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Neandertal, notre bel ami disparu

Je dois avouer un faible pour les hommes de Neandertal. Mes raisons sont sentimentales, je vous en préviens. Pourquoi ce nom, au fait ? Très simple : en 1856, on découvre dans le vallon de Neandertal, près de Düsseldorf, en Allemagne, un hominidé fossile. Effet garanti, car c’est une première, qui va lancer la paléontologie humaine. Aujourd’hui, au moins cent gisements situés en Europe ont livré des restes d’hommes de Neandertal. Ce qui fait qu’on le connaît – qu’on croit le connaître – très bien.

Je vous présente. Neandertal a habité l’Europe, le Proche-Orient, il n’est pas exclu qu’il ait fait visite à la Sibérie. En revanche, il n’a pas voulu de l’Afrique, de l’Asie du Sud et de l’Extrême-Orient. Il aurait vécu voici 120 000 ans environ, avant de disparaître il y a 32 000 ans.

Et ce qui est fascinant sans conteste, c’est qu’il n’est absolument pas notre ancêtre. De nombreuses analyses le montrent, dont celle d’un fragment d’ADN mitochondrial venant de l’humérus du type ramassé en 1856. Non, Neandertal était un autre que nous, qui ne préparait nullement l’arrivée sur terre d’Homo (soi-disant) sapiens. C’était un gars robuste, qui pouvait atteindre ses 100 kilos, avec une boîte crânienne énorme, un occiput étiré en chignon – joli, non ? -, et qui parfois, comme dans la région actuelle de Marillac (Charente), mangeait comme les loups. C’était aussi un sacré tailleur de pierres. Et peut-être le premier humain à avoir pensé enterrer ses morts. Peut-être.

Je me répète un peu, mais j’adore ça : Neandertal était un homme, mais qui n’était pas nous. Nous, c’est donc Homo sapiens. Un jour, qui a dû durer des siècles ou des millénaires, Cro-Magnon arrive en Europe, où se trouve déjà Neandertal. On a longtemps cru à la disparition brutale et rapide de ce pauvre garçon, dont Cro-Magnon n’aurait fait qu’une bouchée, mais on s’est trompé.

En fait, en réalité, il y a eu coexistence de deux espèces d’humains sur le territoire de l’Europe actuelle. Et elle a duré des milliers d’années. Je n’insiste pas sur ce tableau fabuleux entre tous, qui me fait frissonner malgré moi. Deux espèces d’hommes, qui se font face, qui partagent fatalement, qui rient ensemble et se font probablement l’amour (et la guerre).

Si je pense à eux ce 29 août 2008, c’est à cause d’une étude qui me fait grand plaisir. Publiée dans The Journal of Human Evolution ((ici, en français, ou ici et ici  en anglais) ), elle taille en pièces une ancienne théorie selon laquelle Neandertal était plus couillon que Cro-Magnon notre père à tous. Ce dernier, selon cette théorie, aurait été plus habile de ses mains, et aurait donc fabriqué des outils de meilleure qualité qui auraient fini par faire la différence. Mais les équipes qui ont signé l’article dont je vous parle ont reconstitué, à partir d’éclats, des outils fabriqués par nos deux espèces humaines distinctes. Sur le plan statistique, il n’y a pas de vraie différence. Neandertal était aussi bon. Mais peut-être un tout petit peu moins fou ?

Je sais, c’est absurde, ça ne tient pas debout, il n’y a aucune preuve et il n’y en aura jamais. Mais moi, dans mon coin, je pense à ce Neandertal d’antan, chassé à jamais des plaines luxuriantes et des fleuves géants qui parcouraient notre monde. Comme un ours. Comme un loup. Comme un tigre. Comme ces milliers d’espèces qui nous quittent une à une sans que nous puissions seulement pleurer sur leur sort. Et si Neandertal avait été un peu plus pacifique, un tout petit peu moins barbare ? S’il avait davantage ressemblé à un homme que celui a gagné la partie ?

Il serait alors notre avenir perdu. Ou à inventer, qui sait ?

Pleine de bruit et de fureur (mais sublime)

Je vais faire mon malin et étaler ma science, ce qui ne me fera pas de mal. J’ai lu un article du magazine britannique New Scientist (ici, en anglais bien sûr). Il n’y a pas grand chose de plus renversant, en ce moment, que de comparer les images – photos ou satellitaires – du recul des glaciers. Avant, après. La glace couvrait tout, elle disparaît presque à l’oeil nu. Bon, je vais essayer de ne pas ajouter à la grande angoisse générale.

Un scientifique de l’université du Colorado, Steve Schmidt, a eu une idée assez rigolote. Avec une poignée de collègues, il s’est demandé ce qui se passait après le départ des glaces. Ben oui, il reste tout de même quelque chose dessous. La roche-mère, par exemple. Schmidt a étudié des échantillons de sol du glacier péruvien Puca, à plus de 4 000 mètres d’altitude.  Ce couillon, qui doit en avoir marre de nous, fond à toute vitesse, et perd 20 mètres par an. Schmidt a ramassé entre 2000 et 2005 des échantillons du sol laissé à nu par le Puca, sur dix centimètres de hauteur. Et son équipe a commencé à regarder de plus près.

Les plus vieux des échantillons, ceux de 2000, étaient déjà colonisés par des formes fabuleuses de vie. Je dis fabuleux parce que je le pense, mais en vérité, les cyanobactéries dont il est question sont quand même d’un genre primitif. Pourtant, ces bestioles, il y a trois milliards et demi d’années, ont commencé à produire massivement de l’oxygène par photosynthèse – la liste de leurs exploits est bien plus grande -, sans quoi je ne serais pas là à vous embêter. Je vous le dis calmement : je dois tout, à titre personnel, aux cyanobactéries.

Revenons à Schmidt. Selon lui, le rôle des cyanobactéries dans ces environnements extrêmes des montagnes andines pourrait être, au passage, de fixer le sol. De former une sorte de glu de sucres chimiques, qui finissent par agréger de minuscules nutriments et autres bactéries apportés par le vent. Ainsi donc, pendant le désastre en cours – la fonte généralisée des glaciers – les travaux de la vie continueraient.

Vous, je ne sais pas. Mais moi,  je viens de passer un bon moment. La vie n’est pas, comme le pensait génialement Shakespeare dans Macbeth, « une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien (Life […]: it is a tale/Told by an idiot, full of sound and fury/Signifying nothing). J’en suis d’accord : dans cette sublime histoire, il y a bel et bien un idiot. Plutôt, des idiots : nous. Mais ne mêlons pas la vie à notre insondable stupidité.

À la mémoire du polisseur Socrate et d’Omar Khayyām

Ce n’est pas très glorieux, quoique, mais je me réveille ce 27 août 2008 avec l’idée du vin en tête. D’accord, j’en ai bu hier au soir, c’est entendu. Pas mal, pas tant. Du minervois, pour être précis. Je n’abandonnerai jamais. J’ai arrêté de fumer il y a des siècles, je mange bio, je fais souvent des mouvements acrobatiques pour que mon corps serve encore, mais je n’ai jamais songé ne plus boire de vin rouge. Eh, pas d’accusation sans preuve, s’il vous plaît ! Je n’ai pas dit que j’en buvais tout le temps. Ni beaucoup. Mais, c’est dit et même écrit, j’en bois. Quand j’ai commencé à travailler, j’avais un tout petit peu moins de dix-sept ans, et j’ai aidé à fabriquer, pendant environ une grosse année, des comptoirs de bistrots. Car j’étais un (très mauvais) apprenti chaudronnier.

Dans l’atelier, il y avait un vieux polisseur macédonien qui s’appelait Socrate. Pour de vrai. Socrate. Il ne crachait pas dans son verre. Personne n’aurait jamais eu une idée pareille, d’ailleurs. Moi, le petit jeune, j’allais faire des courses à l’épicerie du coin – nous embauchions à 7h30 -, et à 10 heures, la moitié des prolos, dont moi, ouvrions des bouteilles et coupions le saucisson. Les autres préféraient faire de la lèche au patron. Bon, c’est peut-être là que cela a commencé, je ne sais plus. Quand un café ouvrait dans notre coin de banlieue, avec un beau comptoir – en cuivre rouge, par exemple – sorti de chez nous, Socrate avait une habitude. Comme je l’ai accompagné, je peux vous raconter.

Un samedi matin. Disons que l’ouverture avait lieu un samedi matin. Socrate et moi nous mettions au comptoir – l’ambiance était à la fête,  le patron était déjà pompette – et Socrate passait ostensiblement un pouce sur le métal si joliment poli par ses mains de maître. Bien que pompette, le patron finissait par se poser des questions, et Socrate, invariablement, livrait notre incroyable vérité. Le comptoir, ce comptoir de rêve grâce à quoi la fortune se profilait, ce comptoir, c’était nous. Et alors, on se saoulait tranquillement et à l’oeil, car jamais le patron n’aurait osé faire payer des travailleurs aussi incomparables que nous.

Cherchons ensemble le rapport entre ce souvenir et la crise écologique, dont je vous rappelle, à jeun, qu’elle est l’objet de ce blog. Il existe, si. Il est vaporeux comme peuvent l’être des effluves d’alcool, mais il existe. Car au point de départ de ce texte,  il n’y avait pas Socrate, que j’ai adoré, mais les monts du Beaujolais. Il y a de cela quelques années, je me suis paumé en beauté vers le Crêt de l’Oiseau. Bon, ce n’est pas si loin de Lyon, quoi. J’étais seul, c’était août, il faisait une chaleur à mourir, et je n’avais pas d’eau sur moi. Je suis donc parti droit devant et sans carte, ayant décidé de rester sur les crêtes – vers 700 mètres d’altitude – entre le col de la Croix du Rosier et la Croix de Saburin.

Je me rappelle les stridulations folles des criquets et des grillons dans un maquis de genêts, qui rappelait un peu la Corse. Ça, le Beaujolais ? La suite est plus confuse. On rencontre là-bas, au sommet des collines, des forêts denses – et peu naturelles – d’épicéas et de châtaigniers. C’était assez beau, d’ailleurs. Je passais de landes à callune surchauffées à des sous-bois sombres, peuplés de digitales pourpres. Je crois bien avoir vu un épervier, et je rappelle que je n’avais pas d’eau sur moi. Ni de vin. À la sortie d’un bois, justement, je suis tombé sur une vigne enclavée, somptueuse, surchargée de fruits. Un demi-hectare peut-être.

Je vous le jure, au moment où je vous écris, j’aimerais y être. Au reste, j’y suis un peu. Le ciel d’août, profitant de mon passage sous les arbres, avait changé de costume et enfilé des gants de boxe rouge violacé. Je vous assure que le spectacle était inouï, car on sentait physiquement la colère des cieux. L’orage est un personnage authentique, qui sait jouer aussi bien la comédie que le drame. Après avoir hésité un quart d’heure, il avait choisi : les nuages étaient devenus noir anthracite, l’air électrisé, les coups de canon se rapprochaient.

Au moment de l’explosion finale, le ciel s’est vidé. La pluie, savez-vous, peut être mouillante. Celle-là était folle, mais personne n’aurait pu l’enfermer. Croyez-moi, j’ai commencé par flipper un peu. Pas beaucoup, mais un peu. Car la pluie fracassait la terre ocre, et mon crâne. De vraies balles de fusil chargées en eau. Mais cela n’a pas duré. Non la pluie, ma peur. Je me suis assis sur les talons, le nez dans les grappes qui volaient comme des papillons déchaînés, et j’ai attendu. Quelle somptueuse beauté ! Quel bonheur que d’être soufflé et trempé de la sorte ! Je crois que je suis resté une demi-heure accroupi, noyé, chaviré même.

Quand le grand courroux divin a commencé de chercher d’autres coupables sur les collines voisines, je me suis remis en route. Tout ce que je portais était ruiné par les flots. Tout rebondissait. Tout éclaboussait le chemin. Mais quel chemin, d’ailleurs ? La pluie continuait, plus calme, toujours aussi ensorceleuse. C’est là que les choses se sont compliquées, car j’ai un sens incertain de l’orientation.  Et en voulant faire le cacou et le fanfaron – un raccourci par ici, un minuscule sentier par là -, j’ai totalement perdu ma route, et j’ai commencé d’errer dans les collines du Beaujolais. Or, la chaleur avait fini par revenir au galop, et je n’avais toujours pas d’eau, malgré l’orage. Ni de vin.

Eh bien, cela a fini par ressembler au désert. Je crois bien que j’avais déjà soif avant de partir, et j’étais en balade depuis six ou sept heures au moins. Je vous assure que j’aurais détroussé le premier voyageur rencontré. S’il avait eu une boisson, s’entend. Mais j’étais seul au monde, perdu dans les collines, et je ne sais plus très bien quand, et comment je suis sorti de l’enfer de ces vignes sans vin. La chose dont je me souviens, c’est du premier bistrot de la route, bien plus tard. Comme dans les tavernes de l’ancien temps, j’y ai commandé un pot rempli de juliénas. Comme j’ai bu ! Comme ce vin m’a rempli de joie ! Comme je remettrais cela volontiers !

Je vous l’accorde volontiers, ce texte, à la réflexion, n’a aucun rapport avec la crise écologique. Allons quoi, relâche, et pardonnez-moi. J’espère pour vous que vous connaissez ce grand ami de la vie appelé Ghiyath ed-din Abdoul Fath Omar Ibn Ibrahim al-Khayy?m Nishabouri. Chez nous, on l’appelle en général Omar Khayy?m. Persan du 11ème siècle, Omar était un mécréant qui adorait les femmes et le vin. Pour la route, et seulement pour la route, ces quelques vers de lui (mais toute son oeuvre mérite une longue visite) :

Au printemps, je vais quelquefois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri.
Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut.
Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien.

¡ Y viva España ! (Longue vie aux grands singes)

Karmele Llano. Je n’ai jamais rencontré cette jeune femme espagnole de 30 ans, mais je crois que nous nous entendrions bien. Elle est de la race de la primatologue française Emmanuelle Grundmann – que je connais et salue affectueusement  – ou de Jane Goodall. Vétérinaire, Karmele se bat avec les armes dérisoires que nous savons pour tenter d’arracher au néant si proche les derniers orangs-outans d’Indonésie (ici, en langue espagnole). Ce combat pour eux – et donc pour nous – paraît perdu. Et quand j’écris ces mots, pensant aux chimps et aux bonobos, aux gorilles des plaines et des montagnes, aux orangs-outans donc, j’en ai des frissons. De vrais. On peut souffrir physiquement et psychiquement d’une telle perspective. C’est mon cas.

Ces derniers jours, j’ai lu avec avidité le sujet de couverture du magazine National Geographic d’août, sous un titre saisissant :Who Murdered the Virunga Gorillas ? Aucun journal français, je le sais, n’oserait poser une question aussi dérangeante. Qui a assassiné les gorilles du parc des Virunga, situé en partie au Rwanda ? Évidemment, le choix du verbe murder suggère qu’on a abattu des humains, ce qui n’est pas le cas. L’affaire s’est déroulée l’été passé, au long de deux mois d’attaques contre les gorilles, qui en ont tué sept. Sept animaux tués sur une terre elle-même gorgée de sang humain. Et cette question, malgré tout : qui ? Qui et pourquoi ?

Je ne vous raconte pas (c’est ici, en anglais). Après cela, je suis allé rouvrir l’un des livres marquants de ces dix dernières années, pour moi du moins. Il s’agit d’une somme rassemblée sous la conduite des paléontologues Pascal Picq et Yves Coppens, Aux origines de l’humanité (Fayard, deux tomes). Dans une première partie, Michel Brunet, Brigitte Senut, Jean-Jacques Hubelin et bien d’autres nous racontent l’incroyable épopée. La domination des singes. L’émergence de notre grande famille des hommes. L’expansion des australopithèques. La conquête des continents. Et dans une seconde, tous se posent avec nous la plus noble des questions : quel est vraiment le propre de l’homme ? Nous ne cessons de découvrir ce qui nous rapproche d’eux, au point que la frontière dont nous étions si fiers s’amenuise. Car ils – les grands singes – maîtrisent outils et médicaments, connaissent l’art de la négociation, le rire, la colère, l’amour. Ne sommes-nous pas trop stupides, d’ailleurs, pour comprendre l’immensité des liens que ces animaux ont noués avec la nature et la vie ?

J’en étais là de mes questionnements quand j’ai appris un événement extraordinaire : le Parlement espagnol  vient de voter une résolution qui, transformée en loi, accorderait aux grands singes des droits très voisins de ceux des humains. Quel coup de tonnerre ! Tous les défenseurs ardents de la vie animale ne peuvent qu’applaudir. Les autres se demanderont, peut-être avec effroi, où s’arrêtera cette révolution spirituelle. Moi, je la souhaite sans limite. Car la vie reste le mystère le plus grand de tous. Et les tentatives de le percer à jour, si elles n’étaient le plus souvent désastreuses, me feraient rire volontiers. L’homme, comprendre cela ? Allons donc. Tant que notre ignorance sera aussi manifeste, ce qui risque de durer encore assez longtemps, le moins que l’on puisse faire, c’est d’épargner ceux par qui nous sommes devenus ce que nous sommes.

Ce n’est encore rien ? Non, rien en effet. Mais si l’octroi de droits aux grand singes leur donne ne serait-ce que l’ombre d’une chance de sauver leur magnifique peau, je les vote des deux mains. ¡ Y viva España !

Un ours est passé (tout près de moi)

En mai d’il y a deux ans, j’ai eu le bonheur d’aller en Bulgarie. C’est un pays massacré en de nombreux lieux par ses anciens maîtres du parti communiste, mais il abrite aussi des personnages admirables. Dont des loups et des ours. Côté humains, je conseille vivement Petar Beron. Cet homme n’est pas seulement le plus grand naturaliste bulgare. Il est aussi le vice-président de l’Assemblée nationale, député depuis 1990, opposant acharné à la marche des événements, qui signifie ici comme en France la destruction de la nature.

Il m’a reçu dans son bureau de l’Assemblée, en compagnie de son vieux complice Nicolai Spassov, grand spécialiste des mammifères et des fossiles. J’ai pris le café en compagnie des deux, et, je vous l’assure, il existe sur terre des gens avec qui on partirait en vacances. Eux. D’autres.

Dissident de l’ancien système, Petar ne supportait pas beaucoup mieux le nouveau, et s’emportait contre la corruption générale, le bétonnage de la mer Noire, le braconnage, les coupes de bois illégales. « Les “développeurs”, me disait-il, finiront par faire disparaître la Bulgarie. Ils arrivent de partout, achètent des terres, construisent des hôtels, bâtissent tout ce qu’ils peuvent, je crois. À l’avenir, restera-t-il un seul mètre carré de nature sauvage dans ce pays ? ».

Pas d’espoir, alors ? Barrissement de Petar : « Il n’y en a pas. On ne peut pas lutter. Partout où il a quelque chose de beau, de pittoresque, de naturel, quelqu’un arrive avec de l’argent et un projet ». Et Nicolai d’en rajouter, s’il est possible : « J’ai vu notre littoral mourir. À Sozopol, je connaissais une délicieuse petite route de sept kilomètres, sans aucune maison. En seulement trois ans, tout a été construit. On ne voit plus la mer. Les lois ne sont pas respectées, c’est aussi simple que cela. Et des grands animaux comme l’ours et le loup en souffrent aussi. Des chasseurs, qui viennent parfois de chez vous, viennent en tirer ici, en payant fort cher. C’est la première fois de ma vie que je vois la population d’ours commencer à baisser ».
J’ai donc eu une chance magnifique, que je vais partager avec vous. Quelques jours plus tard, je sommeillais encore dans un semblant d’hôtel du village de Kalofer, au pied des Balkans, au pied de Stara Planina, la « vieille montagne » de la Bulgarie. Emil Enchev, un fameux ornithologue, devait me montrer la rivière Tundja, à quelques kilomètres, et ses oiseaux. Ils étaient là, n’attendant plus que mes hourras, qui furent nombreux ce jour-là. Je me souviens d’une buse féroce, originaire d’Asie, pattes jaunes et queue rousse. De guêpiers et de huppes fasciées, de petits gravelots et de chevaliers culblanc, d’hirondelles rousselines, de bondrées et d’autours des palombes. Je me souviens même d’alouettes lulu, celles-là même que j’ai admiré tout juillet devant chez moi, dans le sud de la France. Bon, quand le bonheur se met de la partie, il ne fait pas les choses à moitié.

L’après-midi même, je suis monté tout seul dans les gorges de la Tundja. La rivière cogne contre les schistes, rebondit au pied des chênes avant de s’épandre au milieu du cresson et des lentilles. La buse féroce était là, et des sangliers, dérangés au milieu de leur bauge. Depuis le promontoire de pierre qui domine le paysage, on voyait tout l’amphithéâtre déployé plus bas. Entre la Tundja et un petit affluent coulait une prairie : une vaste, immense pâture sans limite où quelques vaches, chevaux et brebis divaguaient sans jamais se rencontrer.

Moi, j’ai fini par m’allonger tranquillement dans une petite clairière, au soleil. Il me semble que je pensais à la lumière, au son des feuilles, aux doux insectes qui escaladaient ma main gauche. J’étais dans une minuscule échancrure au milieu de la forêt. Et c’est à ce moment d’une paix totale que j’ai entendu un fabuleux rugissement. Tout proche, venant de la lisière, à moins de cinquante mètres.

J’ai poussé un cri, bien moins saisissant je le crains. Et dans la même seconde, mon corps s’est soulevé sans avoir reçu le moindre ordre, avec les jambes légèrement flageolantes. Mon œil droit a saisi une silhouette noire, lourde, sous les arbres. Un ours. Et je me suis carapaté dans l’autre direction. Cela pourrait s’arrêter là, mais puisque je dis ce qui est, je dois ajouter que je me suis repris au bout de quelques secondes. Je me suis arrêté et j’ai essayé de voir cet immense personnage que je venais de déranger. Car bien entendu, ce coup de gueule n’avait rien d’agressif. Il signalait une présence, et un dérangement.

Pour ce qui me concerne, vrai de vrai, passé le saisissement, je ne ressentais rien d’autre qu’une immense curiosité. Mais la bête marchait, remontait vers son pays de là-haut, j’entendais craquer les branches de son monde à elle. J’étais heureux.

PS : J’ai déjà en partie raconté cette histoire, et si certains la connaissent, eh bien, désolé. Ou non ?