Archives de catégorie : Industrie et propagande

Espagne, castagnettes et dominos

Après la Grèce, l’Espagne ? Je n’ai pas le temps, hélas, de rechercher quelques perles égrenées par nos économistes-en-chef, nos politiques princiers, de droite et de gauche bien sûr. Il y a une poignée d’années, l’Espagne était LE modèle que nos élites proposaient à une France jugée malade, en tout cas assoupie. Son taux de croissance faisait chavirer le cœur de tous les abrutis qui croient penser, quand ils ne font que braire. Le problème est que tout reposait sur un château de cartes, un lointain château en Espagne que personne ne possèderait un jour.

La politique criminelle des élites espagnoles tient en peu de mots : corruption de masse, destruction de la nature, délire immobilier. On a détruit là-bas ce qui restait de rivage après la stupéfiante flambée franquiste des années soixante du siècle passé. Et construit, souvent au bord de l’eau, mais aussi dans d’improbables banlieues, des milliers de programmes immobiliers qui jamais ne trouveront acquéreurs. Jamais. Certains sont achevés, mais sans aucune adduction. D’autres sont commencés, et se trouvent à divers stades. Mais le cochon de client s’est évaporé. Il s’agissait d’une chaîne de Ponzi, la même pyramide que celle qui a conduit l’escroc Madoff en taule. Tant que les gogos achètent et que d’autres gogos se lancent à leur suite, tout marche à la perfection. Mais dès que le doute s’installe, c’est l’effondrement.

Cela fait longtemps que j’ennuie mon entourage en répétant que l’Espagne est d’une fragilité de verre. On conspue aujourd’hui les gouvernements grecs dans les rues d’Athènes. Il n’est pas exclu que l’on fasse pire demain avec ceux du Parti populaire (PP) espagnol et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE). Car ils ont mené la même politique et créé les conditions du chaos. Je vous, je nous le demande : qui paiera pour ces appartements morts-nés ? Qui paiera le prix de la corruption et de la dévastation écologique ? N’oubliez pas que des banques ont massivement prêté aux margoulins pour faire leurs galipettes monétaires. Je vous l’annonce, pour le cas où vous ne le sauriez pas : celles de France sont plombées par le désastre immobilier espagnol. Pas toutes, non, et pas à la même échelle. Mais si mes informations sont bonnes, on peut s’attendre à des surprises. Et elles seront mauvaises.

Tiens, je vous remets pour le même prix un article de Planète sans visa, qui n’a, après tout, qu’un an. Il renvoie à un article qui en a deux.

Zapatero, Zapatera, socialauds d’Espagne et d’ailleurs

Je souhaite ardemment que personne ne vienne prendre leur défense, ici tout au moins. Car ailleurs, je sais combien ils sont choyés, aimés, cajolés. Madame Ségolène Royal – dite la Zapatera – ne s’est-elle pas excusée il y a quelques jours, au nom de nous tous, auprès de son si cher ami José Luis Rodríguez Zapatero, Premier ministre espagnol en titre ? Ne lui a-t-elle pas demandé de pardonner des propos prêtés à notre Sarkozy national ? Si.

Or que font donc les socialistes espagnols ? Ils détruisent avec frénésie ce qui reste de ce pays de légende. En janvier 2008, avant donc l’annonce de la crise économique que vous savez, j’ai écrit (ici) sur quoi reposait le soi-disant miracle espagnol, avec ces taux de croissance admirés d’un bout à l’autre de notre Europe si malade. Tenez, je me cite : « Du temps de Franco, vieille et sinistre baderne aux ordres du pire, le choix majeur a été de vendre le pays au tourisme de masse. Une aubaine pour les vacanciers français découvrant, dans les années 60, la défunte Costa Brava, puis le reste. Les héritiers du Caudillo, de droite d’abord, puis de gauche, ont poursuivi dans la même direction, toujours plus vite, toujours plus loin. Le Premier ministre en place, José Luis Rodríguez Zapatero, ne cesse de vanter l’état de l’économie espagnole, qui lui devrait tant. Par parenthèses, faut-il rappeler l’enthousiasme de madame Royal chaque fois que quelqu’un l’appelle la Zapatera ?

Tout est malheureusement connu, et le Parlement européen lui-même a condamné sans appel des « projets d’urbanisation massive (…) sans rapport avec les véritables besoins des villes et villages concernés », contraires « à la durabilité environnementale » et qui ont des effets « désastreux sur l’identité historique et culturelle » des lieux (www.batiweb.com). Voilà pourquoi, bien qu’aimant l’Espagne et sa langue, je mets rigoureusement dans le même sac le PSOE – parti socialiste au pouvoir – et le PP, ou Parti populaire, de droite. Plutôt, parce que j’aime profondément l’Espagne. Mais vous aurez rectifié de vous-même.

Pourquoi ce rappel ? Mais parce que les socialistes au pouvoir à Madrid s’attaquent aujourd’hui au grand joyau ornithologique de la péninsule, l’Estrémadure. Je connais ce lieu, qui est rude au regard et au corps. Froide l’hiver, brûlante l’été, la région abrite une sorte de savane arborée méditerranéenne, la dehesa. Comme un compromis entre la nature et l’homme, immémorial, sur fond de chênes verts, d’oliviers sauvages, de genêts, d’arbousiers et de troupeaux. C’est aussi le pays des oiseaux. Des grandes outardes. Des vautours fauves, moines, percnoptères. Des grues. Des oies. Des canards. L’Éstrémadure est si pauvre que les bureaucrates madrilènes l’ont laissée en paix, tout occupés qu’ils étaient à ronger les côtes sublimes du pays.

Fini. Le gouvernement vient de décider une série de mesures scélérates au dernier degré. La plus extravagante est peut-être le cadeau fait à une transnationale étasunienne, Florida Power and Light (ici), qui pourra construire deux usines solaires cette année à Casas de Hito, en Estrémadure. 600 millions d’euros d’investissement – on ne sait rien d’autres arrangements éventuels, qui peuvent se produire néanmoins – et 100 emplois à la clé. 100 emplois en échange d’un paradis des oiseaux. En 2007, on a dénombré à Casas de Hito 11 325 grues. Et sept espèces d’oies, et 140 000 canards hivernant à trois kilomètres, sur le lac de barrage de Sierra Brava. Je dois vous avouer que je n’ai pas regardé de près les dangers que feront peser sur les oiseaux sauvages ces installations. Et vous renvoie à une pétition des naturalistes espagnols de SEO (ici). Ils sont déprimés. Moi aussi.

D’autres projets simplement criminels menacent l’Estrémadure. Une raffinerie de pétrole à Tierra de Barros, des centrales électriques, des parcs éoliens lancés dans des conditions douteuses de légalité, et qui sont apparemment dangereux pour des oiseaux comme les vautours. Lesquels sont magnifiques, à la différence de ceux qui traînent dans les bureaux des promoteurs d’Ibérie comme de France.

Je vois bien que naît sous nos yeux encore ébahis un capitalisme vert censé nous clouer le bec. Si vous avez le moindre doute, jetez un œil ici, je crois que nous nous comprendrons. Eh bien ? Au risque flagrant de me répéter, il n’est pas question de considérer ces gens-là, qui incluent évidemment nos socialistes comme de vagues cousins un (long) temps égarés. Ce sont des adversaires. Ce sont des ennemis. Et je vous jure que je les exècre. Zapatero, Zapatera, toutes ces camarillas, tous ces sbires, tous ces fifres et sous-fifres, tous ces petits marquis, ces Dray, Mélenchon, Royal, Hollande, Fabius, Weber, Bartolone, Aubry, Rebsamen, Le Guen, Hamon, Delanoé, Désir, Bloche, ad nauseam. J’ai pris le parti des oiseaux et du vol libre au-dessus des cimes, celui des migrations, celui de Nils Holgersson, celui de la beauté. J’ai pris le parti du soleil, de la lune, de la pluie et des arbres. Et ce n’est pas le leur.


site canada goose pas cher fiable site canada goose pas cher fiable

Pesticide mon amour (oh oui, encore)

Vous avez vu ? Vous avez lu ? L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (Opecst) vient de publier un rapport sur les pesticides (ici). Restez avec moi jusqu’au bout de ce papier, je crois que cela mérite un quart d’heure. Je n’ai cessé de dénoncer ici même, et depuis septembre 2007, les lamentables palinodies du Grenelle de l’Environnement. Il suffit d’aller voir ce que j’ai alors écrit, quand tous les écologistes officiels criaient au triomphe et à la « révolution écologique » made in Borloo and Kosciusko-Morizet. Alors, j’étais seul. Non pas dans l’opinion vivante, je ne sais que trop – triple hourra ! – que vous existez, mais chez les journalistes, sûrement. Il serait cruel de relire aujourd’hui la prose de certains, et cela n’aurait, au reste, aucun intérêt, car les choses sont ainsi de toute éternité.

Il n’empêche que je suis tout de même soufflé par ce rapport parlementaire. En mars 2007, j’ai publié avec mon ami François Veillerette un livre qui est devenu ce qu’on appelle un best-seller (Révélations sur un scandale français, Fayard). Il contient, je le dis sans forfanterie, nombre d’informations jamais publiées. Il démontre l’extrême dangerosité des pesticides, à partir de centaines d’études publiées dans les meilleures revues scientifiques de la planète. Il rapporte l’histoire de la diffusion de ces produits en France. Il raconte comment l’industrie a pu copiner de très, très près avec l’administration française chargée des autorisations et des contrôles. Il examine en détail des affaires comme celles du Gaucho, du Régent, du chlordécone. Il cite des noms, beaucoup de noms, et d’une manière telle que nous aurions pu, François et moi, nous retrouver devant les tribunaux de la République.

Pas une fois, mais dix, mais cent fois. Or rien. Rien du tout. Aucun démenti, aucune contestation sur aucun point. Aucune réponse de l’industrie ou, tiens, de la surpuissante Direction générale de l’alimentation (DGAL) – sévèrement étrillée – et de ses dirigeants successifs. Au passage, je signale que l’Autorité européenne de sécurité des aliments (Efsa), née début 2002, est dirigée par madame Catherine Geslain-Lanéelle, qui fut la patronne de la DGAL en pleine tourmente du pesticide Gaucho, accusé de massacrer les abeilles. Ceux qui disposent d’un accès au livre pourront s’y reporter, ils ne seront pas déçus du voyage. Venons-en au rapport de l’Opecst. Il n’aurait pas été incongru d’être entendus parmi d’autres, François et moi. Car nous connaissons tous les deux, et globalement à la différence de tant de spécialistes, la question des pesticides. Mais nous avons été oubliés, comme c’est bête.

Les deux auteurs du rapport s’appellent Claude Gatignol, député UMP de la Manche, et Jean-Claude Étienne, sénateur UMP de la Marne. Ah quels cocos ! Le premier, Gatignol, a été militaire professionnel – garde-à-vous ! – et vétérinaire. Ce qui l’a nécessairement mis au contact de l’industrie de l’agriculture, pesticides compris, pendant des décennies. Est-ce un crime ? Nullement. Mais nous avons encore le droit de savoir deux ou trois bricoles, non ? Gatignol est par ailleurs un amoureux, un fervent de l’industrie nucléaire. Sa circonscription parlementaire comprend notamment la Hague, et il a milité sans aucune cesse pour que Flamanville – toujours sa circonscription – accueille le premier prototype du type EPR.

Ajoutons qu’une plainte a été déposée contre lui en 2005, au motif qu’il aurait détourné 10 000 euros du Fonds de développement économique de l’après-chantier de La Hague (FDEACH). Malgré le non-lieu de 2007 – Gatignol est donc blanchi -, le président UMP du conseil général de la Manche, Jean-François Legrand, a décidé de se mettre en congé de parti. Pour protester contre la bienveillance de l’UMP à l’endroit de Gatignol. Allez comprendre. Ultime détail : à l’automne 2008, Mediapart révélait que Gatignol acceptait des invitations à des chasses payées par l’assureur Groupama. Du lobbying ? M’enfin, voyons, cet homme est député de la République, non ?

L’autre rapporteur, Jean-Claude Étienne, est donc sénateur de la Marne. Il est lui un constant défenseur des biotechnologies et des biocarburants, cette ignominie morale. Voici ce que je lis sur son site personnel (ici) : « Lorsqu’il était premier Vice-président du Conseil régional (1996) et Président de la Commission Enseignement Supérieur, Recherche Scientifique, Vie sociale et culturelle, le Professeur Etienne a été à l’origine de nombreux programmes scientifiques appliqués au développement de l’économie ; rechercher de nouveaux débouchés alimentaires et surtout industriels permettant le maintien à très haut niveau de productivité des entreprises agricoles de la région ». Le gras est dans le texte d’origine, évidemment. J’ajoute, ce qui classe ce type au plus bas dans ma hiérarchie personnelle, qu’il recherche des débouchés « surtout industriels » à l’agriculture. Un professeur de médecine – sa profession première -, dans un monde qui compte un milliard d’affamés chroniques.

La suite. Le 21 octobre 2009, à 23 heures, parlant probablement devant trois vieillards ressemblant aux Assis de Rimbaud  – Oh ! ne les faites pas lever ! C’est le naufrage… -, il déclame :  « Aujourd’hui, on le sent avec les perspectives qui se dessinent, le monde industriel n’est plus étranger au monde de l’agriculture. Il arrive même à ceux-ci d’entrer en résonnance : on parle parfois d’agro-industrie ! Voilà que la nouvelle industrie, intimement liée à la problématique de l’agriculture, apparaît (…) Regardez la nouvelle industrie ! La chimie, par exemple, est une chimie verte. Adieu la chimie du charbon et de l’acier ! Adieu, probablement, les tours de cracking distillant du pétrole : c’est la production agricole qui sera « enfournée » dans ces nouvelles tours. On voit ainsi bouger la nature de l’industrie, qui revient vers la production agricole. La syncrétie entre les mondes agricole et industriel se trouve ainsi créée, régénérant la ruralité ». J’ai laissé les fautes de syntaxe et d’orthographe, dont je ne me sens pas responsable. Pour le reste :  tant d’inepties et d’horreur en si peu de phrases !

Ce sont ces deux hommes, croisés de l’industrie, militants de l’atome et des biocarburants, qui viennent donc de rendre public un rapport sur les pesticides qui va à l’encontre de tout ce qui se publie de sérieux sur le sujet depuis vingt ans. Ils auront même oublié en route l’expertise de l’Inra de 2005, qui pour la première fois mettait lourdement en cause ces poisons hélas certains. Mais nos deux hommes sont ailleurs, en compagnie qui sait, et notent sans état d’âme qu’ils « souhaitent rappeler les bénéfices de l’usage des pesticides et invitent les pouvoirs publics à anticiper les conséquences d’une diminution trop brutale de l’utilisation des pesticides en France ».

Encore faut-il entrer dans le détail de ce texte qui ouvre sur une forme d’aveu. Lisons ensemble une petite partie de l’introduction du rapport. Voici ce qu’ils écrivent dès la page 9, à l’entrée dans un texte de 195 pages : «  Les pesticides ont constitué un progrès considérable dans la maîtrise des ressources alimentaires. Ils ont grandement contribué à l’amélioration de la santé publique en permettant, d’une part, d’éradiquer ou de limiter la propagation de maladies parasitaires très meurtrières (lutte contre les insectes, vecteurs de ces maladies) et en garantissant, d’autre part, une production alimentaire de qualité ». C’est tout simplement extraordinaire. Avant que de développer leur « travail », ils savent. Les pesticides, c’est bon. Après une telle pétition de principe, que peut-on espérer de ce qui suit ? Exact : rien.

La suite n’est là que pour montrer tout le sérieux de l’entreprise. Et nous voici déjà rendus en page 189, pour la conclusion, dont je vous propose les premiers mots : « La mise sur le marché, au milieu du XXe siècle, de produits phytopharmaceutiques a permis aux agriculteurs de disposer de moyens efficaces et rentables pour lutter contre les diverses pressions parasitaires que subissent les cultures. L’augmentation significative des rendements des terres agricoles en résultant, bénéficie également au consommateur de produits frais ou transformés, qui se voit proposer une nourriture abondante et peu chère ». Relisons, chers lecteurs de Planète sans visa. L’introduction et la conclusion ne sont-elles pas proprement identiques ? Ite missa est. Je dirais même plus : Cum tacent, consentiunt. Ce qui veut dire : celui qui se tait consent.

PS : Pour écrire Révélations sur un scandale français, j’ai demandé et obtenu un entretien avec Jean-Charles Bocquet, directeur à Paris de l’Union des industries pour la protection des plantes (UIPP). Derrière ce gentil sigle se dissimule – mal – 98 % du chiffre d’affaires des pesticides en France. Ce charmant monsieur Bocquet m’a reçu le 30 août 2006, et après une petite heure d’entretien, il s’est levé, et m’a dit en souriant : « Vous m’excusez ? Je dois aller faire du lobbying au Sénat ».

Madame Voynet et la nouvelle bibliothèque François Mitterrand

La tête sur le billot, bien obligé, j’avoue faire partie de l’association Murs à pêche (MAP), qui tente de sauver depuis quinze ans un lieu unique, mais réellement unique (ici). Il s’agit d’un réseau branlant, au bord de la ruine définitive, de murs de pierre sèche à l’intérieur desquels on a fait pousser des fruits depuis des siècles. Les murs, mélange de plâtre, de silex, de mortier, conservaient la chaleur du jour et la restituaient la nuit à des arbres fruitiers conduits en palissage contre les parois de pierre. Une pure merveille, dont la réputation s’étendait jadis jusqu’à la table de Louis le Quatorzième. On pense que vers 1825, 15 millions de pêches étaient produites tout au long de 600 km de murs.

Et puis la terre a tourné, dans un sens bien étrange. Les murs ont rétréci à mesure que s’étendait l’aventure industrielle extrême. Je vous passe les détails, pourtant passionnants. Montreuil, longtemps ville communiste, a laissé le prodigieux héritage péricliter. Il n’est plus resté que 200 hectares, puis 100, puis à peu près 35 aujourd’hui. Très dégradés, mais aux portes de Paris. Il y a des arbres, des fleurs, des oiseaux, des murs. Encore. L’ancien maire Jean-Pierre Brard, stalinien repenti ayant maintenu des liens solides avec les communistes locaux, voulait urbaniser. Installer en place et lieu 250 pavillons. Et garder des bricoles pour le folklore. Dominique Voynet, responsable nationale des Verts, a gagné la partie en 2008, à la surprise générale. L’association MAP pensait qu’elle lancerait un vaste projet, susceptible de sauver et de magnifier cet espace extraordinaire. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Pour comprendre ce qui suit, sachez que le projet de madame Voynet prévoit de sauver environ 20 hectares des anciens murs à pêche, qui seront soumis à l’immense pression foncière, immobilière, industrielle et commerciale d’un nouveau quartier. Car tel est le projet : un nouveau quartier. Je viens de déposer sur le site de MAP (ici) l’article ci-dessous. Parce que cette affaire, qui ne fait que commencer, nous concerne tous.

—————————————————————————————————————————————–

 

Préambule : compte tenu de ce que je vais écrire, il est bon que je me présente un peu. Je suis journaliste et je connais Dominique Voynet depuis environ vingt ans. Je ne suis et n’ai jamais été de ses intimes, mais je la connais donc depuis cette date. J’ai eu souvent la dent dure contre elle, et ne le regrette pas. Mais je sais aussi que dans certaines circonstances – le sort d’un homme en prison -, lorsqu’elle était ministre, elle a su se montrer une femme digne et courageuse. J’ai voté pour elle dès le premier tour des élections municipales, et accepté de faire partie de son comité de soutien à cette occasion. Voilà. Je la connais. Je ne suis pas son ennemi. Je ne suis pas son beau miroir.

Venons-en à la très grave question de l’aménagement du quartier autour des Murs à pêche de Montreuil. On le sait, j’imagine que vous savez tous que madame Voynet a décidé la création d’un immense quartier de 200 hectares, couvrant environ le quart de la ville. Il s’agit, au sens le plus terre-à-terre de l’expression, d’un projet pharaonique. Toutes les ressources de la ville, et bien au-delà évidemment, y seront englouties pour au moins une génération. Le chiffre colossal de 2 milliards d’euros d’investissement est avancé par la ville elle-même. Il est clair, il est manifeste, il est indiscutable que Montreuil, dans l’hypothèse où ce projet verrait le jour, ne serait plus jamais la ville qu’elle a pu être. On joue là les 100 prochaines années de cette ville. Retenez ce chiffre, car il n’est pas polémique. Un projet de cette dimension décide d’à peu près tout pour 100 années. Plutôt long, non ?

Toujours plus d’habitants

Nous sommes face à une oeuvre urbaine colossale et sans précédent. Elle comprend des travaux lourds – une piscine, une médiathèque, des écoles – qui de facto formeraient une ville nouvelle. Surtout, 3 000 logements seraient construits sur place, ce qui entraînerait mécaniquement l’installation de milliers – 10 000 ? – d’habitants supplémentaires dans une ville qui en compte 102 000. Pourquoi pas, certes. Mais aussi et avant tout : pourquoi ? Cette question n’est pas même évoquée par l’équipe de madame Voynet, ce qui est tout de même très singulier. Oui, posons calmement la question suivante : pourquoi diable faudrait-il densifier encore une ville de 100 000 habitants aux portes de Paris, alors même que Montreuil est la signataire – en grandes pompes – de la charte européenne dite d’Aalborg, qui prône exactement le contraire (ici) ? Lisez ce texte limpide et magnifique, et vous m’en direz des nouvelles. Le paradoxe, qui n’est pas le dernier, est que ce texte a été signé par l’ancienne municipalité, qui en bafouait allègrement les principes. Mais voilà que la nouvelle fait de même. Étrange.

Recommençons : pourquoi ? Le seul argument que j’ai entendu est celui-ci : la demande de logements est considérable. Une telle flèche est censée foudroyer le contradicteur. Mais elle ne produit pas le moindre effet sur moi, et voici pourquoi. La question du logement se pose évidemment, ÉVIDEMMENT, au niveau de toute la région. Complexe, elle engage pour des décennies et mérite donc des discussions approfondies, des arbitrages, des péréquations. Peut-être est-il plus judicieux de bâtir en d’autres points de notre région, en fonction de paramètres sinon raisonnables, du moins rationnels ? Mais il n’y a eu aucune discussion sur le principe même de ces nouvelles constructions. Ou bien peut-être à l’abri des bureaux municipaux, à l’ancienne ?  Or, l’avenir commun se discute et se décide en commun, a fortiori quand on entend faire de la politique autrement, comme l’aura tant clamé madame Voynet au long de sa carrière.

L’aspirateur à ordures

Pourquoi ne dit-on jamais qu’il existe plusieurs milliers – on parle de 4 000 – logements inoccupés à Montreuil ? Pourquoi ne dit-on jamais la vérité sur l’état de dévastation énergétique et écologique de tant de cités populaires de la ville ? N’y a-t-il pas là de magnifiques chantiers de restauration de la vie collective, susceptibles de redonner confiance aux citoyens dans l’action politique ? Je prétends que la priorité des priorités, dans le domaine du logement, est de s’attaquer à l’amélioration de ce qui existe. Et je défie quiconque de me prouver le contraire dans une réunion publique contradictoire. Construire 3 000 logements neufs, dans ces conditions, s’appelle une fuite en avant, dans tous les domaines. Et un gaspillage monstrueux de matières premières de plus en plus précieuses. Cessons de rigoler ! Cessons de parler d’écologie du haut des tribunes avant que de recommencer les erreurs du passé. Dans le monde malade qui est le nôtre, sur cette planète surexploitée, épuisée par les activités humaines, lancer un chantier de cette taille est une très mauvaise action. Une sorte de manifeste de l’anti-écologie.

Ah ! la piscine sera « écolo » ? Ah ! les parkings seront à l’entrée du quartier ? Ah ! la collecte des déchets se fera par aspiration souterraine ? Franchement, lecteurs de bonne foi, ne voyez-vous pas qu’on vous mène en bateau ? Sous le label passe-partout d’écoquartier, qui sera bientôt aussi dévalué que celui de « développement durable », on se livre à une vulgaire manipulation des esprits. Les vrais écoquartiers, très exigeants, sont connus. C’est le cas par exemple dans la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui est aujourd’hui annoncé, qui n’est que poudre aux yeux. À Fribourg, madame Voynet, il s’agit de changer la vie quotidienne par une politique audacieuse des transports, une réduction des volumes de déchets, un usage généralisé de formes d’énergie renouvelable. À Montreuil, misère ! on cherche à nous « vendre » un système souterrain pour qu’on ne voit plus en surface nos ordures. Au fait, ce système nouveau, Veolia ou Suez ? Vous vous doutez bien qu’un investissement pareil ne saurait se faire sans l’appui de grands groupes immobiliers, aussi de gestion de l’eau et des déchets. C’est inévitable. Mais ce n’est pas en 2020 que nous avons besoin de l’ouverture franche, directe et totale du dossier, car ce sera alors trop tard. Non, c’est maintenant. Je gage que de très mauvaises surprises nous attendent au tournant. On parie ?

Le Poivron était trop vert

Reste, avant ma conclusion, la redoutable et dévastratrice – pour madame Voynet – question de la démocratie. Comment une femme écologiste ose-t-elle lancer des travaux de cette dimension sans en appeler avant tout au débat public ? Oui, comment ose-t-elle ? Quand on prétend changer le cours de l’histoire locale sans seulement consulter la population, mérite-t-on encore sa confiance ? Un projet d’une ampleur pareille ne saurait partir d’un autre point que l’examen contradictoire des besoins sociaux, culturels, écologiques de la cité. Cela n’a pas été fait. Ce qui a été fait, ce qui se fait sous nos yeux, c’est une tentative de passage en force. Comme aurait fait Jean-Pierre Brard naguère. Comme ont fait des milliers de maires dans le passé. Comme le font tous ceux qui ne croient pas à la démocratie, mais au pouvoir.

J’ai sous les yeux des articles du journal montreuillois Le Poivron, jadis animé par Patrick Petitjean, aujourd’hui maire-adjoint. Je lis dans le numéro 73, de septembre 2005, sous la plume de Petijean, et à propos de projets municipaux de bétonnage des Murs à pêche, ceci : « Les mêmes interrogations se sont fait jour au conseil municipal le 30 juin : Pourquoi, brusquement, une telle précipitation ? Pourquoi court-circuiter le débat en cours sur le Plan Local d’Urbanisme ? Pourquoi cette absence de plan global, au contraire des exigences de la procédure de classement partiel ? ». Je pourrais citer la collection complète du Poivron, qui rend hommage, au passage, à l’association dont je suis membre, MAP, présentée comme celle qui a permis le classement, in extremis, de 8 hectares des Murs. Je pourrais continuer, ad nauseam. Autres temps, autres moeurs. Comme il est simple, facile et confortable d’oublier ses promesses, n’est-ce pas ?

Au pays de la grosse tête

J’en arrive à ma conclusion. Que cherche donc madame Voynet ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas dans sa tête. Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le défunt président François Mitterrand. On s’en souvient, ce dernier avait, tel un roi républicain, voulu marquer de son empreinte le sol de cette ville éternelle qu’est Paris. D’où cette politique ruineuse de grands travaux, dont le fleuron le plus affreux est sans conteste la Très Grande Bibliothèque des quais de Seine. J’ai le pressentiment que Dominique Voynet est atteint du même syndrome mégalomaniaque, classique, ô combien !, chez nos politiques de tout bord. Elle entend décider seule, éventuellement contre tous, de l’avenir d’une ville qui nous appartient, à nous et à nos enfants. Je souhaite ardemment que Montreuil tout entière se lève pour dire NON ! Cette ville populaire, cette ville volontiers rebelle doit retrouver la fougue passée, et donner de la voix. Si les élus actuels ont oublié d’où vient leur provisoire légitimité, je pense qu’il est grand temps de le leur rappeler.

Rien n’est encore perdu. Tout peut être modifié, sauvé, changé, à la condition d’unir, loin de toute considération électoraliste. Nous verrons bien, je ne suis pas devin. Mais il serait accablant que madame Voynet reproduise, à son échelle, ce que tente Christian Blanc, le secrétaire d’État de Sarkozy, avec le Grand Paris. C’est-à-dire un projet délirant, du passé, dépassé, de métro géant – la « double rocade » -, qui ruinerait les ressources publiques de l’Île-de-France pour des dizaines d’années. Ce que nous refusons à l’un, nous devons évidemment le contester à l’autre. Nous voulons, je veux en tout cas de la discussion, de l’ouverture,  de la démocratie. Et pas un lamentable simulacre. L’urgence est de remettre tout le dossier à plat. Pour l’heure, souvenez-vous en, rien n’est fait. Et tout est possible. Même le meilleur.

Fabrice Nicolino, le 30 mars 2010

nike air max soldes pas cher nike air max soldes pas cher

Passer le Sahara dans un tamis (adage new age)

Je suis à peu près certain que la plupart d’entre vous en ont entendu parler. Une équipe américaine de la Sea Education Association (SEA) a découvert l’existence d’un continent fait de déchets, essentiellement plastiques, dans l’Atlantique (ici en français et là en anglais). Continent est certes un mot abusif pour parler d’une masse liquide, mais cela donne au moins une idée de la taille. Environ la surface de la France, de la Belgique et de la Grèce réunies. Notons avant d’oublier que l’on parle beaucoup ces derniers jours de cette dernière, mais pour des raisons plus intéressantes : comment diable ses habitants vont-ils faire pour continuer à acheter les merdes qui finiront dans l’Atlantique ?

Donc, une découverte. Faite de milliards de fragments de plastique industriel, sur dix mètres de profondeur, à moins de 1 000 km des côtes américaines. De l’autre côté, dans le Pacifique, on a trouvé dès 1997 le Trash Vortex (tourbillon d’ordures), autrement dénommé The Great Pacific Garbage Patch, pour Grande nappe de déchets du Pacifique. Je vous en avais parlé il y a deux ans (ici). Cette gentille monstruosité doit aujourd’hui dépasser la taille des États-Unis d’Amérique, qui atteignent tout de même 9 millions et 600 000 km2. Mais ce n’est qu’un début.

Autre nouvelle aussi réjouissante : la mousson d’Asie envoie dans la stratosphère l’extraordinaire pollution atmosphérique produite par les croissances chinoise et indienne. Vous avez dû entendre parler de ce miracle qui nous permet de vendre des turbines et d’acheter des ordinateurs. De vendre des centrales nucléaires et d’acheter des T-shirts. De vendre des locomotives et d’acheter des joujous. Bref, de continuer à vivre sans aucun but. Revenons à la mousson, qui est aussi une sorte de pompe surpuissante, capable de propulser l’air chargé de polluants de toutes sortes au-dessus des villes d’Asie, avant qu’il ne rencontre des courants porteurs et rapides, entre 32 et 40 km d’altitude (ici). Une fois bien installés dans ces couches de la haute atmosphère, ces masses colossales de molécules souvent redoutables circulent pendant des années au-dessus de nos têtes, mais finissent largement par retomber. Sur nous ? Pardi.

Si j’ai choisi le titre « Passer le Sahara dans un tamis », c’est grâce à Charles Moore, le navigateur qui a découvert le Trash Vortex du Pacifique en 1997. Lui ne se paie pas de mots. Il sait pertinemment qu’il est impossible de « nettoyer » les océans des épouvantables déjections que nous y rejetons chaque jour. Et sa formule me paraît pleine de bon sens : « Autant essayer de passer le Sahara au tamis ». On ne peut nettoyer, désolé. Mais on ne peut continuer bien longtemps. De même qu’on ne peut stopper les si magnifiques croissances asiatiques, même si elles s’effondreront fatalement, et bientôt probablement. Cette situation me rappelle le sort d’Antigone, cette pauvre fille d’Œdipe et de Jocaste. Quand Créon, le nouveau roi de Thèbes, lui interdit d’enterrer son frère Polynice, considéré comme un traître, elle se trouve prise dans un étau qui lui sera fatal.

D’un côté, elle doit obéir à son roi, car c’est la loi. De l’autre, elle ne peut pas abandonner la dépouille de son frère à la charogne, car elle l’aime. Que faire ? Oui, que faire dans un cas pareil ? Antigone décide finalement d’enterrer Polynice, mais Créon l’emmure vivante encore dans le tombeau des Labdacides. C’est un cas de double contrainte, bien étudié depuis par les psychologues et les psychiatres. Pour ce qui concerne la crise écologique, si manifeste, la société des hommes ne sait visiblement pas quoi faire. Il lui faudrait arrêter les frais, et tout de suite. Mais elle ne le peut pas. Je vous en préviens, les situations de double contrainte peuvent aisément conduire à la folie. Pour ma (toute petite) part, je suggère de commencer par la révolte.

PS : Amis lecteurs qui êtes en désaccord avec mes prises de position, par exemple au sujet des Verts et d’Europe Écologie, sachez que je vous comprends, en partie du moins. Mais de vous à moi, vous croyez qu’une telle stratégie, qui n’a rien donné de probant en quarante ans, est susceptible d’arrêter le nuage chinois et de réduire la taille des océans de merde plastique dont nous remplissons notre petite baignoire planétaire ?

Et si on détruisait enfin les objets ?

Certains d’entre vous ont l’air de trouver le temps long. Moi aussi, je m’empresse de l’écrire. Pas le mien, incroyablement trop court, mais celui de cette détestable société des objets, oui certes. J’avais douze ans en mai 1968, et malgré mon jeune âge, j’en ai abondamment profité. Il devait y avoir quelque chose dans l’air, qui me convenait. J’ai agi, à la mesure de mes petites forces d’alors. Circulé à bord d’un vélo prêté, sur lequel je tenais un seau de colle, brinqueballant sur le guidon. Collé des affiches appelant à la révolte. Et même, une fois, harangué une petite foule. Il existe bien encore un ou deux témoins directs, comme Alain Parienté ou Thierry Roussel. Tout cela pour dire que je suis un ancien combattant, sans aucune médaille hélas.

J’évoque 68, car il me revient ce fameux slogan écrit sur certains murs : « Cache-toi ! objet ». À cette époque, je ne comprenais pas. Il m’a fallu une bonne dizaine d’années pour entrevoir le sens possible de ces mots. Il m’arrive d’être lent, oui. Je ne prétends pas même avoir fait le tour de la question, mais voici où j’en suis. Fondamentalement, nos sociétés humaines sont devenues des machines à créer puis à vendre, à jeter enfin, et de plus en plus vite, des objets matériels. Il n’y a pas d’autre but. Il n’y a plus d’autre objectif réel que de répandre sur chacune de nos têtes des tonnes de choses diverses, rarement variées. La vie n’est-elle pas devenue synonyme de vomissement ? Je vous parle au premier degré. Ne pensez-vous pas que le monde ne fait plus que dégueuler?

Le « Cache-toi ! objet » de 68 ne voulait probablement pas dire autre chose. À force de convoiter des objets, les hommes d’il y a quarante ans devenaient peu à peu, eux-mêmes, des choses. Non plus des personnes, des êtres, des devenirs, des libertés, des sujets à la recherche d’une vie, mais des choses. Faut-il ajouter que le processus n’a pas cessé ? Et qu’il a fini par fabriquer des monstres qui nous ressemblent furieusement ? Je crois la précision inutile. Car monstres nous sommes tous, à des degrés divers peut-être, mais tous. Et quand je lis ici, quand j’entends ailleurs d’excellentes personnes me demander ce qu’on peut faire, j’ai désormais envie de répondre en deux temps. Tout d’abord par : merde ! C’est rude, oui, mais il m’arrive de l’être, et cette question lancinante, déjà posée par Anna Karina dans Pierrot le fou, de Godard (Qu’est ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire !), devrait selon moi être adressée en priorité à celui ou à celle qui la pose. Pas à celui ou à celle qui affirme qu’elle doit être posée.

Dans un deuxième temps, j’ajouterais quand même mon grain de poivre de Cayenne, car je suis incapable de me taire. Et je dirais que la première des bagarres à mener ensemble devrait viser les objets. Cette prolifération cancéreuse, pondéreuse, si coûteuse à tous égards, de produits, trucs, machins et bidules pour lesquels nous sacrifions tout, à commencer par le temps, valeur précieuse entre toutes. Je dois avouer que cette dernière phrase ne me coûte pas, car je ne possède que peu d’objets moi-même. Je m’en fous, et je n’ai aucun mérite, car je m’en fous. Je n’ai pas de télé, pas de bagnole, pas de téléphone portable, mais je dispose d’un excellent réveil à ressort qui prend dix minutes d’avance chaque jour. Il vaut mieux le savoir.

Les objets. Je demeure marqué par l’une des défaites majeures du mouvement encore en pointillé auquel j’appartiens. Je ne parle pas du mouvement écologiste, marqué, peut-être trop marqué déjà par ses innombrables collusions avec l’univers de l’industrie. Non, je ne parle pas de ce mouvement, qu’il faudra peut-être rebaptiser, mais bien plutôt d’un autre, qui se donnerait pour but de combattre la destruction. Car je dois avouer qu’au stade où je suis, je juge primordial, premier donc, d’au moins ralentir la folle machine. Pour gagner du temps, pardi ! Pour assembler nos forces. Pour conserver quelques espaces, quelques espèces sans lesquels il deviendrait inutile de se lever. Autrement dit, je crois que nous sommes dans un moment purement défensif de l’histoire de l’homme. Il s’agit de préserver ce qui peut l’être en unissant sans condition ceux qui sont d’accord sur ce programme minimum. Si nous parvenons à casser la mécanique, si nous réussissons à briser l’élan de la destruction de tout, alors nous aurons le temps, alors nous aurons conquis le droit de rêver à nouveau de l’Acadie et des phalanstères. Mais en attendant, il s’agit de résister. Et de résister aussi, AUSSI, contre nous-mêmes et notre délire de possession et d’achats compulsifs.

Désolé, je me suis perdu. Je voulais parler d’une défaite, aussi évidente qu’écrasante : le téléphone portable. Épargnez-moi, je vous prie, le laïus sur les bienfaits de l’engin. S’il vous plaît. Je m’en moque éperdument. Il y a aussi certain intérêt à la bombe thermonucléaire, aussi je vous prie de garder au chaud toute ce qui vous a décidé à acquérir ce nouvel avatar de nos fantasmes d’omniprésence et d’omnipotence. Il est le symbole même de notre crise et de sa profondeur. Car tout le monde – jusqu’au fin fond du Sud miséreux – s’est jeté sur ce que j’appelle sans détour une merde, qui légitime la totalité du système et relance à merveille sa lourde machinerie. De la même façon que l’automobile a bouleversé la planète et notre façon de l’habiter, sans jamais aucun débat sur le sens de cette aventure géante, le portable modifie jusqu’à la sociabilité des êtres humains. Sans discussion. Sans interrogation. Sans nul moyen de s’y opposer.

La critique du monde, si faible en réalité, est incapable de comprendre que les objets sont des forces matérielles qui changent la structure mentale des hommes. Tous ceux créés par la machine industrielle et capitaliste poussent dans la même direction, celle d’un individualisme exacerbé. À chacun sa chose, plus belle, plus chère, mieux décorée que celle du voisin. Sa bagnole, sa télé, son costard, son aspirateur, son four à micro-ondes, son ordinateur – j’en ai un -, ses vacances à la mer, ses enfants, ses funérailles. Nous sommes faits aux pattes, pris dans les rets, plongés corps et âme surtout dans la réification de notre vie, qui du coup n’en est plus une. Avoir dispense d’être, on apprend cela dans la moindre classe de philosophie.

Passons à la conclusion provisoire. Il n’y aura aucun ailleurs, il n’y aura aucun sursaut, il ne naîtra aucune lumière tant que notre imaginaire sera de la sorte dominé par l’objet inutile. Inutile au projet humain, mais hautement nécessaire au contraire, consubstantiel même, à la crise de la vie sur terre. Car, réfléchissons une seconde. Sans notre soif de choses, comparable à la soif de l’or et seulement à elle, comment les machines détruiraient-elles le monde ? C’est parce que nous signons chaque jour le même pacte avec le même diable que la mécanique emporte un à un tous les équilibres. Il y aurait bien une autre voie, qui organiserait enfin le grand refus, lequel commande de viser le principe de mort aujourd’hui à l’œuvre. Et donc de détruire. Car on n’y coupera pas. Ou l’on partira des besoins sociaux et des nécessités écologiques pour construire ce qui peut l’être et le mérite, ou tout sombrera. Ou l’on proclamera que le principe de la vie – celle des humains et de tous les autres – est supérieur au désir fou des individus créés par deux siècles de faux humanisme, ou l’on se retrouvera, tôt ou tard, sur le Radeau de la Méduse.

Est-il possible de concevoir une organisation sociale où les objets ne seraient jamais, JAMAIS, jetés ? Je pense que oui. Je ne développe pas ce jour, mais je répète : oui. Il est facile d’imaginer un monde où les objets seraient conçus au départ comme accompagnant  la vie entière de leurs propriétaires. Ces objets pourraient être améliorés, échangés, customisés, mais serviraient une fois pour toutes, et pour chacune des fonctions nécessaires à la vie, à une personne et une seule. De la sorte, on pourrait commencer d’entrevoir la fin du cauchemar. Il faut et il suffit de détruire l’industrie de masse. Et avant cela, et pour cela, tournebouler l’esprit des humains, qui sont bel et bien le plus grand soutien de cette entreprise d’anéantissement. C’est comme si c’était fait.