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Silence sur les vrais chiffres (comment camoufler nos importations)

Il est bien possible que l’on nous cache des choses. Je sais, c’est très peu probable dans une vieille nation démocratique où la presse est libre d’informer comme elle l’entend. Et je me reprends donc aussitôt : nos vaillants veilleurs de nuit, ceux qui scrutent pour nous les vilaines entrailles du monde, ont dû, malheureusement, fermer un œil, et oublié de nous signaler ce qui suit. Voilà, je crois que c’est mieux ainsi. Les informations qui ne nous parviennent pas sont retenues dans un embouteillage. Il suffit d’attendre. Disons un siècle ou deux.

Moi qui n’ai pas ce temps devant moi, je vous signale une étude sans appel, sèche comme un coup de trique, parue le 8 mars dans la revue américaine Proceedings of the National Academy of Sciences (ici). Deux chercheurs, Steven Davis et Ken Caldeira, ont étudié des milliers de documents concernant 113 pays et 57 secteurs industriels, sur la période comprise entre 2004 et 2009. Et leur conclusion est simple : les pays du Nord externalisent une grande part de leurs émissions de gaz à effet de serre. Que veut dire externaliser ? Ce néologisme est une sorte de synonyme de transfert. On externalise quand on se débrouille pour envoyer loin de soi, de ses comptes, de ses soucis, une partie de ce qui nous revient pourtant, indiscutablement.

Dans le domaine des émissions de gaz à effet de serre, l’externalisation est une vraie baguette magique. Nous importons massivement des biens – ordinateurs et bimbeloterie électronique, vêtements, jouets – qui sont produits au Sud, et notamment dans cette Chine que tant d’imbéciles congénitaux voient encore comme un modèle économique. Oui mais, les amis, ce faisant, nous importons aussi la merde des centrales au charbon – ce n’est qu’un mince exemple – qui aura permis de produire à si bas prix les beaux objets qui trônent partout chez nous. Davis et Caldeira estiment que le tiers des émissions, dans les pays riches, passe ainsi à l’as. Nous nous appuyons tous sur des chiffres truqués, des statistiques fausses, et des discours du même coup irréels.

Si l’on faisait les comptes pour de vrai, on réaliserait que la Suisse guillerette de Heidi et des pâturages émet deux fois plus de gaz que ce qu’elle prétend. Et qu’un pays comme la France devrait ajouter au moins 30 % d’émissions de gaz à effet de serre à ses chiffres pour être un peu plus proche du vrai. Nous sommes donc dans un mensonge global, cumulatif, permanent. Ne cherchez pas plus loin : tout est bidon. Si le cœur vous en dit, et que vous lisez l’anglais, un bon article du magazine Time, en anglais, ici.

Le miracle de la voûte nubienne (Hassan Fathy حسن فتحى)

Le type dont vous allez voir la tête ci-dessous s’appelle Hassan Fathy. Il est tout ce qu’il y a de plus mort, mais il est aussi étonnamment vivant. N’allons pas plus loin, et parlons de paradoxe. Soit un homme né le 23 mars 1900, à Alexandrie (Égypte), quand le monde pensait encore que tout allait se régler par les belles inventions de nos grandioses ingénieurs.Le rasoir de sûreté (1895) permettrait d’utiliser en même temps le télégraphe sans fil (1896) et le tube cathodique (1896) tout en se photographiant grâce au papier photosensible (1897). Le radium (1898) allait guérir la maladie, tandis que le magnétophone (1899) et le ballon dirigeable (1900) nous entraîneraient dans des mondes nouveaux et merveilleux, remplis d’aspirateurs (1901), de radiotéléphones (1902), et de ceintures de sécurité (1903).

Hassan Fathy, le voici :

I

Sur ce cliché, il avait encore un long temps à parcourir les berges du Nil, car il est finalement mort le 30 novembre 1989, au Caire, alors que les illusions technologiques étaient à peu près dissipées. À peu près. Fathy était un grand architecte. Vous noterez comme moi qu’il en existe bien peu. On rencontre sous le pied de chaque cheval claudiquant des Ricardo Bofill ou des Manolo Nun?ez. Je parle de ces braves garçons, car j’ai eu l’occasion d’habiter fort près de deux de leurs merveilles, le palacio d’Abraxas et les Arènes de Picasso, à Noisy-le-Grand. Ces tenants du postmodernisme – pardi -, ces grands réfractaires à « l’architecture fonctionnelle » seraient, dans une société plus équilibrée, jugés pour crime social. Dans la nôtre, ils sont portés aux nues.

Fathy était un incroyable imbécile qui jugeait de son devoir d’aider le peuple à dignement habiter la terre. Vous n’allez pas le croire, mais j’y vais tout de même. Fathy aimait dire ceci : « Droite est la voie du devoir, sinueux le chemin de la beauté ». Il disait encore : « L’architecture émerge du rêve, et c’est pourquoi, dans les villages construits par leurs habitants, on ne voit pas deux maisons semblables ». Dès les années trente du siècle d’hier, il parcourait les campagnes, le monde ancien, étrange, fabuleux des fellahs d’Égypte (lire ici en français, lire ici et en anglais). Fathy ne se faisait pas d’illusions excessives sur l’Occident, et ne croyait pas que l’architecture locale avait tout à apprendre de nous. Lui, se promenant dans les villages, il avait redécouvert des techniques anciennes autant qu’éprouvées. Il pensait déjà à l’autoconstruction, à la nécessité de demeures communautaires, sans fenêtres ou presque, mais ouvrant sur des cours intérieures d’où l’on peut admirer le ciel.

En 1941, il rencontre enfin la voûte nubienne, un art vieux d’au moins 3 000 ans, qui consiste à bâtir en terre, sans coffrage et donc sans bois, de merveilleuses maisons. En résumé plus que simplifié, disons des murs de briques en terre crue, séchées au soleil, surmontés d’un toit voûté, en terre lui aussi. Il faut et il suffit de terre – on en trouve – et d’eau. Dès 1942, Fathy bâtit une sorte de prototype, près du Caire, la maison Hamed Saïd, à Marg. Mais son triomphe s’appelle le nouveau Gourma, du nom d’un village dont les habitants doivent être déplacés. Entre 1946 et 1947, il prouve sur place l’incroyable efficacité de la brique en boue. Il réalise à la fois des maisons, une mosquée, un théâtre, un marché. Il met au point, s’inspirant du passé, des techniques de réfrigération naturelle et de ventilation, qui permettent de diminuer de dix degrés la température extérieure. Les bureaucrates égyptiens ne lui pardonneront pas, qui l’accuseront de vouloir ramener la population locale vingt siècles en arrière.

Bon, faut-il continuer ? Fathy a été contraint de s’exiler entre 1957 et 1962, et bien qu’ayant reçu de nombreux prix internationaux dans la fin de sa vie, on ne jurerait pas qu’il a fait reculer d’un millimètre l’imbattable conspiration des imbéciles. Pour son malheur, pour son honneur, Fathy, bien qu’il ait été et reste l’un des plus grands architectes connus, était hostile à la « modernité » faite de béton, de tôle, de fibrociment, et d’infinie laideur. Auteur d’un livre épuisé en français – Construire avec le peuple, chez Actes Sud -, il avait compris la quintessence de son art, à peu près seul dans ce pays de si vieille tradition. C’est finalement simple : les pauvres doivent utiliser ce dont ils disposent, et assembler les matériaux ensemble, selon des techniques adaptées au lieu, et non à l’idée que de brillants sujets égocentriques se font des besoins humains. Fou, hein ?

Le plus beau, non, pas le plus beau, mais le plus exaltant peut-être est que Fathy a une innombrable descendance. Je ne connais presque rien d’elle, sinon une association appelée la Voûte Nubienne (regardez-moi ça !). Créée en 2000, elle essaime doucement, bien trop doucement hélas, dans la bande sahélienne, où personne n’avait jamais entendu parler de cette technique de construction. Des villageois du Sénégal, du Burkina Faso, du Mali, apprennent ainsi à bâtir pour eux, selon leurs besoins et leurs moyens. Dans cette zone martyrisée où le bois est encore plus rare que l’eau, la voûte nubienne permet de lutter concrètement, réellement contre la déforestation. En se passant des plastiques et des tôles qui désignent désormais au voyageur l’habitat africain « traditionnel ». Il n’y a plus besoin de charpentes en bois ! Il n’y a plus besoin d’importer à grand frais des matériaux produits ailleurs !

Ce conte de fée est une réalité. Là où se montent les voûtes nubiennes trépasse le marché mondial. La terre est prise sur place, séchée sur place, montée sur place par des maçons formés sur place. Un rêve de relocalisation économique. Un rêve, mais pas un fantasme. Une famille peut économiser jusqu’à 90 % sur la construction d’un logis durable, confortable, supportable au moment des plus fortes chaleurs. Reste la question que vous ne me posez pas : pourquoi diable personne n’en parle ? Pourquoi diable continuons-nous à envoyer là-bas, par milliers de tonnes, cette tôle galvanisée qui fait le prestige de nos PME ?

Je me dis, confiant dans la nature humaine, que vous saurez répondre sans moi à cette interrogation si lourde de sens. Un indice, toutefois : souvenez-vous de Fathy, ridiculisé et menacé jusque dans son propre pays. Songez à la haine dont il aura été entouré. Songez à tout ce temps perdu. Songez à ces dizaines de millions de cahutes, dans les si nombreux bidonvilles du monde, où l’on grelotte, où l’on étouffe. Il existe d’autres voies, partout, pour tout, pour tous. Il suffirait, en somme, de s’y engager.

De quoi Haïti est-elle le nom ?

Je pense à eux, sous la pierre et les poutres, déjà placés dans leur cercueil, et qu’on enterrera comme du vrac. Haïti est un sac de gravats qu’on jette dans un trou, en se bouchant le nez. Si j’ose évoquer ici le sort des victimes innombrables de là-bas, c’est d’abord parce que je n’ai cessé, sur Planète sans visa, de parler du Sud. Et des pauvres, plutôt des miséreux de là-bas, qui « soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Ceux qui « ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Ceux qui ne savent pas, au moment de se coucher dans leur absence de draps, s’ils auront à manger demain.

Je n’ai cessé de parler d’eux, car je pense à eux chaque jour. On a le droit de ne pas me croire, mais je sais, moi, ce qui se trouve dans ma tête. Et je pense à eux, chaque jour. Le 26 octobre 2009, je consacrais un article à Haïti (ici), qui ne me donne évidemment aucun droit particulier d’ajouter quelques mots au drame biblique que vit ce bout d’île. Non, aucun droit d’aucune sorte. Je me contente d’expliquer que mon intérêt pour les gueux est immensément profond, et qu’il ne me quitte pas. C’est ainsi, et il m’aurait été douloureux de rester silencieux.

Ne parlons pas ici de la situation humanitaire, ni d’ailleurs du présent en général. D’autres le font, chacun est saturé d’images le plus souvent obscènes. On se foutait bien d’Haïti, et l’on fait semblant de s’y intéresser un peu, pour les raisons que chacun connaît ou devine. Et puis tout disparaîtra. Bientôt. Bientôt, deux ou trois millions de chemineaux tenteront de trouver leur route au milieu du désastre. Il restera l’aide officielle, institutionnelle, vaillante plus d’une fois, mais ridicule dans tous les cas. Ridicule. Nul n’a la moindre idée de ce que deviendra Port-au-Prince, ville tentaculaire de bidonvilles surpeuplés. Faudra-t-il, in fine, aider à reconstruire ce qui a été  ?

On verrait alors des équipes occidentales équipées des meilleurs outils et matériaux rebâtir les conditions de cette infravie où se déroulaient pourtant tant d’existences. L’ONU, Médecins du monde, l’Unicef bâtissant des murets de trois parpaings surmontés d’un toit de tôle. Variante : un toit de fibrociment contenant de l’amiante. Je ne dis pas cela au hasard : le vertueux Canada, qui a envoyé de nombreuses équipes en Haïti après le tremblement de terre, est l’un des grands producteurs mondiaux d’amiante. Et de fibrociment, que l’on appelle là-bas chryso-ciment, ce qui doit faire du bien aux poumons (ici). Je reprends : ou les gentils humanitaires construiront des bidonvilles, ou ils construiront une véritable capitale, ce qui impliquerait des maisons aux normes antisismiques, des routes, des feux rouges, des flics aux carrefours, des égouts, des canalisations, de l’eau potable au robinet, etc. Jamais cela n’arrivera, pour des raisons évidentes. Chaque jour suffit sa peine. Il n’y aura pas d’argent, pas de volonté, il n’y aura personne pour signer les chèques et tenir la truelle. Personne.

Notez avec moi qu’il reste une troisième possibilité, qui serait de laisser se démerder les Haïtiens, qui sont si bien, si complètement habitués au malheur. Mon petit doigt me dit que cette sombre histoire se finira de cette manière. Oui certes, Port-au-Prince aura son aéroport, son port, son Palais national et ses ministères, qui permettront de montrer à la télé la reconstruction de l’État haïtien. Mais pour le reste, dès que les projecteurs, coco, auront été remballés, on refera la même chose qu’avant, en pire, dans une zone perpétuellement menacée par un craquement de l’écorce terrestre. Des bidonvilles, à perte de vue.

En ce sens, au-delà de l’infinie tristesse qui m’accable, je crois pouvoir dire que l’île d’Haïti est une forme prévisible de notre avenir commun. Réfléchissons ensemble. Les millions de personnes sans toit ne préfigurent-ils pas les dizaines, les centaines de millions de réfugiés écologiques et climatiques de demain ? Il est d’autant plus intéressant de regarder de près comment un monde, riche encore – le nôtre -, a jugé bon de traiter cette catastrophe. Je ne sais pas si vous croyez à l’humanisme de façade de nos gouvernants, qu’ils soient de Paris ou de Washington DC. Moi, je dois l’avouer, guère. Il me semble donc légitime de se demander pourquoi les Américains ont lancé sur Haïti une opération militaire, avec un porte-avions et au moins 10 000 soldats.

La version angélique de cette mobilisation, c’est qu’il s’agit d’aider un peuple martyr. Mais qui lit en ce moment la presse américaine comprend que le pouvoir a grand peur d’assister à un exode massif qui conduirait des dizaines de milliers d’Haïtiens, peut-être bien plus encore, vers les côtes américaines, qui ne sont guère qu’à 1000 km. Pour ne citer qu’un exemple, les garde-côtes de Floride sont sur le pied de guerre. Alors, pourquoi une telle armada ? Peut-être, peut-être bien pour empêcher le peuple haïtien de fuir son enfer.

La France ne fait pas mieux. Il lui est très facile d’envoyer des pompiers et des chiens, et d’offrir ainsi à TF1, Jean-Pierre Pernaut et Laurence Ferrari de quoi remplir leurs spots publicitaires à la gloire de notre si noble pays. Mais il lui est impossible d’ouvrir les hôpitaux bien équipés de Martinique et de Guadeloupe, proches pourtant. On parlait dans les premiers jours d’un « Plan blanc » – blanc ! – susceptible d’accueillir 100 blessés graves de Haïti par jour en Martinique. Aussitôt annulé. Sur ordre politique. Les Haïtiens n’arrivent plus qu’au compte-gouttes (ici). La raison vraie est que la France officielle redoute un afflux. Redoute un débordement. Redoute une installation définitive des malades dans ces havres que sont les Antilles françaises.

Il faut encore aller au-delà. Haïti administre la preuve, et le démontrera au fil des années, que le territoire si restreint de l’opulence n’entend pas se laisser envahir par la misère. Comme il n’entend pas répartir les richesses et accorder de vraies chances à ces si nombreux trous du cul du monde, il lui faut bien essayer de contenir la poussée irrésistible de la misère. À partir de 1947, l’Amérique de l’après-guerre avait inventé la politique dite de containment, c’est-à-dire d’endiguement de l’influence communiste stalinienne sur le monde. Ce containment aura été la cause de guerres – en Indochine -, de grands massacres – en Indonésie -, de coups d’État – au Guatemala, en Iran – d’assassinats ciblés – Ernesto Che Guevara -, de production massive d’opium, de ventes illégales d’armes,  et d’immenses réseaux de corruption, dont certains existent encore.

Eh bien, j’ai le sentiment écrasant que les stratèges de l’armée américaine, incapables qu’ils sont d’agir sur les causes du malheur planétaire, entendent bien combattre ses conséquences au mieux des intérêts de l’Empire. Mais surtout ne pas oublier la France ! Ne vous y trompez pas, notre état-major sait très bien, depuis au moins vingt ans, qu’une menace d’immigration massive, venue pour l’essentiel d’Afrique du Nord, menace à terme, de leur point de vue, notre douce France. Voyez comment sont d’ores et déjà traités les Comoriens qui tentent de rejoindre Mayotte clandestinement (ici). Les uns sont Français, les autres d’inquiétants étrangers dont le nombre atteint peut-être 60 000 illégaux sur une population totale, à Mayotte, de 186 000. Songez au sort fait aux clandestins, souvent Brésiliens ou Surinamiens, en Guyane, où ils forment une part considérable de la population locale, théoriquement française. On se prépare de barbares rencontres entre miradors, fil barbelé, mitrailleuses lourdes et poitrails d’humains.

Il existe une morale capable de conclure ces quelques phrases. Elle n’est pas gaie, mais elle existe. Notre Nord gavé n’entend toujours pas distribuer les cartes de manière que tous les humains puissent enfin gagner quelque chose. Nos chefs rêvent encore de châteaux-forts et de mâchicoulis, de douves et d’oubliettes. Ou encore d’une ligne Maginot à l’abri de laquelle ils pourraient continuer la triste fête où nous convie chaque matin cet art du mensonge qu’est la publicité. Seulement, voilà : le moment de vérité se rapproche à vive allure. Où nous ouvrons notre âme pour de bon, ce qui implique évidemment de changer de système et de décrocher de leurs sinécures nos classes politiques de gauche et de droite. Ou nous allons droit au chien policier. Pas celui qui sort un survivant de sous les ruines. Celui qui mord la main qui réclame son dû. On le cache encore, mais on l’entraîne. Si nous ne trouvons pas les moyens d’une véritable humanité, nous sombrerons inéluctablement dans le soutien aux mesures les plus infamantes. Qui osera dire le contraire ?

Tout est à nous ? (à propos du NPA et de quelques autres)

Je ne pense pas que l’on puisse m’accuser de vouloir plaire. Mais je dois tourner cela autrement, car bien entendu, on veut toujours plaire. Disons que, si tel était mon but principal, j’aurais sans doute choisi depuis longtemps une autre voie. Et comme je suis sur celle-ci, et que je n’ai pas l’intention d’en changer, il faut bien croire un peu que mon engagement est profond. Il commande, tel que je le conçois, une certaine vérité. Bordée si l’on veut, limitée pour sûr, mais authentique.

Je dois reconnaître que le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) ne hante pas mes nuits. Je vois cette structure et ceux qui la soutiennent comme les spectres d’une histoire à jamais engloutie. Ce qui ne m’empêche pas de trouver d’épatantes qualités à des piliers du NPA, comme l’ornithologue Pierre Rousset (ici), davantage il est vrai pour son amour des oiseaux que pour ses positions politiques. Mais j’ai fait mieux en soulignant le caractère démocratique d’un mouvement, la LCR, qui a entrepris ce que nul autre n’aurait osé : la disparition dans un ensemble plus vaste, menaçant pour les vieilles lunes (ici).

Cela me met plus à l’aise pour ce que je vais écrire. L’autre matin, me rendant au métro – j’habite en région parisienne -, j’ai croisé le chemin d’une poignée de militants du NPA, qui distribuaient des tracts et vendaient le journal de leur parti, Tout est à nous. Je n’aurai peut-être pas fait attention si une amie, quelques jours plus tôt, ne m’avait parlé de ce titre, en le moquant un peu. L’occasion étant là, j’en ai profité pour réfléchir. Tout est à nous. Cette expression renvoie à un slogan scandé dans les cortèges de l’après-68, et qui disait : Tout est à nous, rien n’est à eux/Tout c’qu’ils ont, ils nous l’ont volé/Nationalisation, sous contrôle ouvrier/Sans rachat ni indemnité. C’était entraînant, c’était plaisant. Si plaisant que le gamin de ce temps – moi – reprenait cela à pleins poumons. Voyez, je m’en souviens.

35 ans plus tard, les mots ont à peine changé. On ajoute désormais, je crois : Partage des richesses, partage du temps de travail, etc. Mais revenons au nom de ce journal. Tout est à nous. Vous me direz que je coupe les cheveux en quatre – travail fort délicat pour moi – et que je vois le mal partout. Mais sérieusement, cela me dégoûte purement et simplement. Ce Nous est typiquement, sans que ses défenseurs l’imaginent, dans la tradition léniniste et trotskiste. Eux et nous. La classe ouvrière et la bourgeoisie. Les purs et les autres. Ce Nous trace une frontière simpliste et redoutable entre les bons qui seront sauvés et les méchants qu’il faudra bien achever. Et cette idée a fait ses preuves dès la fin de 1917, d’abord contre l’opposition dite « bourgeoise » au parti bolchevique – les Cadets du Parti constitutionnel démocratique – , puis contre le parti socialiste révolutionnaire et les anarchistes.

Je ne prétends aucunement que la société de classe n’existe pas. Et j’ai affirmé, écrit des centaines de fois que le pouvoir réel est entre les mains d’une oligarchie capitaliste qui mène les sociétés au désastre, quand celui-ci n’est pas déjà consommé. Mais je récuse cette dramatique indigence qui consiste à croire que le combat opposerait un petit groupe à une immense majorité. Ce fut la base de quantité de tyrannies, ce le serait demain. Le vrai combat unit ceux qui comprennent leur rôle, évident, dans la destruction des formes de vie. Il n’est pas vrai que nous serions seulement les victimes d’un système, les marionnettes de l’aliénation. Nous sommes tous, TOUS, les acteurs du drame, et nous serons TOUS amenés à jouer certain rôle pour qu’il ne se termine pas en tragédie.

Puis, cet autre mot, plus insupportable encore à mes yeux : Tout. Ce fantasme dit l’essentiel. L’homme est au centre, et tout doit lui être subordonné. Le NPA réinvente l’eau chaude, à savoir ce bon vieux précepte de Descartes selon lequel « L’homme doit se rendre comme maître et possesseur de la nature ». Dans l’essai Art révolutionnaire et art socialiste, publié au milieu des années 20 du siècle passé, Léon Trotski, qui demeure tout de même l’un des inspirateurs du NPA, écrivait ceci : « L’homme socialiste maîtrisera la nature entière, y compris ses faisans et ses esturgeons, au moyen de la machine. Il désignera les lieux où les montagnes doivent être abattues, changera le cours des rivières et emprisonnera les océans ».

Rien n’a donc fondamentalement changé au NPA, comme on pouvait légitiment le supposer. Et rien ne changera, car le cadre de la pensée de ces militants est pour l’essentiel le même que toujours. Produire plus – et mieux, admettons-le -, distribuer davantage. Aucune remise en cause du paradigme commun à la gauche et la droite  – appelons cela le progrès – n’est à l’ordre du jour ni ne le sera. Quant à oser prétendre que tout pourrait appartenir à des humains, je considère cela comme une offense terrible au monde, à la planète, à ses habitants non humains, à ses mystères, à ses promesses, à son avenir. Rien ne saurait m’être plus étranger.

Felix qui potuit rerum cognoscere causas* (mais où est le pouvoir ?)

Je n’écris pas pour faire peur à quiconque. D’ailleurs, je ne sais pas réellement la solidité de ce que je vais vous dire. Mais laissez-moi vous présenter Simon Johnson. Économiste, spécialiste des crises depuis vingt ans, il enseigne dans l’un des temples intellectuels de l’Amérique, le Massachusetts Institute of Technology ou MIT. Il a été avant cela le directeur du Département des études du FMI (de mars 2007 à août 2008), où il a publié une étude qui m’avait à l’époque, début 2008, fortement marqué.

Il faut dire que Johnson y désignait les biocarburants, que j’abhorre au-delà des mots que je saurais trouver, comme les grands responsables de l’explosion des prix alimentaires dans le monde (ici, en français). Et il précisait sans détour : « « Les gros perdants, ce sont les citadins pauvres. Au-delà des considérations macroéconomiques, l’impact du renchérissement des denrées alimentaires sur ces derniers est manifeste et simplement douloureux : ils doivent payer davantage pour manger. En raison de la croissance démographique dans de nombreux pays pauvres, la hausse des prix alimentaires exerce des pressions accrues sur les budgets des plus démunis. Ceux qui produisent assez de nourriture pour eux-mêmes et pour le marché peuvent en bénéficier (selon l’évolution exacte des prix de leur production et de leur consommation), mais les pauvres en pâtissent, dans les villes et dans bien des campagnes ».

Vous jugez bien que je trouvais alors, que je trouve encore ses propos singulièrement justes, prononcés qu’ils étaient par un prince de la finance mondialisée. Et voilà que Johnson, deux ans plus tard, attire une nouvelle fois mon attention. Il a quitté le FMI, et se consacre à des travaux d’enseignement. Voici quelques jours, la chaîne de télévision CNBC lui a accordé royalement cinq minutes d’entretien en direct, qu’il vaudrait mieux regarder par vous-même. Si vous ne comprenez pas assez l’anglais d’Amérique, je vous conseille d’observer les personnages qui l’interrogent, et qui marquent, pour deux d’entre eux, une incrédulité assez remarquable (ici).

Mais que diable raconte ce type ? En anglais, cela donne : « For the six major banks of the United States, their total balance sheet is over 60 percent of U.S. GDP. [The banks] got bigger during the crisis. All the big guys are out there looking to take risk. So would you — and so would I — if we felt we were immune. If you had a ‘get out of jail free card,’ wouldn’t you go take a lot risk right now ? ». Et en français, que les six banques américaines principales ont un actif qui dépasse 60 % du produit intérieur brut (PIB) de leur pays. En réalité, la crise les a rendus plus grosses encore, déchaînant chez les banquiers un sentiment d’impunité à peu près total. Que feriez-vous, demande en substance Johnson, si on vous donnait une carte qui vous permette de sortir de prison à volonté ? Ne prendriez-vous pas, comme moi-même, tous les risques, vous sentant totalement à l’abri ?

Je répète que je ne sais quelle valeur accorder à ce point de vue. Peut-être se trompe-t-il. Sur l’avenir, je le précise. Car en ce qui concerne le présent, nul doute qu’il parle vrai. Le système délirant qui nous a menés au bord du gouffre s’est renforcé à la faveur des mesures étatiques prises pour son sauvetage. Obama n’a pas voulu affronter le pouvoir réel, il n’a en tout cas pas réussi à faire plier le système bancaire, malgré la volonté pourtant manifeste de ceux qui l’avaient élu quelques mois plus tôt. Comme il s’est couché, à Copenhague, devant les majors industrielles qui ont intérêt – pour l’heure du moins – à émettre massivement des gaz à effet de serre qui déstabilisent le climat.

Non, je ne sais pas si Johnson a raison lorsqu’il annonce que nous ne sommes qu’au début d’une crise infiniment plus grave que celle en cours. C’est néanmoins ce qu’il dit, et son savoir en vaut certainement un autre. Tout est en place, selon lui, pour une réplique de la première crise, qui serait, à l’inverse de ce qu’on voit dans les secousses sismiques, beaucoup plus forte encore. La Chine lui semble être l’épicentre possible d’un nouveau cataclysme, qui ferait du monde une charpie. La Chine pourrait connaître, aux dimensions qu’elle a conquises, ce qu’a subi le Japon d’après 1989. Cette Chine qui fait de l’immobilier, comme tant d’autres avant elle, l’alpha et l’oméga de sa soi-disant réussite.

Je ne devine évidemment rien de ce qui nous attend. Je ne comprends qu’une chose, exactement comme vous : ce système financier est lancé sur une trajectoire qui échappe à la raison, au contrôle, à la liberté des humains. Nul ne sait en réalité quelles surprises il peut nous réserver. Mais elles ne sauraient être bonnes. Car la logique qui sous-tend l’édifice est le gain à tout prix, dans le temps le plus bref possible. Telle est l’une des raisons de l’extraordinaire accélération de la destruction des écosystèmes. Il est peu d’investissement plus rentable que celui qui consiste à épuiser en quelques années une pêcherie, ou à raser une forêt tropicale pour la changer en portes et fenêtres occidentales, ou à flinguer l’un de nos derniers tigres pour en faire de la poudre de perlimpinpin.

Jusqu’où ira-t-on ? Encore bien loin, je le crains. Car nos sociétés rassasiées et même obèses du Nord ont beaucoup à perdre dans une remise en cause radicale de l’organisation sociale et de ses prolongements économiques. Quand je lis dans les commentaires, ici, des interrogations sur le Modem, les Verts ou le Parti de Gauche, je constate que la route est à peine entamée. Je n’entends pas me distinguer de vous, qui semblez croire encore à ces dérisoires agencements. Je ne le veux pas, car je souhaite moins que tout la solitude. Je ne me sens supérieur en rien, et pour dire le fond de ma pensée, nous sommes tous à bord de l’esquif, comme de simples matelots qu’un capitaine ivre, fou et d’ailleurs invisible, conduirait à la côte en pleine nuit, au milieu d’une tempête. Disons simplement qu’il va nous falloir penser, pour de vrai, et que nous ne sommes visiblement pas prêts. Disons qu’il nous faudra bien agir, mais alors en commençant par ce qui est le plus accessible. Et le plus accessible reste : nous. Apprenons ensemble à voir autrement les mêmes choses.

 * Heureux celui qui put connaître la cause profonde des choses. Ce vers, du poète latin Virgile, est tiré des Géorgiques.

Par ailleurs, 1800 ans plus tard, dans une lettre qu’il adresse au grand mathématicien Alexis Clairaut le 27 août 1759, Voltaire note ceci, qui me plaît : « La culture des champs est plus douce que celle des lettres, je trouve plus de bon sens dans mes laboureurs et dans mes vignerons, et surtout plus de bonne foi et de vertu, que dans les regrattiers de la littérature, qui m’ont fait renoncer à Paris, et qui m’empêchent de le regretter. Je mets en pratique ce que l’ami des hommes conseille. Je fais du bien dans mes terres aux autres et à moi. Voilà par où il faut finir. J’ai fait naître l’abondance dans le pays le plus agréable à la vue et le plus pauvre que j’aie jamais vu. C’est une belle expérience de physique que de faire croître quatre épis où la nature n’en donnait que deux. L’Académie de Cérès et de Pomone valent bien les autres ». Et il achève son courrier en citant Virgile : « Felix qui potuit rerum cognoscere causas,/ Fortunatus et ille deos qui novit agrestes » (ce deuxième vers des Géorgiques signifie « Qu’il est fortuné, celui qui sait nommer les divinités des champs »). Enfin, le mot regrattier, choisi par Voltaire, désigne ceux qui écrivent sans savoir le faire. Il en reste quelques-uns.