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Une halte au centre de l’Europe

Je ne peux rien dire de précis. Je ne dois pas. Ce serait profanation. Disons qu’il s’agit d’un projet magnifique mené par un naturaliste et un photographe, bientôt rejoints par un cinéaste. En plein cœur de notre vieille Europe. Là où sévissait encore, il y a vingt ans, la dictature stalinienne. En plein cœur, réellement. Commençons par le naturaliste, dont je ne sais rien, sinon qu’il aura passé des années et des années à arpenter une vallée perdue du nord de ce pays-là. Toutes les sentes, chaque trouée, le moindre recoin ont été explorés par ses soins. Dans cette montagne, car il s’agit d’une montagne, les saisons demeurent marquées. Le souffle du vent secoue les arbres et les bêtes. Le gel paralyse le brin. La neige recouvre les prairies et les pierres. Le monde est dans la beauté du monde.

Le projet, quel projet ? Le naturaliste a proposé au photographe, puis au cinéaste, de documenter la vie sauvage de cette vallée-là. Et cela donne un film d’environ 45 minutes, que j’ai eu l’immense bonheur de regarder trois fois grâce à Joelle, qui me l’a envoyé. Ce n’est pas trop, ce ne sera jamais assez. Ce que l’on voit est rassérénant. J’aime ce mot et son étymologie, qui renvoie à serein, lequel vient droit du latin serenus. Or serenus signifie pur et sans nuage. Autrement dit, ce qui rassérène ramène à la pureté d’un ciel sans nulle ombre. Et tel est l’état de mon esprit après avoir admiré la vie véritable, authentique et sauvage, de la vallée de T.

Il n’y a pas d’homme qui vive. Et je n’aurais pas l’hypocrisie de m’en plaindre. Je défends et défendrai jusqu’à ma fin un point de vue humain sur la crise écologique, qui inclue le combat contre les barbaries, les régressions, les dictatures. Mais nous avons tant besoin d’un ailleurs ! Aussi chimérique, aussi microscopique qu’il paraisse, l’ailleurs est aussi nécessaire à notre existence que l’air et le pain. Il est même de plus en plus vital à mesure qu’il s’évanouit dans le fracas des machines et de la destruction. Le commentaire – en anglais – de ce film slave dit à un moment quelque chose comme : « Qui pourrait croire que nous sommes ici, dans la vieille Europe, alors que tout semble indiquer un bond dans le passé, ou dans l’espace du côté de l’Oural ? ».

Comme c’est juste ! Petite, bien qu’on la sente une géante, la vallée de T. abrite des animaux aussi vieux que nous, mais infiniment plus sages, ce qui n’est pas bien difficile. On y suit des ours, notamment une femelle et ses envoûtants petits. Je dois confesser que je n’avais jamais vu un ours pâturer de la sorte les prés d’altitude avant de s’effondrer au soleil, pour une sieste béate et confiante. La magie est de chaque seconde. Après les ours, les cerfs. Après les cerfs, les loups. Après les loups, le renard, le tétras, le chamois. Les saisons défilent comme le font les fééries. Les oursons glissent sur la neige. Le loup dévore un chevreuil dans un torrent. Des cerfs passent un gué verglacé. Le printemps surprend un couple de grenouilles dans la poudreuse. L’eau, l’eau est partout, jusqu’au bout extrême des branches. Elle ruisselle, serpente, inonde, éclabousse la vue. Elle est la vie qui bat.

Le commentaire en rajoute-t-il ? On ne sait. Il évoque d’ultimes lambeaux de forêt primaire – jamais touchée par l’homme – avant de parler de forêts non exploitées depuis des décennies, ce qui n’est évidemment pas la même chose. Peut-être s’agit-il d’un simple fantasme. Car se pourrait-il que nous n’ayons jamais touché ces merveilles si proches de notre perpétuelle fureur ? Quoi qu’il en soit, il ne fait aucun doute que l’on peut ici poser son sac pour l’éternité qui nous reste. Nul n’embarrasse le cours perpétuel de la vallée de T. Aucun humain, aucun engin, aucun piège. La vie, la vie possible, la vie certaine. Et nulle agonie des jours vains. Comment devenir la sentinelle que nous devrions être ? Comment regarder, admirer et ne plus toucher au miraculeux arrangement ?

Ce que parler veut dire (sur George Perkins Marsh)

Je ne peux pas attendre. Je ne peux. Bien que n’ayant pas fini – de loin – la biographie consacrée à George Perkins Marsh – Prophet of Conservation, by David Lowenthal, University of Washington Press -, il me faut vous en parler. J’ajoute que j’ai lu pour le moment de solides morceaux de l’œuvre reine de Marsh, qui s’appelle Man and Nature. Le (douteux) miracle du Net a parfois du bon, car on peut charger gratuitement ce livre paru en 1864 (c’est ici). Il est en anglais, je le regrette vivement pour ceux qui ne lisent pas cette langue.

Qui est donc ce Marsh ? D’abord un total inconnu. En France, c’est l’évidence même. Aux États-Unis, sa patrie d’origine, à peine moins. Certains universitaires le citent. Quelques documents le signalent. De rares commentaires le désignent comme un pionnier de la pensée écologiste. Or Marsh est une montagne à lui seul. Un monument d’une telle dimension qu’il me donne le tournis. Dans son livre, il dit ce que nul autre au monde n’oserait énoncer. Et ce qu’il dit est d’une certaine manière totalement fou. Nous sommes, je le répète, en 1864, et bien qu’en pleine guerre de Sécession, les États-Unis d’Amérique franchissent toutes les frontières mentales et matérielles. L’industrialisation du monde paraît alors sans aucune limite discernable. On se précipite vers le Pacifique en train. Les Indiens meurent un à un, les bisons millions par millions. Le progrès inéluctable marque les esprits davantage encore que les territoires conquis par l’homme blanc.

C’est l’ivresse. Tout est possible. Tout devient réalité. Les villes poussent comme champignons. Les coolies chinois triment pour le compte de leurs maîtres et meurent sans sépulture. Le monde avance irrésistiblement. Et c’est alors que survient George Perkins Marsh. Il naît en 1801 dans une petite ville du Vermont. Fils de sénateur, la voie est pour lui tracée. Le grec et le latin dès l’âge de cinq ou six ans, la découverte prodigieuse du livre, grâce à un frère plus âgé. Hélas, et l’on frôle la tragédie, du moins pour lui, il ne peut pratiquement plus rien lire entre 7 et 11 ans. La cause en serait une étrange fatigue des yeux, venue de trop longues lectures d’une Encyclopédie paternelle. Hum, je trouve cela curieux, mais impossible d’en savoir plus.

Plus tard, il enseigne, devient avocat, se lance en politique, et il sera ambassadeur des États-Unis en Turquie puis en Italie. Parallèlement, sans cesse, sans la moindre trêve, il étudie. De façon démente et concentrée. D’une manière passionnée, et donc en solitaire. Il apprend quantité de langues – il parlera ainsi, et entre autres, le suédois -, dont peut-être, mais l’histoire ne le dit pas, le langage des sourds-muets. Ce qui me rend Marsh si proche, outre ce que je vais vous dire, c’est le regard qu’il porte sur les humains. À son époque, les sourds-muets sont considérés comme des demeurés. Des imbéciles congénitaux qui ne sauraient rien apprendre. Lui, au contraire, s’intéresse au plus haut point à leur langue, et ne se prive pas de la comparer à la nôtre, à notre désavantage. Il agira pour l’ouverture d’écoles destinées à ces soi-disant crétins. N’est-ce pas beau, n’est-ce pas noble ? En 1840, je crois que si.

Passons au reste. Passons à ce fameux livre, Man and Nature. Très tôt, tout jeune, Marsh aime la nature comme on peut aimer une femme, ou un homme. « The bubbling brook, écrira-t-il, the trees, the flowers, the wild animals were to me persons, not things ». Ce qui veut dire : « Le ruisseau bouillonnant, les arbres, les fleurs, les animaux sauvages étaient pour moi des personnes, non des choses ». Eh George ! mais nous pensons exactement la même chose. Depuis toujours, et à jamais, les rivières et les forêts, le caillou même des pentes, les ciels étoilés, la mer océane sont pour moi des êtres. Vivants. Pleins d’une existence profonde, enchanteresse, mystérieuse. Certaine.

Bon, et la suite ? Encore un mot sur l’enfance, qui fixe tant le destin des hommes. Un événement a marqué les premières années : l’incendie ravageur du mont Tom, qui surplombe le village de sa naissance, Woodstock. La forêt sommitale disparaît, laissant un sol nu. Marsh notera : « The rains of the following autumn carried off much of the remaining soil », ce qui est on ne peut plus logique. Les pluies de l’automne ont évidemment raviné la pente et charrié le sol jusqu’au bas de la colline. Il n’est pas interdit de voir dans cet épisode l’un des points de départ de la géniale entreprise de Marsh.

Quand paraît Man and Nature, en 1864, sa vie est faite. Il a 63 ans, et toute son intelligence est enfin rassemblée. Il écrit un livre grandiose dans lequel, avant tout le monde sur cette terre, il décrit la manière dont l’espèce humaine est en train de changer la face du monde, et de la planète. Nul doute qu’il est le précurseur absolu de ce qu’on nommera plus tard le mouvement écologiste. Il sent, ressent, comprend que l’homme devient une force géologique, un agent capable de modifier la trajectoire de notre si frêle esquif. Il est donc magnifique. Quelques exemples ? Oui, quelques exemples. Citation : « If we compare the present physical condition of the countries of which I am speaking, with the descriptions that ancient historians and geographers have given of their fertility and general capability of ministering to human uses, we shall find that more than one half of their whole extent including the provinces most celebrated for the profusion and variety of their spontaneous and their cultivated products, and for the wealth and social advancement of their inhabitants is either deserted by civilized man and surrendered to hopeless desolation, or at least greatly reduced in both productiveness and population ».

Je résume. De vastes terres, jadis fertiles et profuses selon les historiens et les géographes, ne peuvent plus supporter les activités humaines. Soit elles sont plongées dans une « désolation sans espoir », soit leur productivité est si réduite que la population locale a, elle aussi, été ramenée à la portion congrue. L’Empire romain, dit-il plus loin, devait sa munificence aux produits venus d’Espagne, de Sicile, des bords du Rhin, d’Afrique du Nord, d’Asie mineure. Et son déclin s’explique par un effondrement écologique, ni plus ni moins. Certes, l’expression n’est pas utilisée – c’eût été un anachronisme -, mais l’essentiel est là. On dirait Jared Diamond (auteur d’Effondrement), 150 ans avant lui.

Je ne vais pas continuer, car je n’arrêterais plus. Marsh s’attaque même aux grands travaux des humains, qui les rendent si fiers de leurs destructions. Il parle ainsi du canal de Suez, du drainage du Zuiderzee, des ravages provoqués par l’activité minière. En plein milieu de la ruée vers l’or ! Ce type est un extraterrestre, un personnage de science-fiction,  l’envoyé de Frank Herbert (auteur de l’immortel Dune) dans le passé. Marsh n’existe pas. Où trouverait-on un gars capable d’achever son livre par ces mots : « Nothing small in Nature. It is a legal maxim that “the law concerneth not itself with trifles”; de minimus non curat lex; but in the vocabulary of nature, little and great are terms of comparison only; she knows no trifles, and her laws are as inflexible in dealing with an atom as with a continent or a planet ».

Ma traduction : « Il n’y a rien de petit dans la Nature. Une maxime légale dit que “la loi ne s’intéresse pas elle-même aux menues vétilles”; de minimus non curat lex; mais dans le vocabulaire de la nature, petit et grand ne sont que des éléments de comparaison; elle ne connaît pas les broutilles, et ses lois sont aussi inflexibles quand elles s’appliquent à un atome que lorsqu’elles concernent un continent ou une planète ». Je devrais, par simple admiration, m’en tenir là, et applaudir debout. Du reste, je le fais. Je le fais vraiment. Je me lève de mon bureau, et j’applaudis le Maître disparu.

Mais je ne peux m’empêcher de continuer un peu, car cette lecture me plonge dans des affres métaphysiques. À quoi sert de parler, d’écrire, de dire la vérité si personne n’est décidé à écouter ? J’ai beaucoup pensé, ces derniers jours, à l’immense solitude qu’a pu être la vie d’un George Perkins Marsh, perdu dans un monde qui n’était pas fait pour lui. Comment a-t-il pu supporter de parler dans le vide ? Oui, à quoi sert de savoir ? À quoi sert de parler quand on ne peut pas agir ?

Tout soudain, je me sens dans la peau de Daniel Quinn, le héros d’un des premiers livres du romancier Paul Auster, City of Glass. Dans cette cité de verre qu’est New York, Quinn jongle avec les identités et se perd dans les rues de la ville pour éventuellement trouver un ordre au Labyrinthe qu’est devenu sa vie. À un moment que je trouve follement émouvant, Quinn se poste devant un appartement, dehors, devant, pendant des semaines ou peut-être des mois. Il a passé un contrat pourtant adressé apparemment à un autre que lui-même, et il considère qu’il faut absolument l’honorer. Absolument. Alors il monte la garde devant la maison de Peter Stillman, jour et nuit.

C’est le type même de la mission impossible, car il est seul. Il trouve un moyen de se reposer en ne dormant que trois heures par nuit, et pas d’un seul tenant. Il ne part chercher à manger que vers 2h30 dans la nuit, au moment, statistiquement parlant, où il y a le moins de chances qu’un événement survienne, car la plupart sont au lit. À New York, trouver à manger à cette heure curieuse est depuis longtemps chose possible. J’y ai moi-même connu un lieu ouvert 365 jours par an, et 24 heures chaque jour, dont le propriétaire avait perdu les clés. Il m’avait expliqué à moi, pendant une nuit d’insomnie où j’allais lui acheter des bricoles, que la perte datait d’au moins cinq ans, et qu’il n’avait nul besoin de changer ses serrures.

Me suis-je encore égaré ? Peut-être que non. Je voulais parler de Quinn, car son obsession lui paraît la chose la plus nécessaire au monde, aussi folle qu’elle paraisse au commun. Eh bien, je crois que tel est mon état d’esprit en face de George Perkins Marsh. Sa quête d’explication avait bien un sens, admirable. Mais les yeux et les oreilles du monde étaient tout occupées ailleurs. Est-ce si différent en cette année 2010 ? Ne sommes-nous pas abominablement proches de George Perkins Marsh ? Je le crains.

Trop génial (pas de troisième piste à Heathrow)

Vous ne le savez peut-être pas, mais c’est fini. Fi-ni ! Il n’y aura pas de troisième piste pour l’aéroport londonien d’Heathrow (ici). Un combat de sept années s’achève, et quel ! En 2003 en effet, ce cornichon appelé Tony Blair et ses copains travaillistes décident que la compétitivité britannique exige une piste supplémentaire. Heathrow, mais ce n’est jamais que 67 millions de passagers et 471 000 mouvements d’avions par an. Une paille, pour ces grands amoureux du PIB. La troisième piste permettrait d’ajouter 220 000 passages d’avions chaque année et de créer 8 000 emplois. Disent-ils. Ah ! vivre le nez dans le kérosène.

Les seuls problèmes sont menus. Le village de Sipson serait, de fait, sacrifié au bruit des enfers. Tout l’ouest londonien serait contraint de s’acheter des bouchons pour les oreilles. Et la crise climatique serait une fois de plus traitée avec le grandiose mépris qu’elle mérite. Le grand malheur des aménageurs, c’est qu’une coalition hétéroclite se forme. Des aristos et des anarchistes. Des proprios et des écolos. Des adeptes du « pas de ça chez moi » – ce qu’on appelle le Nimby – et de fiers combattants internationalistes. Soutenus par Greenpeace, l’actrice Emma Thompson, le comédien Alistair Mc Gowan et le nouveau député conservateur Zac Goldsmith – longtemps éditeur de The Ecologist – achètent un petit terrain situé sur le tracé de la piste prévue. Et ils découpent le tout en une multitude de confetti, rendant copropriétaires 91 000 personnes. De quoi retarder notablement toute tentative d’expropriation.

Le stupéfiant, qui fera réfléchir, c’est que l’abandon de cette troisième piste est le résultat direct des dernières élections générales. Les travaillistes – cette chose molle qui conduisit à la guerre dure en Irak – voulaient l’expansion de l’aéroport. Les conservateurs – la droite – et les libéraux-démocrates – appelons cela le centre – réunis dans le même gouvernement, viennent donc de donner raison aux activistes du climat et des nuits étoilées. J’ajoute qu’emporté par son élan, le nouveau gouvernement a aussi renoncé à l’agrandissement des deux autres aéroports de Londres, Gatwick et Stansted. Champagne ? Ma foi, cela ne se refuse pas. Je bois exceptionnellement à la santé de la coalition tory-libdem, et vous invite à en faire autant. Comment, vous ne voulez pas ? Parce que la droite est au pouvoir ? Oh, soyez beau joueur, au moins le temps d’une coupe. Nick Clegg, le nouveau Vice-Premier ministre, fait partie des 91 000 propriétaires du terrain acheté par les zozos cités plus haut.

Ma morale du jour sera française (lire ici). Près de Nantes, le cheffaillon socialiste Jean-Marc Ayrault défends bec et ongles le lamentable projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Je ne crois pas que ce monsieur et ses amis puissent imaginer le rejet viscéral qu’ils m’inspirent. Dépourvus de toute vision, incapables de défendre la moindre idée d’un avenir seulement possible, ils ne songent qu’à poursuivre leur travail de destruction de tout ce qui bouge encore. À Notre-Dame-des-Landes, il reste par miracle un bocage d’environ 2 000 hectares, une rareté désormais, habitée par des gens vaillants – Marie, venceremos ! – et des oiseaux comme l’engoulevent ou le busard Saint-Martin, et des mammifères qui ne se doutent encore de rien, et des fleurs, et des arbres abritant lucanes et pique-prunes.

Cette saloperie d’aéroport ne doit pas se faire, est-ce assez clair ? Ayrault – et Fillon, qui le soutient – peut et doit être battu, et il le sera. Si nous sommes capables de seulement imiter ceux d’Heathrow. On attend quoi, au juste ?

Pourquoi je bois de l’eau en bouteille (no logo)

Il aura donc suffi d’un documentaire – Du poison dans l’eau du robinet ? – pour que tout soudain, la galaxie écologiste, et au-delà, s’émeuve. Quoi, l’eau légale distribuée à domicile dissimulerait donc des saletés ? Je ne peux tout à fait m’empêcher de ricaner. Car enfin, car voyons, tout cela n’est-il pas évident pour quiconque essaie de voir la même chose d’une autre façon, qui n’est pas loin d’être le sous-titre de Planète sans visa ?

Je bois de l’eau en bouteille plastique depuis je ne sais plus combien d’années. En tout cas, longtemps. J’ai essuyé comme de juste des critiques et même de nombreux quolibets. Moi, l’enragé de l’écologie, je cautionnais donc la fabrication d’un plastique tiré du pétrole, si coûteux à fabriquer et à détruire, si plein de toxicité ? Eh bien oui, je l’avoue. Oui. Seulement, il y a tout de même quelques explications à fournir.

Comme à l’habitude, je prendrai des chemins de traverse. En janvier 2007 éclatait une étrange polémique opposant d’un côté la société d’eau embouteillée Cristaline et de l’autre le maire de Paris Bertrand Delanoé et Anne Le Strat, PDG d’Eau de Paris (société d’économie mixte de la Ville de Paris), ancienne élue Verte ralliée aux socialistes (ici). Cristaline avait lancé une campagne de pub agressive contre l’eau du robinet, avec par exemple des formules du genre : « Qui prétend que l’eau du robinet a bon goût ne doit pas en boire souvent ».

Colère altermondialiste tous azimuts. Dans la foulée, Clémentine Autain, météore perpétuel bien connu de la « gauche de la gauche », écrivait sur son blog de bien imprudentes paroles : « J’ai vu dans les rues de Paris une campagne publicitaire pour une grande marque d’eau minérale qui m’a sidérée (…)  Pour le moins décalé, à l’heure écolo… La Ville de Paris distribue une eau potable bonne à boire (j’ai testé pour vous !) et parfaitement équilibrée. Ajouté à cela que son coût est bien inférieur à celui proposé en bouteille plastique (0,17€ le litre de Cristaline contre une moyenne en France de 0,0026€ pour l’eau courante). L’eau du robinet est très rigoureusement contrôlée par les autorités sanitaires. Par ailleurs, personne ne sait vraiment quels sont les effets du plastique sur la qualité de l’eau. Par contre, nous connaissons davantage les effets dévastateurs de la matière plastique sur l’environnement. Mais ce n’est évidemment pas le problème des marques d’eau de source distribuée en bouteilles…».

Excellent résumé de la doxa écolo-bobo sur une question redoutable et pour tout dire ontologique. Mais qu’en est-il vraiment ? Le film Du poison dans l’eau du robinet ? met l’accent sur l’aluminium, les pesticides, le radon, les médicaments. Première stupéfaction : on trouve donc de cela dans le liquide le plus essentiel qui soit à la vie. Faut-il le rappeler ? Le corps humain est essentiellement de l’eau. 70 % de ce que je suis et de ce que vous êtes n’est que de l’eau. Songez-y une courte seconde.

Donc, assurément, et malgré les cris d’orfraie de madame Le Strat et les billevesées de madame Autain, l’eau du robinet pose problème. Mais l’affaire va bien plus loin que cela, et l’on finira bien par s’en rendre compte. Et l’écrire. Et le pleurer. Voyons ce qu’on fait subir à ce qui sert à « fabriquer » ce que les industriels appellent pour leur plus grand profit de l’eau. Je vais essayer d’être simple, ce qui est un rien compliqué.

Soit une eau polluée. Qui contient toutes les merdes de la terre, toutes les chimies, toutes les chieries, toutes les molécules concevables, lesquelles s’entrechoquent dans le vaste brouet. Conduite dans des installations de plus en plus sophistiquées – qui contrôle ces monstres technologiques ? -, l’eau est d’abord oxydée. Pour préparer l’élimination de matières organiques, telle la merde. On utilise du chlore – déjà – et de l’ozone. Et ce ne sont pas des produits anodins, croyez-moi. Deuxième phase : la « clarification ». Je n’invente pas. Séquence clarification. La soupe passe à travers des grillages qui retiennent les matières les plus grosses, avant de décanter dans des bassins, censés retenir des particules un peu plus petites. Les plus minuscules de ces dernières sont filtrées juste après percolation au travers d’un lit de sable, en tout cas granulaire. Pour faciliter le tout, on ajoute à ce stade un produit chimique qui agrège les petites particules. Mais que devient le coagulant ?

Place ensuite à Pasteur, c’est-à-dire à la désinfection. De nouveau, on utilise du chlore ou de l’ozone. Cette partie est décisive d’un point de vue commercial, car si l’industriel venait à échouer là, il aurait des problèmes. Il s’agit en effet d’éliminer tous les germes pathogènes, ceux qui ont des effets immédiats. Ceux qui provoquent des gastro-entérites ou de simples diarrhées. Mais rassurez-vous : à condition de matraquer l’eau, les virus et bactéries trépassent. Et les intoxications aiguës sont donc rarissimes. Le reste, comme on va voir, est invisible.

Que reste-t-il, à ce moment, des pollutions qui ont dévasté l’eau de départ ? Malgré les apparences, presque tout. Des centaines, peut-être des milliers de molécules diverses contre lesquelles il faut bien tenter quelque chose. Attention, ce qui précède n’est pas d’un esprit tordu, aussi contestable soit le mien. La chimie de synthèse a bien mis sur le marché au moins 100 000 produits neufs depuis l’après-guerre. Ce n’est que grossière approximation. Nul ne sait, en vérité, sinon que ces assemblages de molécules n’avaient jusque là jamais existé sur terre. Et que leurs effets restent presque inconnus, surtout si l’on considère leurs effets de synergie incontrôlables.

Pour être encore plus clair, pensez avec moi à ce qui est utilisé dans la métallurgie, l’électrochimie, l’industrie du bois, le raffinage du sucre, les produits cosmétiques, les engrais et la chimie agricole, les combustibles, la pétrochimie, les lubrifiants et graisses, les peintures et vernis, les médicaments de toutes sortes, et cætera. Un fleuve, plutôt un océan de composés toxiques, résistants, rémanents rejoint à chaque seconde l’eau qui servira à nous abreuver.

Et voilà l’heure bénie des traitements lourds, ceux qui justifient le prix du mètre cube d’eau, et la richesse de ceux qui nous la vendent de force. Je vous fais grâce des détails techniques, qui ne sont que techniques. Dans le « meilleur » des cas, car toutes les eaux potables n’ont pas le droit aux mêmes égards, l’industrie utilise l’adsorption sur lits de charbon actif, la dénitrification par usage de résines échangeuses d’ions, et divers procédés utilisant des membranes, qui permettent de passer de l’ultrafiltration à la nanofiltration, l’osmose inverse étant encore un autre procédé.

Après un tel bombardement, il ne devrait plus rien rester. Et, d’une certaine manière, comme je vais tenter de l’expliquer, il ne reste rien. Mais pensons d’abord à ce qui subsiste. Je ne connais pas – l’ami Marc Laimé me donnera peut-être un coup de main ? – quelle est la liste des molécules recherchées in fine, juste avant la délivrance de l’eau dans le réseau de ville. Mais je sais comme tout le monde que l’on ne trouve que ce que l’on recherche. Or il est bien évident que l’on ne peut trouver la trace des milliers de saloperies différentes susceptibles d’avoir échappé au grand hachoir physico-chimique. Qui paierait la note, à supposer que ce fût possible sur le plan théorique ? Puis, comment savoir au juste ce que l’on fait en cassant d’innombrables molécules ? Je suis ignare en chimie, autant le dire, mais il me semble plus que probable que l’on crée ainsi de nouveaux composés, dont nul ne se préoccupe. Le chlore, pour ne prendre que cet exemple, ne réagirait-il pas constamment au contact des matières que les ingénieurs lui font rencontrer ?

Autre question essentielle, celle du niveau d’action des polluants de l’eau. Qui a décidé des normes, dites-moi ? Et qui les défend mordicus ? Et qui nous assure que les cocktails synergiques dont je parlais n’ont pas des effets imprévisibles ? À partir de quel nanogramme une matière a-t-elle une action ? Je sais des chimistes respectés qui pensent aujourd’hui qu’une seule molécule, je dis bien une seule, peut avoir un effet, et un effet néfaste. Alors ?

Reste ce qui, finalement, est le plus important de tout. Qu’est-ce que l’eau ? Je n’en sais strictement rien. Mais les foutus connards qui prétendent que l’on sert de l’eau au robinet n’en savent rien non plus. Moi, je vois que l’eau est vivante. Un élément vivant au centre même de l’aventure de la vie. Et de la nôtre, inutile d’y insister. Il m’arrive, je crois que les infirmiers en blouse blanche sont à la porte, je me dépêche, il m’arrive de penser que l’eau est un être vivant. Aussi bien, l’image qui me vient est celle d’un pauvre garçon que des brutes, par dizaines, passeraient à tabac pendant des heures à coups de barres de fer et de nunchakus. Et qui nous présenteraient ensuite le massacré, mort de ses blessures, en jurant la main sur le cœur : « Ecce Homo ! ». Autrement dit : « Voici l’homme ! ».

Eh bien non, voici-pas l’eau. L’eau a un cycle, fait de bienfaisance continue, d’aide sans fin à la création, de bonheur universel. Et nous osons ce qu’il faut bien appeler une profanation. Et nous osons transformer cette infinie complexité, cette grâce majeure en un bricolage technologique de plus, qui imite la merveille et, le faisant, nous humilie tous. Oui, amis lecteurs, je vous l’écris sans honte. Je me sens humilié dans la profondeur de mon être par ce que ces imbéciles font chaque matin en mon nom. Et en mon nom personnel, sans vouloir convaincre quiconque, j’ai jugé normal de rendre à l’eau l’hommage que je lui dois. Et donc de la boire dans son intégrité, certes relative.

Ne me faites pas plus niais que je ne le suis. Je suis au courant des problèmes que pose cette saloperie d’embouteillage plastique. Et je ne serais pas étonné d’apprendre l’existence de migrations entre plastique et eau. Mais. MAIS au moins, je donne une chance à cette eau-là, qui a traversé un sol forestier sur lequel on ne déverse pas de pesticides – j’ai vérifié, comptez sur moi – de me donner à moi, Fabrice Nicolino, ce qu’elle m’aurait donné si nous étions moins fous. Car nous sommes fous. Et certains soirs comme celui-là, ô ! comme je suis fatigué d’avoir à pareillement radoter. La seule voie possible, nous la connaissons tous. Ne plus polluer aucune source d’eau. Et avant cela, pour y parvenir, considérer toutes les eaux de la terre, douces ou salées, comme sacrées, intouchables. Donc décréter qu’il y a crime dès lors qu’il y a infraction. Ce qui n’arrivera que lorsque notre culture de l’eau et de la vie aura écrasé à jamais les basses valeurs industrielles de la destruction.

En attendant, l’eau, leur eau, ce qu’ils appellent l’eau est morte.

Николай Вавилов, héros oublié de l’humanité

Je suis en train de lire un livre extraordinaire. Pour vous dire ce que je pense jusqu’au bout, il manque de souffle et son écriture ne soulève pas l’âme autant qu’elle le devrait. Mais le personnage principal, le Russe Nicolaï Vavilov – ??????? ??????? – est un homme comme je les aime. Comme je les admire du plus profond. Entre ici, ??????? ! Il mérite une place première dans mon Panthéon personnel.

Bon, commençons. Le titre : Aux sources de notre nourriture. L’éditeur (belge) : les éditions Nevicata. Le prix (terriblement élevé) :  23,95 euros. L’auteur : l’ethnobiologiste américain d’origine libanaise Gary Paul Nabhan. Quant à l’histoire, elle est follement aventureuse, tragique, sublime et merveilleuse. Nabhan a découvert il y a seulement quelques années le destin inouï d’un botaniste méconnu et pourtant génial. Vavilov naît à Moscou le 25 novembre 1887, dans une famille paysanne. Le grand-père et l’arrière-grand-père ont connu le servage, mais en 1887, la famille Vavilov est devenue pour le moins aisée, car le père, après avoir subi la misère rurale, est devenu directeur d’une usine textile.

Les enfants pourront donc faire des études, mais Nicolaï ne sera pas médecin comme ses sœurs, probablement à cause de la terrible disette qui frappe la Russie d’après la révolution avortée de 1905. Il décide d’entrer à l’Institut agricole Petrovski, dont il suivra les cours pendant cinq années. Vavilov sera donc, pour notre chance, botaniste. C’est en philanthrope qu’il entame cette étape décisive. Il veut aider, soigner, nourrir. La Russie est certes le plus grand exportateur de blé dans le monde, mais ses rendements à l’hectare sont déplorables au regard des records français, américain et davantage encore néerlandais.

Est-ce parce qu’il est paysan dans l’âme qu’il passe tant de temps, tant d’années, tant de vies sur le terrain, dans les champs ? J’en jurerais, car on ne s’improvise pas laboureur et fermier. Le fait est en tout cas que Vavilov, un Vavilov qui plante, désherbe, ligature sans répit, se passionne peu à peu pour l’agriculture traditionnelle. Les pratiques les plus antiques. Les sélections les plus rigoureuses d’un art plurimillénaire. L’art de la variété. Je ne vous raconte pas tout, car bien entendu, vous lirez ce livre et le ferez connaître autour de vous. En mai 1916, Vavilov commence un voyage qui ne finira que dans les geôles staliniennes. Il est en Perse, il gagne le Kirghizistan, puis le Pamir et le Tadjikistan. Sur son parcours l’attendent des rébellions, des émeutes, des coups de feu.

Que cherche donc Vavilov à 5 000 mètres d’altitude ? Ce que nous appelons aujourd’hui des hotspots, des hauts lieux de la biodiversité agricole. Il sait déjà, il a compris avant tout le monde que notre planète abrite des « centres de diversité ». Des territoires magiques où le sol, la géographie, la température, les précipitations ont créé des conditions idéales pour que croissent les plus belles et les plus résistantes des plantes alimentaires. Ces variétés essentielles qui ont permis, par acclimatations successives, de nourrir tous les peuples de la terre. Et qui demeurent des réservoirs, des puits sans fond apparent où venir recueillir de quoi faire face à tous les aléas. Le Pamir ne sera qu’un avant-goût. Une simple mise en bouche. Jusqu’à l’abominable Seconde Guerre mondiale, Vavilov courra ainsi le monde entier, à la recherche de semences uniques, prodigieuses, adaptées à toutes les situations, qu’il envoie scrupuleusement à Moscou, dans cette Union soviétique qui est devenue son pays.

Le livre est enrichi de clichés qui donnent à voir un Vavilov impayable, en toutes circonstances. Qu’il soit avec des paysans mexicains, hopis, éthiopiens, tadjiks, il porte éternellement le même chapeau mou à ruban et une chemise à col cassé. À peine s’il dépose parfois sa veste sur son avant-bras quand il peine à traverser un col en compagnie de quelques mulets. Vavilov n’est pas du genre à renâcler. Mais je ne vous dirai pas l’incroyable, l’hallucinante moisson qu’il rapporte finalement en URSS. Sachez que lorsque les nazis entrent dans le pays, le 22 juin 1941, Vavilov a constitué la plus enthousiasmante banque de semences existant au monde. Il est le roi inconnu du plus beau pays qui soit. Il règne sur la possibilité de tout réensemencer. De tout recommencer. De nourrir les hommes, où qu’ils se trouvent.

Passons sur le drame personnel, qui rejoint l’histoire commune. Il meurt le 26 janvier 1943, martyrisé comme des millions d’autres par le GPU, la police politique du régime, après avoir été arrêté en 1940 sous un motif futile. Mais sa banque de semences, elle, est à Leningrad, confiée aux soins de conservateurs qu’il a formés avant que d’être embastillé. C’est avec cette évocation que je souhaite finir ce billet. Nous sommes au printemps de 1941, dans la ville dite de Lénine, qui fut celle de Pierre, celle qui s’appelle aujourd’hui Saint-Pétersbourg. Dès l’entrée des soudards allemands dans le pays, le régime stalinien organise le sauvetage invraisemblable de plus d’un million d’œuvres d’art du musée de l’Ermitage. Dans des conditions dantesques, un train spécial et des dizaines de cars transfèrent les joyaux au-delà de l’Oural.

Sauver la culture, cette culture-là, certes. Mais des semences ? Mais le sel même de la terre ? Mais la nourriture du peuple ? Les satrapes staliniens, ignares autant qu’arrogants, refusent tout secours à la banque créée par Vavilov. Leningrad est bientôt encerclée, soumise à un siège d’une horreur rarement vue dans l’histoire des hommes. Un siège qui dure 900 jours, et interdit, pour l’essentiel, tout ravitaillement. Les morts de faim, de délabrement, de maladies, s’entassent dans les rues. La ville perdra de la sorte au moins 1,5 million de ses habitants. Et certains des survivants ne devront leur salut qu’à la consommation de chair humaine.

Et la collection Vavilov ? Cachée dans une ville dévorée par la famine et la folie, surveillée par des femmes et des hommes dont les enfants meurent eux aussi, elle sera sauvée. Sauvée. Des millions de semences, dont certaines sont de pommes de terre, seront bel et bien sauvegardées par des êtres à part, conscients d’incarner l’avenir, et l’avenir de la vie. Je dois vous avouer sans fard que ce passage sur la guerre m’a simplement fait pleurer d’émotion, de tristesse, de fierté aussi et tout de même d’appartenir à une espèce parfois magnifique.

Voici le grand homme, avant que le couperet ne s’abatte sur sa tête. Page 268 du livre, on voit une terrifiante photo anthropométrique du même, vraisemblablement prise dans la prison de Saratov, en 1941. Face, profil. Il est mal rasé, il va mourir pour rien, il garde un regard qui perce les murs de sa cellule. ??????? ???????, mon splendide héros, pour les siècles des siècles.