y avait encore de tout. 104 ! Je regrette évidemment d’avoir pris leur jeune vie, mais c’est trop tard. Je regrette tant de choses que je pourrais vous ennuyer avec cela jusqu’à demain matin. Demain matin des années à venir.

La beauté. Quand tout s’effondre, il ne (me) reste plus que cela. La beauté. La beauté du monde. La lumière. Les horizons. La vague. Le poisson. L’oiseau. L’air libre qui vibre dans le ciel. Rien d’autre. Voici le court texte de Régis.

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Cher Fabrice,

Le temps passe. Le monde ne va pas s’améliorant. Chaque jour apporte son lot de désillusions politiques (s’il en restait) et d’indices alarmants d’une dégradation phénoménale de la nature et de la biodiversité. Même dans mon bout du monde dont moineaux et hirondelles ont déjà pratiquement disparu, où le déclin des populations de petits oiseaux devient effarant, où les abeilles, depuis deux ans, ne viennent plus polliniser mon pommier et se font rares, très rares, sur les bruyères du littoral, où l’on peut rester cinq minutes dans un chemin ensoleillé et fleuri sans voir un seul insecte, où ceux-ci ne s’écrasent plus sur nos pare-brise faute de combattants, où je n’ai pas vu un seul oiseau écrasé sur les routes depuis le printemps… J’en passe. Le vieux naturaliste que je suis est proprement atterré par l’accélération du rythme des dégradations.

Comme tu vas te ressourcer périodiquement en […] ou par là, je me retranche aussi souvent que possible dans la contemplation des lichens. J’y retrouve toujours un peu de la beauté du monde.

Je suppose que tu connais le site de […]. C’est en le regardant ce matin que j’ai pensé à toi.

Ce dégoût qui m’étreint (à propos du Loup)

Si je pouvais changer en force matérielle le dégoût qui me ravage, je crois réellement qu’ils seraient tous balayés. Tous les salauds, et ça fait du monde. Je suis au-delà de l’écœurement, au-delà du pleur, mais en pleine souffrance, car d’épouvantables humains sont en train de se livrer à une chasse au Loup, à l’ancienne, comme les barbares qu’ils sont et seront. Vous lirez plus bas deux communiqués, qui disent les faits. Un parc national français met la main à la belle ouvrage, organisant une battue de manière qu’un loup sorte de l’espace soi-disant protégé avant d’être abattu.

C’est immonde, c’est évidemment une régression sans appel, et cela ridiculise un peu, beaucoup, toutes ces excellentes personnes qui ont cru en la pompeuse « politique de protection de la nature ». Cette politique lancée en 1971 par la création du ministère de l’environnement, puis la si fameuse « Loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature ».

C’est fini, pauvres amis des associations. Les masques ne cessent de tomber depuis tant d’années qu’on est surpris de constater qu’il y a encore quelque chose à dévoiler. J’ai dénoncé dans Qui a tué l’écologie ? la dérive, la dégénérescence des associations officielles, celles qui envoient leurs gens manger les petits fours dans les sauteries ministérielles. Je ne regrette qu’une chose, et c’est d’avoir parfois retenu ma plume, de peur d’être encore moins compris que je ne l’ai été. Mais cette fois, l’Empereur du conte d’Andersen est désespérément nu.

C’est une Bérézina. Et pour m’en tenir au Loup, à mon si cher Loup, animal aussi réel que mythique, et même mythologique, je veux au moins leur dire en face que je leur crache au visage. À toute cette bande qui regroupe chasseurs fanatiques, détrousseurs de subventions de la FNSEA, droite à la façon Estrosi – le maire-histrion sarkozyste de Nice, gauche à la manière Ségolène Royal, qui a osé déclarer qu’il y avait trop de loups – ils sont 300 ! – en France.

Je vois qu’aucun compromis n’est possible avec ces gens-là, qui ne s’arrêteront jamais. Les tueurs de loups, jusqu’à Bové, sont les héritiers d’une histoire maudite, dans laquelle les hommes ont tous les droits, et jamais aucun devoir. La bataille en cours est peut-être perdue, et le long conflit engagé au nom de la vie est peut-être désespéré, mais quant à moi, je le mènerai jusqu’au bout, flamberge au vent. Qu’au moins nous osions dire ce que nous pensons !  Si nous devons plier le genou en face de leur arrogance armée, nous le ferons, mais dans l’honneur, sans jamais renoncer à hurler avec nos frères animaux. Vive le Loup ! Mort aux cons !

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Communiqué de FERUS

le 10 juillet 2014

Autorisation pour tuer un loup du parc national des Écrins : ILS SONT DEVENUS FOUS !

Les autorités françaises touchent décidément le fond… Puisqu’on ne peut pas abattre un loup, espèce protégée, dans le cœur d’un parc national, on va donc faire une battue d’effarouchement (et au passage déranger toute la faune sauvage en pleine période de reproduction notamment pour les chamois, bouquetins, chevreuils, tétras-lyres etc) pour faire sortir le loup du parc et le flinguer ensuite.

C’est ce qui est actuellement en train de se passer dans le parc national des Écrins depuis ce matin, suite à des attaques sur troupeaux dans le Valgaudemar.

« L’opération a été organisée par le parc national des Écrins en concertation avec des représentants des agriculteurs. C’est avec des pétards de forte puissance, qu’une quinzaine d’équipes constituées d’un agent du parc et d’un éleveur, sont parties des crêtes, formant une « ligne » qui, en descendant, doit repousser le prédateur. » indique le parc national des Écrins aujourd’hui sur son site web en tentant de justifier cette opération HONTEUSE. Le parc des Écrins indique également que « le conseil scientifique a donné son accord pour cette démarche. » SCANDALEUX !

Le préfet des Hautes-Alpes a signé de son côté une autorisation de prélèvement pour tuer un loup dès qu’il franchira les limites protectrices du parc.

Le loup est une espèce protégée. Les parcs nationaux sont les ultimes refuges pour la faune sauvage et les moutons ne devraient pas en être la priorité (c’est dans le cœur du parc national que les attaques ont eu lieu).

RENDEZ LES PARCS NATIONAUX AUX LOUPS ET A LA FAUNE SAUVAGE  ET STOP A CES PRATIQUES MOYENÂGEUSES !

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Communiqué de l’ASPAS

Communiqué de presse, le 10 juillet 2014

Ségolène Royal chasse une espèce protégée dans un espace protégé. Où va la protection de la nature ?

Alors que Mme Royal reconnaissait le 28 juin dernier que « pour la première fois les dommages n’ont pas augmenté entre 2012 et 2013 » ses services et préfectures organisent « la chasse au loup » y compris au cœur même du Parc National des Écrins, zone censée préserver le patrimoine naturel des Français.

Le Préfet des Hautes-Alpes vient d’autoriser des battues d’effarouchement en zone cœur du Parc National des Écrins ! Alors que ces espaces sont en théorie les mieux protégés par l’arsenal législatif français (interdiction de perturbation sonore entre autres), des chasseurs, lieutenants de louveterie, agents ONCFS et de parcs nationaux sont depuis tôt ce matin en train d’effaroucher l’ensemble de la faune sauvage du parc des Écrins pour tenter d’en faire sortir des loups, attendus en limite extérieure au parc par des chasseurs pour être abattus !

Cela représente une très grave entorse à la réglementation sur les parcs nationaux, à une période où la plupart des jeunes animaux sauvages sont totalement dépendants de leurs parents. Ces effarouchements à l’aide de pétards et autres moyens sonores vont gravement perturber le milieu, avec de graves conséquences pour une grande partie de la faune sauvage.

L’ASPAS dépose donc un recours aujourd’hui même contre ces arrêtés tout aussi illégaux que dangereux.

Par ailleurs, le même préfet des Hautes-Alpes a annoncé mettre en place une mesure « expérimentale » consistant à ne plus faire de constat et d’expertise lors « d’attaque » sur des troupeaux concernant moins de 5 animaux. Les éleveurs seraient donc remboursés sans constat, et les dégâts directement imputés au loup ! Quelle que soit la cause de la mort …

L’ASPAS demande à Mme la Ministre et aux préfets de ne plus céder au populisme anti-loup qui ne résoudra en rien les problèmes de la crise de la filière ovine. Ceux-ci sont dus à des accords commerciaux internationaux et non à la présence de 300 loups. Nos voisins espagnols cohabitent avec plus de 2500 loups, les italiens avec 1500. Pourtant là-bas, il n’y a pas de battues au loup, ni dans les espaces protégés, ni ailleurs. La filière ovine n’y est pas non plus en crise.
L’ASPAS exhorte la ministre de l’Écologie à passer, enfin, des discours aux actes concernant la protection de la biodiversité, dont le loup est un bel ambassadeur, pour le respect du patrimoine national et des générations futures.

BP 505 – 26401 CREST Cedex – France – Tel. 04 75 25 10 00 – Fax. 04 75 76 77 58
info@aspas-nature.org – www.aspas-nature.org
Association reconnue d’utilité publique – Membre du Bureau de l’Environnement – Bruxelles

Le sous-commandant Marcos n’est plus

Je suis bien désolé, mais je n’ai pas le temps de dire tout ce que je dois à la révolte indienne du Chiapas, aux zapatistes insurgés de janvier 1994. Je vous dirai juste que j’ai organisé avec mes petites mains, ces jours glorieux-là, l’occupation du centre culturel mexicain de Paris, pour protester contre l’intervention militaire contre les Indiens. J’ajoute que tout le monde s’en contrefoutait. J’ai eu du mal à trouver dix personnes, parmi lesquelles ma chère Katia Kanas, fondatrice de Greenpeace en France, et Rémi Parmentier, que je salue.

On le sait, cette insurrection indienne a trouvé une voix dans la personne de Marcos, l’homme masqué. Je me répète : je n’ai pas le temps. Mais je viens d’apprendre sa décision de disparaître du paysage. Ses raisons, difficiles à résumer, figurent dans le texte ci-dessous. J’ai toujours aimé sa langue, bien qu’elle soit lente et baroque, bien qu’elle soit quelquefois surchargée d’épithètes et de digressions. Lisez, ou ne lisez pas, mais en ce cas conservez. Vous pourrez toujours y revenir un jour plus favorable. Il est très compliqué de comprendre ces phrases sans rien connaître des vingt dernières années écoulées dans le sud du Mexique, ce pays fabuleux. Mais au moins, songez que les révoltés existent encore, et toujours. Rappelez-vous qu’on peut se lever. Qu’on en a le droit et le devoir. ¡ Contigo, compa !

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Entre ombre et lumière

La Realidad, planète Terre. Mai 2014.

jeudi 19 juin 2014

Compañera, compañero,

Bonne nuit, bonsoir, bonjour, quels que soient la géographie, le temps et les manières qui sont les vôtres.

Bon petit matin !

Je voudrais demander aux compañeras, aux compañeros et aux compañeroas de la Sexta qui viennent d’ailleurs, et en particulier aux médias libres qui sont nos camarades, de faire preuve de patience, de tolérance et de compréhension devant ce que je m’apprête à dire car ce seront les derniers mots que je prononcerai en public avant de cesser d’exister.

Je m’adresse à vous et à celles et ceux qui à travers vous nous écoutent et nous regardent.

Sans doute éprouverez-vous, au début de votre lecture ou au fil de ces lignes, la sensation que quelque chose est déplacé, que quelque chose ne colle pas, comme s’il manquait une ou plusieurs pièces au puzzle qui vous est dévoilé pour pouvoir lui donner un sens. Comme il manque toujours ce qui manque encore.

Sans doute n’est-ce que plus tard, des jours, des semaines, des mois, des années, des décennies plus tard que l’on comprendra ce que nous disons aujourd’hui.

Je ne suis pas inquiet pour mes compañeras et compañeros de l’EZLN à tous les niveaux, parce que c’est notre façon de procéder ici : avancer, lutter, toujours en sachant qu’il manque toujours ce qu’il reste de chemin à faire.

Sans compter — et que personne ne le prenne mal —, que l’intelligence des compas zapatistes se situe très largement au-dessus de la moyenne.

Par ailleurs, c’est pour nous une grande satisfaction et une énorme fierté de savoir que c’est devant nos compañeras, nos compañeros et nos compañeroas de l’EZLN comme de la Sexta qu’est rendue publique cette décision collective.

Et quel bonheur ce sera pour les médias libres, alternatifs, indépendants, de savoir que c’est grâce à eux que cet archipel de douleurs, de rages et de digne lutte que nous appelons « la Sexta » aura connaissance de tout ce que je vais leur dire, où qu’ils se trouvent.

Si d’autres veulent se rendre compte de ce qui s’est passé aujourd’hui, il faudra qu’ils s’adressent aux médias libres pour le savoir.

Alors, c’est parti ! Bienvenues et bienvenus à la réalité zapatiste. I. Une décision difficile.

Quand nous avons surgi et interrompu le cours des choses en 1994, par le sang et par le feu, pour nous les femmes et les hommes zapatistes, ce n’était pas le début de la guerre.

La guerre menée d’en haut, avec son cortège de mort et de destruction, de spoliation et d’humiliation, d’exploitation et de silence imposé au vaincu, cela faisait des siècles que nous la subissions.

Ce qui a commencé pour nous en 1994 n’est qu’un des nombreux épisodes de la guerre que ceux d’en bas mènent contre ceux d’en haut et leur monde.

Cette guerre de résistance qui est livrée jour après jour dans les rues du moindre recoin des cinq continents, dans ses campagnes et dans ses montagnes.

C’était, et c’est, la nôtre, comme celle menée par beaucoup d’hommes et de femmes d’en bas, une guerre pour l’humanité et contre le néolibéralisme.

Contre la mort, nous, nous demandions la vie. Contre le silence, nous exigions la parole et le respect. Contre l’oubli, la mémoire. Contre l’humiliation et le mépris, la dignité. Contre l’oppression, la rébellion. Contre l’esclavage, la liberté. Contre la contrainte, la démocratie. Contre le crime, la justice.

Comment quiconque ayant un tant soit peu d’humanité courant dans les veines pourrait-il, ou peut-il, remettre en question de telles exigences ?

Or à l’époque, beaucoup ont entendu. Cette guerre que nous avons déclenchée nous a accordé le privilège d’atteindre des oreilles et des cœurs attentifs et généreux dans des géographies proches autant que lointaines.

Il restait à faire ce qu’il restait à faire, et il manque encore ce qui manque, mais à ce moment-là nous avons réussi à obtenir le regard de l’autre, son écoute, qu’il ouvre son cœur.

Dès lors, nous nous sommes vus dans l’obligation de répondre à une question déterminante :

« Et maintenant, quoi ? »

Dans les projections étriquées que nous avions faites la veille ne figurait aucunement la possibilité de nous poser une quelconque question. De sorte que cette question nous a conduits à nous en poser d’autres :

Préparer ceux qui suivraient à emprunter le chemin de la mort ?

Former plus de soldats, et qui soient meilleurs ?

Consacrer nos efforts à améliorer notre matériel de guerre en si piteux état ?

Feindre de dialoguer et d’être disposés à signer la paix, tout en se préparant à frapper de nouveaux coups ?

Avoir comme seul destin tuer ou mourir ?

Ou bien devions-nous reconstruire le chemin de la vie, celui-là même que ceux d’en haut avaient brisé, et continuent de briser ?

Pas seulement le chemin des peuples premiers, mais aussi celui des travailleurs, des étudiants, des professeurs, des jeunes et des paysans, sans parler de celui de toutes ces différences que l’on applaudit en haut, mais qu’en bas on persécute et punit.

Devions-nous inscrire notre sang sur le chemin que d’autres conduisent vers le Pouvoir ou devions-nous détourner notre cœur et notre regard vers ceux que nous sommes vers ceux qui sont ce que nous sommes, à savoir, les peuples premiers, gardiens de la terre et de la mémoire ?

Personne n’y a prêté attention à ce moment-là, et pourtant, dans les premiers balbutiements qu’ont été nos paroles d’alors, nous avions signalé que le dilemme auquel nous étions confrontés n’était pas d’avoir à choisir entre négocier ou combattre, mais entre mourir ou vivre.

Quiconque avait saisi à l’époque que ce dilemme des premiers jours n’était pas individuel aurait sans doute mieux compris ce qui a eu lieu dans la réalité zapatiste au cours des vingt dernières années.

Je vous disais donc que nous nous étions heurtés à cette question et à un tel dilemme.

Et nous avons tranché.

Et au lieu de nous consacrer à former des guérilleros, des soldats et des bataillons, nous avons préparé des promoteurs d’éducation et de santé et peu à peu furent érigées les fondations de cette autonomie qui émerveille aujourd’hui le monde.

Au lieu de construire des prisons, d’améliorer notre armement, d’élever des murs et de creuser des tranchées, des écoles ont vu le jour, des hôpitaux et des dispensaires ont été construits ; nous avons amélioré nos conditions de vie.

Au lieu de nous battre pour avoir notre place au Panthéon des morts individualisées d’en bas, nous avons choisi de construire la vie.

Tout cela, au beau milieu d’une guerre qui, bien que sourde, n’en était pas moins létale.

Parce que c’est une chose, compas, de crier « Vous n’êtes pas seuls ! », mais c’en est une autre que d’affronter avec son seul corps une colonne blindée des troupes fédérales, comme c’est arrivé dans la zone des Altos du Chiapas, et que, dans ces cas-là, la seule chose à espérer, c’est : avec un peu de chance, quelqu’un va s’en rendre compte ; et avec un peu plus de chance, ce quelqu’un va s’en rendre compte et aussi s’indigner ; et avec beaucoup de chance, ce quelqu’un va s’indigner et faire quelque chose !

En attendant, ce sont les femmes zapatistes plantées devant elles qui ralentissent les automitrailleuses et, à défaut de machines de guerre, c’est grâce à la bravoure de mères et à des pierres que le serpent d’acier a dû rebrousser chemin.

La zone Nord du Chiapas, elle, a été confrontée à la naissance et au développement des « gardes blanches », désormais recyclées en groupes paramilitaires ; tandis que la zone Tzotz Choj subissait les constantes agressions d’organisations paysannes qui ne se donnent parfois même pas la peine de faire figurer le mot « indépendantes » dans leur nom ; quant à la zone de la Selva Tzeltal, c’est la combinaison de groupes paramilitaires et de contras qu’elle devait affronter.

C’est encore une chose de crier « Nous sommes tous Marcos » — ou « Nous ne sommes pas tous Marcos », selon le cas ou la chose —, mais c’en est une autre que d’être persécutés par l’ensemble de la machine de guerre ; de voir les villages envahis par les soldats et les montagnes « peignées » par les forces spéciales ; d’être pourchassés par des chiens d’attaque tandis que les pales des hélicoptères d’assaut chamboulent la cime des ceibas, les majestueux fromagers ; de devoir vivre avec ce « mort ou vif ! » lancé dès les premiers jours de janvier 1994 pour atteindre son niveau le plus hystérique en 1995 et pendant le reste du sexennat de celui qui est aujourd’hui l’employé d’une multinationale, et que la zone Selva Fronteriza a connu à partir de 1995 et à laquelle s’ajouta ensuite la même séquence d’agressions d’organisations paysannes, d’envoi de paramilitaires, de militarisation et de harcèlement.

S’il y a bien un mythe concernant tout cela, ce n’est certes pas le passe-montagne mais le mensonge répété à satiété depuis cette époque, et repris même par des personnes diplômées d’études supérieures, qui consiste à dire que la guerre contre les zapatistes n’a duré que douze jours.

Je ne referai pas les comptes. Quiconque doté d’un tant soit peu d’esprit critique et de sérieux peut aisément reconstruire dans les détails notre histoire, additionner et soustraire pour obtenir le résultat et dire s’il y a eu, et s’il y a, plus de reporters que de policiers et de soldats ; si les éloges furent plus nombreux que les menaces et les insultes et si le prix fixé l’avait été pour voir le passe-montagne ou pour le capturer « vivant ou mort ».

Dans de telles conditions, parfois uniquement avec nos propres forces et parfois avec le soutien généreux et inconditionnel de braves gens du monde entier, nous avons avancé dans la construction, encore inachevée, il est vrai, mais clairement définie, de ce que nous sommes.

Ce n’est donc pas qu’une simple phrase, heureuse ou malheureuse selon qu’on la voit d’en haut ou d’en bas, de dire « nous voici, nous les morts de toujours, mourant à nouveau, mais cette fois pour vivre ». C’est la réalité.

Et quasiment vingt ans plus tard…

Le 21 décembre 2012, à l’heure où la politique et l’ésotérisme coïncidaient, comme en d’autres occasions, pour prêcher des catastrophes qui affectent toujours les mêmes, ceux d’en bas, nous avons répété notre audacieux coup de force du 1er janvier 1994 et, sans tirer un seul coup de feu, sans armes, par notre seul silence, nous avons de nouveau abattu la superbe de ces ville berceaux et nids du racisme et du mépris.

Alors que le 1er janvier 1994 ce furent des milliers d’hommes et de femmes sans visage qui ont attaqué et vaincu les garnisons qui protégeaient ces villes, le 21 décembre 2012 ce sont des dizaines de milliers qui s’emparèrent sans un mot des édifices dans lesquels on célébrait notre disparition.

Ce seul fait incontestable que l’EZLN non seulement ne s’était pas affaiblie, et encore moins avait disparu, mais qu’elle avait au contraire grandi quantitativement et qualitativement aurait suffi à n’importe quel esprit doté d’une intelligence moyenne pour se rendre compte que quelque chose avait bel et bien changé, au long de ces vingt années écoulées, au sein de l’EZLN et des communautés.

Plus d’une personne pensera sans doute que nous nous sommes trompés en effectuant un tel choix et qu’une armée ne peut ni ne doit s’évertuer à rechercher la paix.

Les raisons sont nombreuses, certes, mais la raison principale était, et est, que de cette façon nous finirions par disparaître en tant qu’armée.

C’est peut-être vrai. Peut-être nous sommes-nous trompés en choisissant de cultiver la vie au lieu de vénérer la mort.

Mais nous avons fait ce choix sans écouter les voix qui nous pressaient de l’extérieur. En tout cas, sans écouter tous ceux qui veulent et exigent un combat à mort, à condition que ce soit les autres qui fournissent les morts.

Nous avons choisi en nous regardant et en nous écoutant, nous, conscient du Votán collectif que nous sommes.

Nous avons choisi la rébellion, c’est-à-dire la vie.

Cela ne signifie pas que nous n’ayons pas su que la guerre d’en haut n’essaierait pas, et n’essaie pas, d’imposer à nouveau son emprise sur nous.

Nous savions, et nous savons, que nous allions devoir en maintes occasions défendre ce que nous sommes et comment nous sommes faits.

Nous savions, et nous savons, qu’il continuera à y avoir de la mort pour qu’il y ait de la vie. Nous savions, et nous savons, que pour vivre, il nous faut mourir.

II. Un échec ?

D’aucuns disent que nous n’avons rien obtenu pour nous.

Il est toujours étonnant de constater que l’on avance une telle opinion avec autant de désinvolture.

Ces gens-là pensent donc que les enfants des commandantes et des commandants devraient pouvoir jouir de voyages à l’étranger, bénéficier d’études dans des écoles privées puis obtenir des postes élevés dans les entreprises ou dans la politique. Qu’au lieu de travailler la terre pour lui arracher leur nourriture avec leur sueur et leur acharnement ils devraient briller dans les réseaux sociaux et aller s’amuser en boîte, exhibant leur luxe ?

Ils voudraient sans doute que les sous-commandants procréent et lèguent à leurs descendants leurs charges, leurs prébendes, leurs palaces, comme le font les hommes politiques de tous bords.

Sans doute devrions-nous, comme les dirigeants de la CIOAC-H et d’autres organisations paysannes, accepter des privilèges et être payés en projets et en soutien, en empochant la plus grosse partie des subsides et en ne laissant à nos bases que des miettes, à condition qu’elles exécutent les ordres criminels qui viennent de plus haut ?

Effectivement, c’est vrai, nous n’avons rien obtenu de tout cela pour nous.

Difficile pour certains de réaliser que, vingt ans après notre « rien pour nous » [1], il va devenir évident qu’il ne s’agissait pas d’un simple slogan, une belle phrase pour des banderoles et des chansons, mais d’une réalité, la réalité.

Si être conséquents c’est aller droit à l’échec, alors l’incongruité est la voie de la réussite, la route qui mène au Pouvoir.

Mais nous, nous ne voulons pas aller dans cette direction-là.

Cela ne nous intéresse pas.

En fonction de tels critères, nous préférons échouer que réussir.

III. La relève.

Au cours de ce ces vingt dernières années, une relève complexe et à plusieurs niveaux s’est opérée au sein de l’EZLN.

Certains n’ont vu que ce qu’il y avait de plus évident : la relève générationnelle.

Aujourd’hui, en effet, ce sont celles et ceux qui étaient tout jeunes ou qui n’étaient pas encore nés au début de notre soulèvement qui luttent et conduisent la résistance.

Cependant, certains lettrés n’ont pas eu conscience des autres relèves qui ont eu lieu :

Une relève de classe : le passage d’une origine de la classe moyenne éclairée à une origine indigène paysanne.

Une relève de race : de dirigeants métis, on est passé à des dirigeants nettement indigènes.

Et le plus important, une relève dans la pensée. De l’avant-gardisme révolutionnaire, on est passé au « commander en obéissant » ; de la prise du Pouvoir d’en Haut à la création du pouvoir d’en bas ; de la politique professionnelle à la politique quotidienne ; des leaders aux communautés ; de la ségrégation de genre à la participation directe des femmes ; de la moquerie envers l’autre à la célébration de la différence.

Je ne m’étendrai pas plus sur ce sujet, parce que le cours « La Liberté selon les zapatistes » a été l’occasion parfaite de vérifier si, dans les territoires organisés zapatistes, le personnage vaut plus que la communauté.

En ce qui me concerne, je ne comprends pas pourquoi des penseurs qui affirment que ce sont les peuples qui font l’histoire sont si effrayés qu’il existe un gouvernement du peuple où n’apparaît aucun des habituels « experts » en gouvernance.

Pourquoi sont-ils terrorisés que ce soient les communautés qui commandent, qui décident de leur propre chemin ?

Pourquoi désapprouvent-ils en secouant la tête notre « commander en obéissant » ?

Le culte de l’individu trouve dans le culte de l’avant-garde son extrême le plus fanatique.

C’est précisément cela, le fait que les indigènes commandent et qu’aujourd’hui ce soit un indigène qui est notre porte-parole et notre chef, ce qui les stupéfie, les fait fuir et ce qui fait finalement qu’ils s’en vont ailleurs continuer à chercher quelqu’un qui ait besoin d’avant-gardes, de caudillos et de leaders. Parce que, au sein de la gauche aussi, il y a du racisme, surtout chez celle qui se prétend révolutionnaire.

L’euzétaéellène n’est pas de ceux-là. C’est pour cette raison que n’importe qui ne peut pas être zapatiste.

IV. Un hologramme modulable et au goût de chacun. Ce qui ne sera pas.

Avant l’aube de 1994, j’ai passé dix ans dans ces montagnes. J’ai connu et fréquenté personnellement quelques-uns dans la mort desquels nous sommes morts pour beaucoup. Depuis, je connais et fréquente d’autres hommes, d’autres femmes qui sont ici aujourd’hui comme nous.

En de nombreux petits matins, je me suis retrouvé face à moi-même, essayant de digérer les histoires qu’ils me racontaient, les mondes qu’ils dessinaient avec leurs silences, leurs mains et leurs regards, leur insistance à montrer quelque chose au-delà du visible.

Était-ce un songe ce monde, si autre, si lointain, si différent ?

J’ai parfois pensé qu’ils avaient bondi dans le temps, que les mots qui nous guidaient, et nous guident, provenaient d’époques pour lesquelles il n’y avait pas encore de calendriers, perdus qu’ils étaient dans des géographies imprécises : mais toujours le Sud digne omniprésent sur chacun des points cardinaux.

Par la suite, j’ai compris qu’ils ne me parlaient pas d’un monde inexact et, partant, improbable.

Ce monde-là était déjà en marche.

Et vous, vous ne l’avez pas vu ? Vous ne le voyez pas ?

Nous n’avons jamais trompé personne d’en bas. Nous n’avons jamais caché que nous étions une armée, avec sa structure pyramidale, son centre de commandement, ses décisions prises du haut vers le bas. Nous n’avons jamais renié ce que nous sommes, pas même pour être en bonne grâce avec des libertaires ou pour les besoins de la mode.

Mais quiconque peut vérifier aujourd’hui si notre armée est une armée qui supplante ou impose.

Il me faut ajouter ce qui suit car j’ai déjà demandé au compañero sous-commandant insurgé Moisés l’autorisation de le faire :

Rien de ce que nous avons fait, pour le meilleur ou pour le pire, n’aurait été possible si une armée en règle, l’Armée zapatiste de libération nationale, ne s’était pas insurgée contre le mauvais gouvernement et n’avait exercé son droit à la violence légitime. La violence de ceux d’en bas face à la violence de ceux d’en haut.

Nous sommes des guerriers et, en tant que tels, nous connaissons notre rôle et notre moment.

Au petit matin du premier jour du premier mois de l’année 1994, une armée de géants, autrement dit d’indigènes rebelles, est descendue vers les villes pour ébranler le monde de ses pas.

À peine quelques jours plus tard, tandis que le sang des nôtres était encore frais dans les rues de ces mêmes villes, nous nous sommes rendu compte que les gens du dehors ne nous voyaient pas.

Habitués qu’ils étaient à regarder les indigènes d’en haut, ils étaient incapables de lever les yeux pour nous regarder.

Habitués qu’ils étaient à nous voir humiliés, leur cœur ne comprenait pas notre digne rébellion.

Leur regard s’était figé sur le seul métis qu’ils ont vu porter un passe-montagne, autrement dit ils n’ont pas regardé.

Les hommes et les femmes qui sont nos chefs nous ont dit, à ce moment-là :

« Ils ne voient que la petitesse égale à la leur ; créons donc quelqu’un d’aussi petit qu’eux, pour qu’il puisse le voir et nous voir à travers lui. »

Commença donc une complexe manœuvre de distraction, un truc d’une magie terrible et merveilleuse, un malicieux coup de dés de ce cœur indigène que nous sommes. La sagesse indigène défiait ainsi la modernité dans l’un de ses bastions : les moyens de communication.

Commença alors la construction du personnage appelé « Marcos ».

Je vous demande de bien vouloir me suivre dans mon raisonnement :

Supposons qu’il existe une manière différente de neutraliser un criminel. Par exemple, en lui fabriquant son arme homicide, en lui faisant croire qu’elle est efficace, en l’encourageant à échafauder tout son plan sur la foi de cette efficacité et en faisant en sorte qu’au moment où il se prépare à tirer son « arme » redevienne subitement ce qu’elle a toujours été : une illusion.

Le système tout entier, mais surtout ses moyens de communication, joue à fabriquer des réputations, pour les détruire ensuite si elles ne se plient pas à ses desseins.

Leur pouvoir résidait (plus maintenant car ils ont été évincés sur ce plan par les réseaux sociaux) en ce qu’ils décidaient qui et quoi existait à l’instant où ils choisissaient ce qu’ils daignaient mentionner et ce qu’ils passaient sous silence.

Bon, ne faites pas trop attention à ce que je dis. Comme on a pu le voir au cours des vingt dernières années, j’ignore tout en matière de moyens de communication massifs.

Reste que le SupMarcos, de porte-parole, est devenu moyen de distraction.

Le sentier de la guerre, c’est-à-dire de la mort, nous avait pris dix ans ; celui de la vie a pris plus longtemps et a demandé plus d’efforts, sans parler du sang versé.

Parce que, croyez-le ou non, il est plus facile de mourir que de vivre.

Nous avions besoin de temps pour exister et pour trouver les personnes qui sauraient nous voir pour ce que nous sommes.

Nous avions besoin de temps pour trouver les personnes qui ne nous verraient pas en regardant vers le haut ni vers le bas, mais qui nous regarderaient en face, qui nous verraient avec un regard compañero.

Je vous disais donc qu’à ce moment-là avait commencé la construction de ce personnage.

Marcos avait tantôt les yeux bleus, tantôt les yeux verts, ou couleur café, ou miel, ou les yeux noirs, en fonction de qui l’interviewait et prenait le cliché. C’est comme ça que Marcos fut remplaçant dans des équipes de football professionnel, employé dans des grands magasins, chauffeur, philosophe, cinéaste et tous les etcétéras que l’on pourra trouver dans les médias à gages de ces calendriers et des diverses géographies. Il y avait un Marcos pour chaque occasion, autrement dit pour chaque interview. Et ça n’a pas été facile, croyez-moi : à l’époque, Wikipedia n’existait pas et si les reporters venaient d’Espagne, il fallait que je me débrouille pour savoir si le Corte Inglés [2], par exemple, était une coupe de vêtements typique d’Angleterre, un bazar ou un grand magasin.

S’il m’était permis de définir le personnage de Marcos, je dirais sans hésiter qu’il a été un déguisement, comme le costume d’Arlequin.

Disons, pour me faire comprendre, que Marcos était un « Média Non Libre » (attention : ce n’est pas la même chose qu’être un média à gages).

Dans la fabrication et dans l’entretien du personnage, nous avons commis quelques erreurs.

« C’est en forgeant qu’on devient forgeron », disait le maréchal-ferrant [3].

Dès la première année, nous avons épuisé, comme on dit, le répertoire des « Marcos » possibles. Aussi début 1995 étions-nous bien embêtés et le processus des communautés n’en était qu’à ses premiers pas.

Alors, en 1995, juste quand nous ne savions plus comment nous y prendre, c’est là que Zedillo, main dans la main avec le PAN, « découvre » l’identité de Marcos en suivant la même méthode scientifique que celle qui sert à trouver des squelettes, c’est-à-dire par délation ésotérique [4].

L’histoire de ce Marcos natif de Tamaulipas nous a donné de la marge, bien que la fraude ultérieure de La Paca, la voyante qui conduisit Lozano Gracia au squelette, nous a fait craindre que la presse à gages ne mette également en doute le « démasquage » de Marcos et que l’on découvre qu’il s’agissait d’une fraude supplémentaire. Heureusement, il n’en fut rien. Comme cette fois-là, les médias ont continué d’avaler d’aussi grosses couleuvres.

Quelque temps après, le véritable natif de Tamaulipas en question est venu dans ces parages. Le sous-commandant insurgé Moisés et moi, nous lui avons parlé. Nous lui avons proposé à l’époque de donner ensemble une conférence de presse, pour qu’il cesse d’être pourchassé puisqu’il serait devenu évident que Marcos et lui n’était pas la même personne. Il n’a pas voulu. Il est venu vivre ici. Il est sorti de la forêt plusieurs fois et on peut même voir son visage sur des photographies de la veillée funèbres de ses parents. Si vous voulez, vous pouvez l’interviewer. Maintenant, il vit dans une communauté, à…. Ah ! Il ne veut pas que l’on sache où il habite. Nous n’en dirons donc pas plus, pour qu’un jour il puisse lui-même raconter son histoire depuis le 9 février 1995, s’il le souhaite. Pour notre part, il ne reste plus qu’à le remercier de nous avoir fourni les données que nous avons utilisées régulièrement pour alimenter la « certitude » que le SupMarcos n’est pas ce qu’il est en réalité, à savoir, un Arlequin [5] ou un hologramme, mais un professeur d’université, originaire de la désormais douloureuse Tamaulipas.

Pendant ce temps-là, nous continuions à chercher, à vous chercher, vous tous et vous toutes, celles et ceux qui sont ici maintenant et celles et ceux qui n’y sont pas mais qui en sont.

Nous n’avons pas cessé de lancer des campagnes et autres initiatives pour trouver l’autre, les autres et les autresses, l’autre qui soit compañero. Des initiatives très variées, qui toutes visaient à trouver le regard et l’écoute dont nous avons besoin et que nous méritons.

Pendant ce temps-là, les communautés continuaient d’avancer, ainsi que la relève que l’on a beaucoup ou très peu évoquée, mais en tout cas c’est quelque chose qui peut être vérifié directement, sans intermédiaires.

Dans notre recherche de l’autre, nous avons échoué encore et encore.

Chaque fois que nous trouvions quelqu’un, soit il voulait nous commander, soit il voulait être commandé par nous.

Il y a ceux qui venaient vers nous et qui le faisaient dans le but de nous utiliser, ou alors pour regarder vers le passé, soit avec nostalgie anthropologique, soit avec nostalgie militante.

Ainsi donc, aux yeux de certains nous étions communistes ; pour d’autres, trotskistes ; pour d’autres, anarchistes ; pour d’autres, maoïstes ; pour d’autres, millénaristes, et je vous laisse un stock de « istes » pour que vous complétiez avec ce que vous trouverez.

Il en a été ainsi jusqu’à la Sexta Declaración de la Selva Lacandona (Sixième Déclaration de la forêt Lacandone), la plus audacieuse et la plus zapatiste des initiatives que nous ayons prises jusqu’ici.

Avec la Sexta, nous avons enfin trouvé des gens qui nous regardent en face et nous saluent et nous enlacent fraternellement, et c’est comme ça qu’on se salue et qu’on s’enlace.

Avec la Sexta, nous vous avons enfin trouvés, vous.

Enfin des gens qui comprenaient que nous ne cherchions ni berger pour nous servir de guide ni troupeau à conduire à la terre promise. Ni maîtres ni esclaves. Ni caudillos ni masses écervelées.

Il restait cependant à vérifier s’ils allaient pouvoir regarder et écouter ce qu’en nous-mêmes nous sommes.

À l’intérieur, les progrès effectués par les communautés étaient impressionnants.

Puis est venu le cours intitulé « La Liberté selon les zapatistes ».

En trois sessions, nous nous sommes rendu compte qu’il y avait déjà une génération qui pouvait nous regarder dans les yeux, qui pouvait nous écouter et nous parler sans voir en nous des guides ou des chefs, sans chercher une quelconque soumission ou l’obéissance aveugle.

Marcos, le personnage, n’était plus nécessaire.

La nouvelle étape dans la lutte zapatiste pouvait commencer.

C’est à ce moment-là qu’il s’est passé ce qui s’est passé et nombre d’entre vous, compañeras et compañeros de la Sexta, le savent pour l’avoir vécu directement.

On pourra toujours dire par la suite que ce truc du personnage a été oiseux. Mais un passage en revue honnête de ces journées dira combien de femmes et combien d’hommes auront cessé de nous regarder, par satisfaction ou par dégoût, à cause des grimaces facétieuses d’un déguisement.

De sorte que la relève dans le commandement n’a lieu ni pour cause de maladie ou de décès, ni pour mutation interne, ni pour purge ou épuration.

Elle a lieu le plus logiquement du monde, en accord avec les changements internes qu’a connus, et que connaît, l’EZLN.

Je sais bien que cela ne colle pas avec les schémas carrés qui existent dans les différents « en haut », mais à dire vrai nous nous en fichons éperdument.

Et si cela devait ruiner la laborieuse et pauvre spéculation des rumorologues et zapatologues de Jovel, eh bien, tant pis !

Je ne suis ni n’ai été malade, je ne suis ni n’ai été mort.

Ou alors si, bien que l’on m’ait tué tant de fois, que tant de fois je suis mort et me voilà de nouveau.

Si nous avons encouragé de telles rumeurs, c’est parce qu’il le fallait.

Le dernier grand truc de l’hologramme a été de simuler une maladie incurable, y compris toutes les morts qu’il a subies.

Au fait, ce « si sa santé le lui permet » que le sous-commandant insurgé Moisés a employé dans le communiqué annonçant le partage avec le CNI n’était qu’un équivalent de « si c’est la volonté du peuple » ou de « si les sondages me sont favorables » ou « si dieu m’en donne le temps » et autres lieux communs qui ont servi de béquilles à la classe politique ces derniers temps.

Si vous me permettez de vous donner un petit conseil : vous devriez cultiver un tant soit peu votre sens de l’humour, pas seulement par souci de votre santé mentale et physique, mais aussi parce que sans aucun sens de l’humour vous ne comprendrez pas le zapatisme. Or qui ne comprend pas, juge ; et qui juge, condamne.

En réalité, ce fut la partie la plus facile du personnage. Pour alimenter la rumeur, il a suffi de dire à certaines personnes exactement : « Je vais te confier un secret mais promets-moi de ne le répéter à personne. »

Évidemment qu’elles l’ont répété.

Les principaux collaborateurs involontaires de la rumeur concernant ma maladie et ma mort ont été les « experts en zapatologie » qui, dans la hautaine Jovel et dans la chaotique Mexico, se targuent d’être proches du zapatisme et vantent leur profonde connaissance en la matière, sans parler, bien entendu, des policiers qui empochent aussi de l’argent comme journalistes, des journalistes qui touchent aussi des sous comme policiers, et des journalistes, femmes et hommes, qui sont seulement payés, et mal, comme journalistes.

Merci à elles toutes et à eux tous. Merci de votre discrétion. Vous avez fait exactement ce que nous pensions que vous alliez faire. Le seul « hic » dans tout cela, c’est que je doute sincèrement que quelqu’un vous confie maintenant un secret.

C’est notre conviction et notre pratique : pour se rebeller et pour lutter, il n’y a nul besoin ni de chefs, ni de caudillos, ni de messies, ni de sauveurs. Pour lutter, il faut juste un peu de courage, une pointe de dignité et beaucoup d’organisation.

Le reste, ou bien cela apporte quelque chose au collectif ou ça ne sert à rien.

Il a été particulièrement cocasse de constater ce que le culte de l’individu a entraîné chez les politologues et les analystes d’en haut. Hier, ils disaient que l’avenir de ce peuple mexicain dépendait de l’alliance de deux personnalités. Avant-hier, ils ont dit que Peña Nieto se séparait de l’influence de Salinas de Gortari, sans se rendre compte que, du coup, en critiquant Peña Nieto ils se rangeaient du côté de Salinas de Gortari ; et qu’en critiquant ce dernier, ils soutenaient Peña Nieto. Aujourd’hui, ils disent qu’il faut choisir un camp dans la lutte d’en haut pour le contrôle des télécommunications, de sorte que, soit on est avec Carlos Slim, soit on se retrouve avec Azcárraga [6]-Salinas. Et plus haut, tant qu’on y est, ou avec Obama ou avec Poutine.

Ceux qui soupirent et regardent vers l’en haut peuvent toujours continuer à se chercher un leader ; ils peuvent toujours penser que, cette fois, on va respecter le résultats des élections ; que, maintenant, Slim va soutenir la gauche parlementaire ; que, maintenant, il va enfin y avoir des dragons et des batailles dans la série Game of Thrones ; que, maintenant, dans la série télé The Walking Dead, Kirkman va enfin rester fidèle à la BD ; que, maintenant, les outils fabriqués en Chine ne vont plus se casser la première fois qu’on s’en sert ; et que, maintenant, le football va enfin redevenir un sport et non un business.

Et il se peut, ma foi, que dans certains cas l’avenir leur donne raison, mais de toute façon il ne faut pas oublier que, dans tous ces cas, eux ne sont que de simples spectateurs, autrement dit des consommateurs passifs.

Celles et ceux qui ont aimé ou détesté le SupMarcos savent maintenant qu’ils ont détesté et chéri un hologramme. Leurs amours et leurs haines ont donc été également inutiles, stériles, vides, creuses.

Il n’y aura donc aucune maison-musée ou plaques de cuivre là où je suis né et où j’ai grandi. Pas plus qu’il n’y aura quelqu’un qui vive d’avoir été le sous-commandant Marcos. On n’héritera ni son nom ni son poste. Il n’y aura pas de séjours tous frais payés pour donner des conférences à l’étranger. Il n’y aura pas de transfert ou de soins dans des hôpitaux de luxe. Il n’y aura ni veuves, ni héritières, ni héritiers. Il n’y aura ni funérailles, ni honneurs, ni statues, ni musées, ni prix, ni rien de ce que le système fabrique pour promouvoir le culte de l’individu et pour mépriser le collectif.

Le personnage a été créé et maintenant nous les zapatistes, ses créateurs et ses créatrices, nous le détruisons.

Si quelqu’un comprend cette leçon que donnent nos compañeras et nos compañeros, il aura compris l’un des piliers fondateurs du zapatisme.

Ainsi, au cours des dernières années, il s’est passé ce qui s’est passé.

Et nous avons constaté que le déguisement, le personnage, l’hologramme, quoi, n’était plus nécessaire.

Plus d’une fois nous avons planifié et avons attendu et attendu encore le moment indiqué : le calendrier et la géographie précises pour montrer ce que nous sommes en vérité à ceux qui sont vraiment.

Alors est arrivé Galeano avec sa mort pour nous indiquer la géographie et le calendrier : « Ici, à La Realidad ; maintenant : dans la douleur et la rage. » V. La douleur et la rage. Cris et chuchotements.

Quand nous sommes venus ici au Caracol de La Realidad, sans que personne ne nous le demande, nous avons commencé à parler en murmurant.

Tout doucement parlait notre doleur, tout bas notre colère.

Comme si nous voulions éviter que Galeano ne soit repoussé par des bruits, des sons qui lui étaient étrangers.

Comme si nos voix et nos pas l’appelaient.

« Attends, compa ! », disait notre silence.

« Ne t’en va pas », murmuraient nos mots.

Mais il y a d’autres douleurs et d’autres rages.

En ce moment même, en d’autres lieux du Mexique et du monde, un homme, une femme, un•e autre•e, un petit garçon, une petite fille, un vieil homme, une vieille femme, une mémoire est frappée en toute impunité, encerclée par un système devenu crime vorace ; est bastonné, frappé à coups de machette, tué par balle, reçoit le coup de grâce, est traîné par terre sous les moqueries, est abandonné, son corps est retrouvé et veillé, sa vie enterrée.

Quelques noms seulement :

Alexis Benhumea, assassiné dans l’État de Mexico. Francisco Javier Cortés, assassiné dans l’État de Mexico. Juan Vázquez Guzmán, assassiné au Chiapas. Juan Carlos Gómez Silvano, assassiné au Chiapas. El compa Kuy, assassiné au DF. Carlo Giuliani, assassiné en Italie. Alexis Grigoropoulos, assassiné en Grèce. Wajih Wajdi al-Ramahi, assassiné dans un camp de réfugiés à Ramallah, en Cisjordanie. Âgé de quatorze ans, il a été assassiné d’un coup de feu dans le dos tiré d’un poste d’observation de l’armée israélienne ; il n’y a eu ni marches, ni manifestations, ni rien dans la rue. Matías Valentín Catrileo Quezada, mapuche assassiné au Chili. Teodulfo Torres Soriano, compa de la Sexta disparu à Mexico. Guadalupe Jerónimo et Urbano Macías, communeros de Cherán, assassinés au Michoacán. Francisco de Asís Manuel, disparu à Santa María Ostula Javier Martínes Robles, disparu à Santa María Ostula Gerardo Vera Orcino, disparu à Santa María Ostula Enrique Domínguez Macías, disparu à Santa María Ostula Martín Santos Luna, disparu à Santa María Ostula Pedro Leyva Domínguez, assassiné à Santa María Ostula. Diego Ramírez Domínguez, assassiné à Santa María Ostula. Trinidad de la Cruz Crisóstomo, assassiné à Santa María Ostula. Crisóforo Sánchez Reyes, assassiné à Santa María Ostula. Teódulo Santos Girón, disparu à Santa María Ostula. Longino Vicente Morales, disparu au Guerrero. Víctor Ayala Tapia, disparu au Guerrero. Jacinto López Díaz « El Jazi », assassiné à Puebla. Bernardo Vázquez Sánchez, assassiné à Oaxaca Jorge Alexis Herrera, assassiné au Guerrero. Gabriel Echeverría, assassiné au Guerrero. Edmundo Reyes Amaya, disparu à Oaxaca. Gabriel Alberto Cruz Sánchez, disparu à Oaxaca. Juan Francisco Sicilia Ortega, assassiné à Morelos. Ernesto Méndez Salinas, assassiné à Morelos. Alejandro Chao Barona, assassiné à Morelos. Sara Robledo, assassinée à Morelos. Juventina Villa Mojica, assassinée au Guerrero. Reynaldo Santana Villa, assassiné au Guerrero. Catarino Torres Pereda, assassiné à Oaxaca. Bety Cariño, assassinée à Oaxaca. Jyri Jaakkola, assassiné à Oaxaca. Sandra Luz Hernández, assassinée à Sinaloa. Marisela Escobedo Ortíz, assassinée à Chihuahua. Celedonio Monroy Prudencio, disparu dans le Jalisco. Nepomuceno Moreno Nuñez, assassiné dans le Sonora.

Les migrantes et les migrants disparus contre leur volonté et probablement assassinés n’importe où sur le territoire mexicain.

Les prisonniers que l’on veut tuer vivants : Mumia Abu Jamal, Leonard Peltier, les Mapuche, Mario González, Juan Carlos Flores.

L’enterrement continu de voix qui furent des vies, rendues silencieuses à jamais par le poids de la terre déversée et la fermeture des grilles.

Et la plus grande moquerie, c’est que, à chaque pelletée de terre jetée par le sbire de service, le système répète : « Tu ne vaux rien, tu ne comptes pas, personne ne te pleure, ta mort ne fait enrager personne, personne ne suit ton chemin, personne ne relève ta vie. »

Et avec la dernière pelletée, il assène : « Même si on attrape et on punit les nôtres qui t’ont tué, j’en trouverai toujours un autre, une autres, d’autres qui te feront tomber à nouveau en embuscade et qui répèteront la danse macabre qui a mis fin à tes jours. »

Et il termine : « Ta justice toute petite, naine, fabriquée pour que les médias à gages fassent semblant et obtiennent un peu de calme pour freiner le chaos qui s’apprête à les engloutir, elle ne me fait pas peur, à moi, elle ne me fait aucun mal, elle ne me punit pas. »

Que devons-nous dire à ce cadavre que l’on enterre dans l’oubli le plus total, n’importe où dans le monde d’en bas ?

Que seules notre douleur et notre rage comptent ?

Que seule notre honte importe ?

Que pendant que nous murmurons notre histoire, nous n’entendons pas son cri, son hurlement ?

L’injustice porte tant de noms et les cris qu’elle provoque sont si nombreux.

Non, notre douleur et notre colère ne nous empêchent pas d’écouter.

Et nos murmures ne servent pas qu’à déplorer nos morts tombés injustement.

Ils sont prononcés pour pouvoir entendre d’autres douleurs, pour faire nôtres d’autres rages et poursuivre ainsi ce long et tortueux chemin qui veut unir tout cela en un hurlement qui se transforme en lutte libératrice.

Et à ne pas oublier que, tandis que quelqu’un murmure, quelqu’un d’autre crie.

Et seule une oreille attentive peut entendre.

Au moment où nous parlons et écoutons, un cri de douleur, de rage est lancé.

Et de même qu’il faut apprendre à diriger son regard, l’écoute doit trouver le cap qui la rende fertile.

Car tandis que certains se reposent, d’autres gravissent une pente ardue.

Pour apercevoir un tel acharnement, il suffit de baisser les yeux et de lever son cœur.

Vous y arrivez ?

Vous y arriverez ?

La justice petite ressemble tant à la vengeance. La justice petite est une justice qui distribue l’impunité car lorsqu’elle châtie certains, elle en absout d’autres.

La justice que nous voulons, nous, celle pour laquelle nous nous battons, ne se limite pas à trouver les assassins de notre compa Galeano et à s’assurer qu’ils soient châtiés (ce qui se fera, que personne ne s’y trompe).

Cette quête patiente et obstinée recherche la vérité et non le soulagement que donne la résignation.

La justice grande s’exprime déjà dans le fait de savoir notre compañero Galeano enterré décemment.

Parce que nous ne nous demandons pas quoi faire de sa mort, mais ce que nous devons faire de sa vie.

Pardonnez-moi de me laisser entraîner dans les sables mouvants des lieux communs, mais ce compañero ne méritait pas de mourir, pas comme ça.

Tous ses efforts, son sacrifice quotidien, précis, invisible pour tout autres que nous, n’avaient qu’un seul but : la vie.

Et je peux tranquillement affirmer qu’il fut quelqu’un d’extraordinaire, mais qu’en plus — et c’est cela qui est stupéfiant — il existe des milliers de compañeras et de compañeros comme lui au sein des communautés indigènes zapatistes, qui partagent le même entrain, le même engagement, la même clarté et un seul but : la liberté.

Tant qu’à faire des comptes macabres : si quelqu’un mérite la mort, c’est quelqu’un qui n’existe pas et n’a jamais existé autrement que dans la fugacité des moyens de communication à gages.

Notre compañero, chef et porte-parole de l’EZLN, le sous-commandant insurgé Moisés, a déjà dit qu’en assassinant Galeano ou tout autre des zapatistes ceux d’en haut voulaient assassiner l’EZLN.

Non pas en tant qu’armée, mais en tant que rebelle naïf qui construit et fait germer la vie là où eux, ceux d’en haut, ne veulent voir pousser que le désert des industries minières, pétrolières ou touristiques, la mort de la terre et celles et ceux qui l’habitent et la travaillent.

Il a aussi dit que nous étions venus, en qualité de Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale, pour exhumer Galeano.

Nous pensons qu’il faut que l’un de nous meure pour que Galeano vive.

Aussi pour que cette impertinente qu’est la mort soit satisfaite, au lieu de Galeano nous mettons un autre nom, pour que Galeano vive et que la mort emporte non pas une vie, mais uniquement un nom, quelques lettres vidées de sens, sans histoire propre, sans vie.

Ainsi avons-nous décidé que Marcos cesse d’exister aujourd’hui.

Il s’en ira main dans la main avec Ombre le Guerrier et Petite Lueur, pour qu’il ne se perde pas en chemin. Avec lui s’en ira aussi Don Durito, de même que le Vieil Antonio.

Les petites filles et les petits garçons qui auparavant se rassemblaient pour écouter ses contes ne le regretteront pas car ils sont grands maintenant, ils font déjà preuve de jugement, ils se battent déjà comme les meilleurs pour la liberté, la démocratie et la justice, qui constituent les devoirs de tout zapatiste.

Le chat-chien, et non un cygne, entonnera maintenant le chant des adieux.

Et pour finir, celles et ceux qui comprendront sauront que ne part point qui n’a jamais été là, ne meurt point qui n’a jamais vécu.

La mort s’en ira donc dupée par un indigène du nom de guerre de Galeano et sur ces pierres que l’on a posées sur sa tombe, à nouveau il marchera et enseignera à qui voudra l’essence même du zapatisme, à savoir : ne pas se vendre, ne pas se rendre, ne pas vaciller.

Ah, la mort ! Comme s’il n’était pas évident qu’elle libère ceux d’en haut de toute responsabilité partagée au-delà d’une oraison funèbre, d’un hommage gris, d’une statue stérile, d’un musée enfermant.

Et nous ? Eh bien, nous, la mort nous engage pour ce qu’elle a de vie.

Aussi sommes-nous là, trompant la mort dans la réalité.

Compas,

Au vu de tout ce qui précède, à exactement 2 h 8 du 25 mai 2014 sur le front de combat sud-oriental de l’EZLN, je déclare que cesse d’exister celui qui est connu sous le nom de sous-commandant insurgé Marcos, l’autoproclamé « sous-commandant en acier inoxydable ».

C’est bien ça.

Par ma voix ne parlera plus la voix de l’Armée zapatiste de libération nationale.

Bien. Salut et hasta nunca… ou hasta siempre, c’est selon, quiconque a bien compris saura que cela n’a plus d’importance, que cela n’en a jamais eu.

De la réalité zapatiste.

Sous-commandant insurgé Marcos. Mexique, le 24 mai 2014.

P-S 1 : « Game is over ? » P-S 2 : Échec et mat ? P-S 3 : Touché [7] ? P-S 4 : À la revoyure, les potes. Et envoyez du tabac ! P-S 5 : Mm… Alors, c’est ça, l’Enfer… Alors ça, c’est ce bon vieux Piporro, et Pedro, et même José Alfredo ! Quoi ? Pour machisme ? Nan… J’y crois pas. Mais moi, jamais je… P-S 6 : Autrement dit que comme qui dirait, sans le déguisement, est-ce que je peux marcher tout nu ? P-S 7 : Hé ! Il fait vachement sombre, ici ; j’aurais bien besoin d’une Petite Lueur.

(…) (On entend une voix off)

Bons petits matins, mes chères compañeras et mes chers compañeros. Mon nom est Galeano, sous-commandant insurgé Galeano.

Y’a quelqu’un d’autre qui s’appelle Galeano ?

(On entend des voix et des hurlements)

Ah ! Je comprends mieux pourquoi on m’avait dit que quand je renaîtrai, ce serait en collectif.

Qu’il en soit ainsi.

Bon voyage. Prenez bien soin de vous, prenez bien soin de nous.

Des montagnes du Sud-Est mexicain. Sous-commandant insurgé Galeano. Mexique, mai 2014. Traduction et notes : SWM. Relecture : “la voie du jaguar”. Source du texte d’origine : http://enlacezapatista.ezln.org.mx/… Source de la traduction : http://www.lavoiedujaguar.net/Entre…

Notes

[1] ¡Para todos, todo, nada para nosotros ! : « Pour tous, tout ! Rien pour nous ! » Cri de guerre zapatiste de la première heure. (Remarque : les notes sont du traducteur.)

[2] El Corte Inglés : (littéralement : la coupe anglaise, en parlant de vêtements) nom d’une chaîne espagnole de grands magasins ; un média avait effectivement rapporté que Marcos avait travaillé dans un magasin de cette enseigne.

[3] Dans le texte original, Marcos dit : « “Es de humanos el herrar”, dijo el herrero. » ; jeu de mots entre errar (au sens figuré, se tromper) et herrar (forger du métal ou ferrer les chevaux). « Es de humanos el errar » (sans le h) signifierait donc : « L’erreur est humaine ».

[4] En 1996, une voyante, Francesca Zetina La Paca, avait conduit un procureur à des ossements enterrés dans la propriété El Encanto (sic !) appartenant à Salinas de Gortari, ossements que l’on a longtemps pensé être ceux du cadavre de Muñoz Rocha, à qui on attribuait le meurtre de José Francisco Ruis Massieu, secrétaire général du PRI jusqu’à son assassinat en 1994. Tout n’était qu’une supercherie, les os ayant été « semés ».

[5] Rappelons que dans la commedia dell’arte Arlequin n’est visible qu’aux seuls yeux du public : les actrices et acteurs devaient donc jouer en ignorant ses facéties et ses remarques, souvent satiriques et cruelles.

[6] Emilio Fernando Azcárraga, né en 1968, homme d’affaires mexicain et président du conseil d’administration du Groupe Televisa (note de “la voie du jaguar”).

[7] En français dans le texte.