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Mais que sont nos rivières devenues ?

Je lis un article sur le site américain de la revue National Geographic (ici), qui décrit calmement l’état réel des fleuves et rivières du monde. Il me demeure étrange que de telles informations ne fracassent pas le poste, les micros, toutes les connexions de ce monde soi-disant informé en temps réel. Désolé d’avoir, une fois encore, à  hurler dans le vide sidéral sans aucune chance de changer quoi que ce soit. Cette fois, il s’agit d’une étude parue dans la revue scientifique Nature, dont le titre est : Global threats to human water security and river biodiversity. Soit : Menaces globales sur la sécurité des ressources en eau et la biodiversité des rivières. Il doit y avoir meilleure traduction.

Dans un éditorial de la revue (ici), Natasha Gilbert livre son sentiment, argumenté, sur l’étude. Si je cite ce texte, c’est que je n’ai pas eu accès à l’étude elle-même, qui est fort logiquement payante. J’espère que vous m’en excuserez. En tout cas, Gilbert rassemble quelques leçons du désastre en cours et note dès la première phrase : « Presque 80 % de la population du monde fait face à de graves menaces concernant l’approvisionnement en eau ou la biodiversité ». J’ai par ailleurs lu quelques présentations de l’étude sur des sites américains, et voici ce que je peux en dire. Les chercheurs ont défini 23 paramètres de stress hydrique, parmi lesquels la pollution, les barrages, l’agriculture, la disparition des zones humides et ils ont ensuite modélisé le tout sous la forme de cartes.

Des cartes pour montrer le niveau des ressources disponibles. Des cartes pour signifier l’état de la biodiversité. La superposition des deux montre les zones les plus globalement menacées. Je me contenterai de pointer quelques faits. Sans surprise, il n’existe presque plus de rivières vivantes, pleinement vivantes. On en trouve essentiellement au centre de l’Amazonie, dans le nord du continent américain, dans le nord de la Russie. Parce qu’il n’y a pas d’hommes, je crois qu’il vaut mieux regarder les choses en face. Autre information marquante, parmi tant d’autres : la carte concernant la biodiversité est accablante pour l’Europe et les États-Unis. Je l’ai sous les yeux, et c’est bien le moins que je puisse écrire : accablante. L’essentiel de nos territoires riches est dans l’orangé ou le rouge, c’est-à-dire le pire. La France fait évidemment partie du lot.

La plupart des habitants de ce pays ne comprennent pas ce que l’industrialisation du monde a fait disparaître. Une rivière serait une rivière. Mais qui se souvient par exemple de ce qu’était le Rhin il y a seulement 200 ans, à l’époque où Cassini le cartographiait ? Si vous avez la chance de mettre la main sur l’une de ces cartes magnifiques, regardez donc cette tignasse ! Le Rhin était un chevelu immensément étiré, dont les radicelles pénétraient au fond de gigantesques forêts alluviales. Le fleuve étendait ses crues bienfaisantes sur des kilomètres, de part et d’autre de ses rives naturelles. Et combien de bras morts ? Combien de refuges ? Combien de nurseries ? La richesse biologique d’un être vivant de cette taille défie bien entendu toute description. C’est cela que nous avons perdu. Le béton et le pauvre savoir des ingénieurs ont réussi à faire croire qu’un cours d’eau n’est jamais qu’un tuyau dans lequel coule un fluide. Et nous l’avons cru, imbéciles que nous étions.

Je reviens une seconde à l’étude de Nature. On peut télécharger les cartes de ce travail sur ce site suisse, si le cœur vous en dit. Que puis-je ajouter ? Le changement, s’il survient, ne pourra passer d’abord par la voie politique. La seule chose sérieuse à tenter, c’est de détruire les valeurs culturelles et morales qui ont permis de fonder un monde absurde, capable de faire disparaître une à une les seules richesses authentiques dont nous disposons. Est-il besoin d’une preuve ? Le Mondial de la bagnole commence. Et personne n’ose dire que cet engin est un crime contre l’homme et la nature. Combien d’écolos – oui, c’est péjoratif – se contentent de demander des crédits pour cette merde de voiture électrique ?

PS : on peut trouver les cartes de Cassini ici : http://cassini.seies.net/fr_ne.htm Ensuite, cliquer dans le carré qui vous intéresse.

Une marche pour l’eau (mais si !)

Je rebondis sur un commentaire envoyé par Bénédicte, qui évoque l’une des plus belles pages de l’histoire de l’homme. Je veux parler de la marche du sel lancé par Mohandas Karamchand Gandhi, en 1930. Je ne peux décrire ici cette épopée. Sachez que les Britanniques qui tenaient l’Inde imposaient aux peuples de ce pays un impôt sur le sel. Les pauvres, les plus pauvres payaient les plus riches, ce qui rappelle bien d’autres souvenirs.

Le 15 février 1930, Gandhi annonce une campagne de désobéissance civile sans précédent. Il entend soulever pacifiquement le peuple des profondeurs, pour refuser l’inssupportable taxation. « À côté de l’air et de l’eau, écrit-il le 27 février dans Young India, le sel est peut-être la plus grande nécessité de la vie ».  Et le 12 mars, Gandhi commence sa marche, cette merveilleuse, cette grandiose, cette inoubliable Marche du sel. Les 79 marcheurs du départ sont rejoints par des milliers d’autres, accueillis ailleurs par des dizaines de milliers de gueux. Le 5 avril, Gandhi est à l’océan, et le 6 au matin, après s’être baigné, il saisit une poignée de sel et déclare : « Ce poing qui tient ce sel peut être brisé, mais ce sel ne sera pas rendu volontairement ».

C’est l’insurrection, qui n’est pacifique que d’un côté. Les colonialistes envoient en prison peut-être 60 000 personnes, et en tuent un nombre inconnu. Mais le sel ne sera pas rendu.

Cette fois, me comprendra-t-on mieux ? Je bois de l’eau en bouteille car je ne peux tolérer de boire de l’eau morte. Je bois de l’eau en bouteille car je la respecte, car je vois en elle un cadeau des plus lointaines éternités, offerte à l’homme, aux bêtes, aux plantes, à tout ce qui vit sur cette terre. Je bois de l’eau en bouteille car je me sens un insurgé, et que rigole qui veut. Ce que je pense au plus profond, c’est que nous devons trouver le moyen de faire, à notre façon, avec nos moyens et nos limites, si tristement évidentes, ce qu’a réussi le Mahatma il y a 80 ans. Il faut trouver un moyen indiscutable, incomparable, incroyable de réclamer une eau vraie, pour tous, d’un bout à l’autre de la terre.

Je vous le dis, et vous le savez, nul ne se battra jamais pour cette « eau » industrielle que l’on nous oblige à consommer. Si l’on doit se battre, ce sera pour le vivant, pour une eau vivante donc. Et si nous parvenions à formuler un plan, si nous réussissions à galvaniser enfin ces énergies que je sens poindre, je gage que tout deviendrait soudain plus facile. Pensons ensemble à un mouvement radical, populaire, non-violent mais sans peur aucune, bataillant contre les épouvantables ersatz de l’industrie. Pour commencer, il faut une idée. Une grande, belle et simple idée. Comme celle de Gandhi en 1930. Ne nous précipitons pas. Nous avons le temps. Peu de temps, mais assez pour polir ensemble une si splendide action que personne ne l’oublierait jamais.

Un rajout nécessaire sur la flotte en bouteille

Ne finassons pas, je savais ce que je faisais. Je savais que l’aveu de ma consommation d’une eau embouteillée ne passerait pas ici. En tout cas, pas auprès de tous. Et je le comprends, c’est bien la moindre des choses. Je le comprends, mais ne l’accepte réellement. Levons d’abord une minuscule ambiguïté : je ne bois pas de l’eau sous plastique pour le bien de ma petite personne. En ce qui me concerne, les jeux sont faits depuis longtemps, et j’ai ingurgité tant de tonnes de produits frelatés dans ma vie, sans compter ceux qui étaient interdits, que je porte en moi mon sort à venir. Bon. Je ne pleure pas.

Non, ce n’est pas pour mon bien-être, même si l’eau du robinet a un goût immonde quand on la compare à l’une des rares eaux vivantes ayant échappé à l’extermination industrielle. Ce n’est pas pour moi, en tout cas pas directement. Mais alors ? Je n’aurai pas l’outrecuidance de prétendre qu’il s’agit d’un acte politique, susceptible d’entraîner qui que ce soit, de provoquer quelque mouvement que ce soit. Non, il s’agit à mes yeux d’un refus moral et radical de ce que ce monde m’impose et impose à tant d’autres.

Oui, je revendique cet acte comme moral, essentiel et moral. Individuel, mais non individualiste. Il marque le refus de la souillure, le refus du poison, le refus de la profanation. Je crois qu’il importe au plus haut point que nous marquions le territoire de nos rêves de gestes de rupture. Je sais déjà que nombre d’entre vous trouveront cette expression déplacée, et un tantinet ridicule. Pourtant, je suis certain que le misérable consensus, incluant de nombreux écologistes, autour de cette eau légale mais dégueulasse, devra tôt ou tard voler en éclats. Je crois aux signes. Je crois aux symboles. Je crois à l’âme humaine et à la pureté de l’eau. Et je prétends et continuerai de prétendre qu’il existe une différence de nature entre l’eau et « l’eau ». C’est-à-dire entre la vie et la mort. Au passage, et là-dessus, je crois que nous serons tous d’accord, cette question ne nous oblige-t-elle pas à penser le cœur des choses ?

Pourquoi je bois de l’eau en bouteille (no logo)

Il aura donc suffi d’un documentaire – Du poison dans l’eau du robinet ? – pour que tout soudain, la galaxie écologiste, et au-delà, s’émeuve. Quoi, l’eau légale distribuée à domicile dissimulerait donc des saletés ? Je ne peux tout à fait m’empêcher de ricaner. Car enfin, car voyons, tout cela n’est-il pas évident pour quiconque essaie de voir la même chose d’une autre façon, qui n’est pas loin d’être le sous-titre de Planète sans visa ?

Je bois de l’eau en bouteille plastique depuis je ne sais plus combien d’années. En tout cas, longtemps. J’ai essuyé comme de juste des critiques et même de nombreux quolibets. Moi, l’enragé de l’écologie, je cautionnais donc la fabrication d’un plastique tiré du pétrole, si coûteux à fabriquer et à détruire, si plein de toxicité ? Eh bien oui, je l’avoue. Oui. Seulement, il y a tout de même quelques explications à fournir.

Comme à l’habitude, je prendrai des chemins de traverse. En janvier 2007 éclatait une étrange polémique opposant d’un côté la société d’eau embouteillée Cristaline et de l’autre le maire de Paris Bertrand Delanoé et Anne Le Strat, PDG d’Eau de Paris (société d’économie mixte de la Ville de Paris), ancienne élue Verte ralliée aux socialistes (ici). Cristaline avait lancé une campagne de pub agressive contre l’eau du robinet, avec par exemple des formules du genre : « Qui prétend que l’eau du robinet a bon goût ne doit pas en boire souvent ».

Colère altermondialiste tous azimuts. Dans la foulée, Clémentine Autain, météore perpétuel bien connu de la « gauche de la gauche », écrivait sur son blog de bien imprudentes paroles : « J’ai vu dans les rues de Paris une campagne publicitaire pour une grande marque d’eau minérale qui m’a sidérée (…)  Pour le moins décalé, à l’heure écolo… La Ville de Paris distribue une eau potable bonne à boire (j’ai testé pour vous !) et parfaitement équilibrée. Ajouté à cela que son coût est bien inférieur à celui proposé en bouteille plastique (0,17€ le litre de Cristaline contre une moyenne en France de 0,0026€ pour l’eau courante). L’eau du robinet est très rigoureusement contrôlée par les autorités sanitaires. Par ailleurs, personne ne sait vraiment quels sont les effets du plastique sur la qualité de l’eau. Par contre, nous connaissons davantage les effets dévastateurs de la matière plastique sur l’environnement. Mais ce n’est évidemment pas le problème des marques d’eau de source distribuée en bouteilles…».

Excellent résumé de la doxa écolo-bobo sur une question redoutable et pour tout dire ontologique. Mais qu’en est-il vraiment ? Le film Du poison dans l’eau du robinet ? met l’accent sur l’aluminium, les pesticides, le radon, les médicaments. Première stupéfaction : on trouve donc de cela dans le liquide le plus essentiel qui soit à la vie. Faut-il le rappeler ? Le corps humain est essentiellement de l’eau. 70 % de ce que je suis et de ce que vous êtes n’est que de l’eau. Songez-y une courte seconde.

Donc, assurément, et malgré les cris d’orfraie de madame Le Strat et les billevesées de madame Autain, l’eau du robinet pose problème. Mais l’affaire va bien plus loin que cela, et l’on finira bien par s’en rendre compte. Et l’écrire. Et le pleurer. Voyons ce qu’on fait subir à ce qui sert à « fabriquer » ce que les industriels appellent pour leur plus grand profit de l’eau. Je vais essayer d’être simple, ce qui est un rien compliqué.

Soit une eau polluée. Qui contient toutes les merdes de la terre, toutes les chimies, toutes les chieries, toutes les molécules concevables, lesquelles s’entrechoquent dans le vaste brouet. Conduite dans des installations de plus en plus sophistiquées – qui contrôle ces monstres technologiques ? -, l’eau est d’abord oxydée. Pour préparer l’élimination de matières organiques, telle la merde. On utilise du chlore – déjà – et de l’ozone. Et ce ne sont pas des produits anodins, croyez-moi. Deuxième phase : la « clarification ». Je n’invente pas. Séquence clarification. La soupe passe à travers des grillages qui retiennent les matières les plus grosses, avant de décanter dans des bassins, censés retenir des particules un peu plus petites. Les plus minuscules de ces dernières sont filtrées juste après percolation au travers d’un lit de sable, en tout cas granulaire. Pour faciliter le tout, on ajoute à ce stade un produit chimique qui agrège les petites particules. Mais que devient le coagulant ?

Place ensuite à Pasteur, c’est-à-dire à la désinfection. De nouveau, on utilise du chlore ou de l’ozone. Cette partie est décisive d’un point de vue commercial, car si l’industriel venait à échouer là, il aurait des problèmes. Il s’agit en effet d’éliminer tous les germes pathogènes, ceux qui ont des effets immédiats. Ceux qui provoquent des gastro-entérites ou de simples diarrhées. Mais rassurez-vous : à condition de matraquer l’eau, les virus et bactéries trépassent. Et les intoxications aiguës sont donc rarissimes. Le reste, comme on va voir, est invisible.

Que reste-t-il, à ce moment, des pollutions qui ont dévasté l’eau de départ ? Malgré les apparences, presque tout. Des centaines, peut-être des milliers de molécules diverses contre lesquelles il faut bien tenter quelque chose. Attention, ce qui précède n’est pas d’un esprit tordu, aussi contestable soit le mien. La chimie de synthèse a bien mis sur le marché au moins 100 000 produits neufs depuis l’après-guerre. Ce n’est que grossière approximation. Nul ne sait, en vérité, sinon que ces assemblages de molécules n’avaient jusque là jamais existé sur terre. Et que leurs effets restent presque inconnus, surtout si l’on considère leurs effets de synergie incontrôlables.

Pour être encore plus clair, pensez avec moi à ce qui est utilisé dans la métallurgie, l’électrochimie, l’industrie du bois, le raffinage du sucre, les produits cosmétiques, les engrais et la chimie agricole, les combustibles, la pétrochimie, les lubrifiants et graisses, les peintures et vernis, les médicaments de toutes sortes, et cætera. Un fleuve, plutôt un océan de composés toxiques, résistants, rémanents rejoint à chaque seconde l’eau qui servira à nous abreuver.

Et voilà l’heure bénie des traitements lourds, ceux qui justifient le prix du mètre cube d’eau, et la richesse de ceux qui nous la vendent de force. Je vous fais grâce des détails techniques, qui ne sont que techniques. Dans le « meilleur » des cas, car toutes les eaux potables n’ont pas le droit aux mêmes égards, l’industrie utilise l’adsorption sur lits de charbon actif, la dénitrification par usage de résines échangeuses d’ions, et divers procédés utilisant des membranes, qui permettent de passer de l’ultrafiltration à la nanofiltration, l’osmose inverse étant encore un autre procédé.

Après un tel bombardement, il ne devrait plus rien rester. Et, d’une certaine manière, comme je vais tenter de l’expliquer, il ne reste rien. Mais pensons d’abord à ce qui subsiste. Je ne connais pas – l’ami Marc Laimé me donnera peut-être un coup de main ? – quelle est la liste des molécules recherchées in fine, juste avant la délivrance de l’eau dans le réseau de ville. Mais je sais comme tout le monde que l’on ne trouve que ce que l’on recherche. Or il est bien évident que l’on ne peut trouver la trace des milliers de saloperies différentes susceptibles d’avoir échappé au grand hachoir physico-chimique. Qui paierait la note, à supposer que ce fût possible sur le plan théorique ? Puis, comment savoir au juste ce que l’on fait en cassant d’innombrables molécules ? Je suis ignare en chimie, autant le dire, mais il me semble plus que probable que l’on crée ainsi de nouveaux composés, dont nul ne se préoccupe. Le chlore, pour ne prendre que cet exemple, ne réagirait-il pas constamment au contact des matières que les ingénieurs lui font rencontrer ?

Autre question essentielle, celle du niveau d’action des polluants de l’eau. Qui a décidé des normes, dites-moi ? Et qui les défend mordicus ? Et qui nous assure que les cocktails synergiques dont je parlais n’ont pas des effets imprévisibles ? À partir de quel nanogramme une matière a-t-elle une action ? Je sais des chimistes respectés qui pensent aujourd’hui qu’une seule molécule, je dis bien une seule, peut avoir un effet, et un effet néfaste. Alors ?

Reste ce qui, finalement, est le plus important de tout. Qu’est-ce que l’eau ? Je n’en sais strictement rien. Mais les foutus connards qui prétendent que l’on sert de l’eau au robinet n’en savent rien non plus. Moi, je vois que l’eau est vivante. Un élément vivant au centre même de l’aventure de la vie. Et de la nôtre, inutile d’y insister. Il m’arrive, je crois que les infirmiers en blouse blanche sont à la porte, je me dépêche, il m’arrive de penser que l’eau est un être vivant. Aussi bien, l’image qui me vient est celle d’un pauvre garçon que des brutes, par dizaines, passeraient à tabac pendant des heures à coups de barres de fer et de nunchakus. Et qui nous présenteraient ensuite le massacré, mort de ses blessures, en jurant la main sur le cœur : « Ecce Homo ! ». Autrement dit : « Voici l’homme ! ».

Eh bien non, voici-pas l’eau. L’eau a un cycle, fait de bienfaisance continue, d’aide sans fin à la création, de bonheur universel. Et nous osons ce qu’il faut bien appeler une profanation. Et nous osons transformer cette infinie complexité, cette grâce majeure en un bricolage technologique de plus, qui imite la merveille et, le faisant, nous humilie tous. Oui, amis lecteurs, je vous l’écris sans honte. Je me sens humilié dans la profondeur de mon être par ce que ces imbéciles font chaque matin en mon nom. Et en mon nom personnel, sans vouloir convaincre quiconque, j’ai jugé normal de rendre à l’eau l’hommage que je lui dois. Et donc de la boire dans son intégrité, certes relative.

Ne me faites pas plus niais que je ne le suis. Je suis au courant des problèmes que pose cette saloperie d’embouteillage plastique. Et je ne serais pas étonné d’apprendre l’existence de migrations entre plastique et eau. Mais. MAIS au moins, je donne une chance à cette eau-là, qui a traversé un sol forestier sur lequel on ne déverse pas de pesticides – j’ai vérifié, comptez sur moi – de me donner à moi, Fabrice Nicolino, ce qu’elle m’aurait donné si nous étions moins fous. Car nous sommes fous. Et certains soirs comme celui-là, ô ! comme je suis fatigué d’avoir à pareillement radoter. La seule voie possible, nous la connaissons tous. Ne plus polluer aucune source d’eau. Et avant cela, pour y parvenir, considérer toutes les eaux de la terre, douces ou salées, comme sacrées, intouchables. Donc décréter qu’il y a crime dès lors qu’il y a infraction. Ce qui n’arrivera que lorsque notre culture de l’eau et de la vie aura écrasé à jamais les basses valeurs industrielles de la destruction.

En attendant, l’eau, leur eau, ce qu’ils appellent l’eau est morte.

Un autre trou de mémoire (sur l’eau et l’aluminium)

Il est temps que je vous prévienne, vous les bouffeurs de curés. Je suis chroniqueur au quotidien La Croix depuis 2003, et j’en suis très heureux. J’y écris dans le supplément du mardi, Science et éthique, au rythme d’une fois toutes les six semaines, ce qui n’est pas harassant. Un grand nombre d’entre vous semble avoir regardé le documentaire Du poison dans l’eau du robinet ?, qui vient de passer sur France 3. Cela m’a rappelé quelques souvenirs. Dont la chronique qui suit, et que j’avais écrite dans La Croix du mardi 28 septembre 2004. La voici, cash.

On arrive un peu tard, après la bataille, après en tout cas l’annonce d’un vaste plan ministériel contre la maladie d’Alzheimer, cette terreur moderne. On arrive un peu tard, mais peut-être bien trop tôt quand même. Pour mieux se faire comprendre, il faut évoquer l’itinéraire saisissant d’un homme rare autant que précieux, Henri Pézerat. Qui est-il ? Un toxicologue, directeur de recherche honoraire au CNRS. Au milieu des années 1970, lorsqu’il travaillait à l’université de Jussieu, il mena un combat acharné, avec quelques autres, contre le flocage par l’amiante des bâtiments, et de proche en proche, pour l’interdiction de son usage.

Nul ne fit davantage que lui pour parvenir à ce résultat, obtenu en 1997, alors qu’on connaissait les dangers du matériau depuis des dizaines d’années. Plusieurs milliers d’hommes et de femmes continuent de mourir chaque année en France d’avoir été exposés à ce poison au cours de leur vie.Pézerat est une sorte de Juste, un homme qui a été bousculé, tout au long de sa vie, par les pouvoirs et les institutions. Et qui le leur a bien rendu. Depuis qu’il est à la retraite, il est à lui tout seul un service public. On le questionne, on le sollicite d’un peu partout. Ici – à Commentry, dans l’Allier -, un syndicat lui demande d’éclairer le mystère de 10 ouvriers d’un même atelier atteints d’un cancer rare. Là – à Vincennes – des mères de famille vivant au-dessus d’un ancien site industriel cherchent à comprendre pourquoi plusieurs enfants, parfois très jeunes, sont atteints d’affections exceptionnelles. Il répond, quand il peut, quand il sait, avec prudence, sans jamais oublier qu’il est un scientifique.

Alzheimer, donc : 800 000 personnes touchées, 165 000 nouveaux cas par an, un cataclysme sanitaire, social, psychologique. Qui ne peut, à court et moyen terme, que s’aggraver : d’ores et déjà, 30 % des plus de 90 ans sont atteints. Henri Pézerat n’est évidemment pas un spécialiste d’Alzheimer, mais il lit à peu près tout ce qui est publié dans le monde sur les liens entre contaminations au sens large et santé publique. En février 2004, il a rédigé une note de six pages qui a aussitôt été adressée à la Direction générale de la santé et à l’Institut de veille sanitaire. Restée sans réponse.

Que dit-il ? Surtout rien d’arrogant ou de définitif. Il se contente, si l’on ose dire, de rapporter une série d’études épidémiologiques, faites dans six pays différents, et qui concluent à une augmentation notable de l’incidence de la maladie d’Alzheimer quand l’eau de boisson, celle du robinet, contient trop d’aluminium.

Pas de malentendu : Pézerat ne prétend nullement que l’aluminium serait la cause d’Alzheimer. S’appuyant sur ces études, qui comportent des éléments de preuve, il signale que l’aluminium pourrait être l’un des cofacteurs de la maladie, ce qui serait déjà une nouvelle fracassante. Et il recommande en conséquence l’adoption d’une norme européenne fixant par exemple la concentration maximale d’aluminium dans l’eau de boisson à 50 µg (microgrammes) par litre. Telle était d’ailleurs la valeur guide retenue dans une directive européenne de 1980, jetée depuis aux oubliettes. Le retour à 50 µg d’aluminium par litre au maximum obligerait les deux industries concernées (celles de l’aluminium et celle de la distribution de l’eau) à de considérables efforts : une grande partie de l’eau distribuée en France dépasse largement cette limite toute théorique.

Que penser de ces menus événements invisibles ? D’abord se souvenir du tabac inoffensif, et du paisible amiante dont des générations de « communicateurs » nous parlaient jadis. Ensuite, se poser des questions, encore et toujours. C’est conforme à la science, c’est nécessaire à l’éthique.