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Considérations sur l’imbécillité (en Espagne et ailleurs)

Avouons que ce papier s’adresse d’abord à ceux qui croient encore dans la politique. Je veux dire la politique ancienne, celle qui émet les signaux que nous connaissons tous, celle de madame Royal, de monsieur Sarkozy. Celle venue en droite ligne de 200 ans d’histoire tourmentée.

On le sait, ou l’on finira par le savoir, je ne porte plus guère attention aux acteurs de ce jeu de rôles, mais je ne cherche pas à convaincre. Je ne fais qu’exprimer un point de vue. Et voici pour ce jour : j’aimerais vous parler d’Andrés Martínez de Azagra Paredes. Un Espagnol. Cet ingénieur, également professeur d’hydraulique, propose un néologisme : oasificación. Pour nous, Français, ce n’est pas très difficile à comprendre : il s’agit de créer des oasis. Martínez est un homme très inquiet de l’avenir de son pays, menacé par des phénomènes de désertification dont nous n’avons pas idée. Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au delà, comme aurait dit Montaigne. Mais nous avons grand tort, en l’occurrence, de ne pas tendre l’oreille.

Martínez, en tout cas, a des solutions ( attention, en espagnol : www.oasification.com). Cela consiste, sommairement résumé, à récupérer l’eau, de pluie surtout, et à restaurer un couvert végétal là où il a disparu. En mêlant savoirs ancestraux et technologies nouvelles. J’avoue ne pas en savoir bien plus. Est-ce efficace ? Peut-être.

Mais la vraie question est autre : l’Espagne devient un désert. Bien entendu, il est plus que probable que nous ne serons plus là pour admirer le résultat final. Le processus est pourtant en route (afp.google.com) : le tiers du pays est atteint par des formes sévères de désertification, et le climat comme la flore et la faune seront bientôt – à la noble échelle du temps écologique – africains. J’ai eu le bonheur, il n’y a guère, de me balader sur les flancs de la Sierra Nevada, cette montagne andalouse au-dessus de la mer. Je me dois de rappeler que nevada veut dire enneigée. De la neige, en ce mois de novembre 2005, il n’y en avait plus.

Pourquoi cette avancée spectaculaire du désert en Europe continentale ? Je ne me hasarderai pas dans les détails, mais de nombreux spécialistes pensent que le dérèglement climatique en cours frappe davantage l’Espagne que ses voisins. Et comme le climat se dégrade aussi en Afrique, notamment du nord, il va de soi que les humains qui ont tant de mal à survivre là-bas ont tendance à se déplacer plus au nord, au risque de leur vie quand ils tentent la traversée vers les Canaries ou le continent.

Et que fait le gouvernement socialiste en place ? Eh bien, avec un courage qui frise la témérité, il vient de décider la création d’un Plan national contre la désertification. Tremblez, agents de la dégradation écologique ! Je ne vous surprendrai pas en écrivant que les choix faits depuis 50 ans n’ont jamais qu’aggravé les choses. La surexploitation des ressources en eau, la déforestation, l’agriculture intensive et l’urbanisation sont les points les plus saillants d’une politique d’autant plus efficace qu’elle est évidente, et rassemble tous les courants qui se sont succédé au pouvoir.

Du temps de Franco, vieille et sinistre baderne aux ordres du pire, le choix majeur a été de vendre le pays au tourisme de masse. Une aubaine pour les vacanciers français découvrant, dans les années 60, la défunte Costa Brava, puis le reste. Les héritiers du Caudillo, de droite d’abord, puis de gauche, ont poursuivi dans la même direction, toujours plus vite, toujours plus loin. Le Premier ministre en place, José Luis Rodríguez Zapatero, ne cesse de vanter l’état de l’économie espagnole, qui lui devrait tant. Par parenthèses, faut-il rappeler l’enthousiasme de madame Royal chaque fois que quelqu’un l’appelle la Zapatera ?

Donc, Zapatero. Il me fait penser à DSK. Ou à Moscovici. Ou à Delanoé. Ou à tout autre, cela n’a pas la moindre importance. Il se vante donc de l’état de l’économie sous son règne, espérant bien remporter les élections générales du 9 mars prochain. Comme je m’en moque bien ! Car il y a tout de même un peu plus important. Certes, le socialistes locaux ont stoppé – pour combien de temps ? – le démentiel Plan hydrologique national de la droite, qui entendait détourner une partie des eaux de l’Èbre – fleuve du Nord qui a donné son nom à la péninsule – jusque vers l’extrême sud et les côtes touristiques.

Certes. Mais la soi-disant bonne santé du pays repose, pour l’essentiel, sur la construction. Qui n’est bien entendu que destruction. Jusqu’à la crise des subprimes, ces damnés crédits immobiliers américains, l’Espagne était considérée comme un modèle (www.lemonde.fr) à suivre partout en Europe. Écoutez donc cette nouvelle chanson, dans la bouche de Patrick Artus, gourou financier bien connu : « La crise récente risque de montrer qu’il s’agissait de « faux modèles » à ne pas suivre. Que reste-t-il du dynamisme de ces pays, une fois enlevés l’expansion des services financiers et de la construction, qui y représentaient 50 % à 80 % des créations d’emplois ? ».

Zapatero est un grossier imbécile. Je vous le dis, vous pouvez le répéter. Imbécile, je pense que cela va de soi. Grossier, car dans le même temps que sa ministre de l’Environnement faisait semblant d’agir contre l’avancée du désert, on apprenait la teneur de quelques chiffres officiels. L’an passé – de juin 2006 à juin 2007 -, les mairies du littoral espagnol reconnaissaient l’existence de projets immobiliers plus nombreux que jamais. Soit 2 999 743 nouveaux logements, 202 250 lits dans l’hôtellerie, 316 terrains de golf et 112 installations portuaires avec 38 389 places neuves pour les jolis bateaux. Sans compter 90 cas de corruption établis, impliquant 350 responsables publics (attention, en espagnol : www.glocalia.com).

Tout est malheureusement connu, et le Parlement européen lui-même a condamné sans appel des « projets d’urbanisation massive (…) sans rapport avec les véritables besoins des villes et villages concernés », contraires « à la durabilité environnementale » et qui ont des effets « désastreux sur l’identité historique et culturelle » des lieux (www.batiweb.com). Voilà pourquoi, bien qu’aimant l’Espagne et sa langue, je mets rigoureusement dans le même sac le PSOE – parti socialiste au pouvoir – et le PP, ou Parti populaire, de droite. Plutôt, parce que j’aime profondément l’Espagne. Mais vous aurez rectifié de vous-même.

Le grand mage parle de 2008

On dirait que je serais le grand mage. Celui qui voit et surtout prévoit. Celui qui peut le dire. Eh bien, je peux vous dire que la presse française, en ce début d’année 2008, va découvrir la faim dans le monde, l’explosion du prix des céréales et même – je suis fou, mais tant pis – le déferlement des biocarburants.

Oui, 2008 va être une grande année. Question imbécile : pourquoi diable la presse dite sérieuse – Le Monde, Libération, Le Figaro, Le Nouvel Obs, L’Express, etc. – n’a-t-elle encore consacré aucune Une à ce qui est, d’évidence, le problème le plus dramatique du moment ? Deuxième question imbécile : pourquoi le ferait-elle maintenant ?

Étant mage, il m’est assez aisé de répondre aux deux interrogations. Mais avant cela, permettez-moi de préciser mon propos. Sur cette terre fragile et tourmentée, des hommes autant hommes que vous et moi ont les crocs. J’écris les crocs, car l’image est nécessaire. La faim, les crocs. Officiellement, ils sont 854 millions. Mais il faut ajouter une autre catégorie plus vaste, celle des humains vivant (?) avec un dollar par jour. Les estimations commencent à 1,1 milliard. Et si l’on passe à la somme rondelette de 2 dollars par jour, on atteint alors près de la moitié de la population mondiale. Entre 2,7 et 3 milliards de nos frères on ne peut plus théoriques sont dans ce cas.

Eh bien, et le mage va vous surprendre, lorsqu’on dispose d’un trésor pareil, on en consacre la plus grande part à la nourriture. Au Sénégal, qui n’est pas le pire pays de la planète, la rue dispose d’une expression claire pour désigner ce qu’est devenue la vie. Il s’agit, pour l’immense majorité de la population locale, de trouver la DQ. C’est-à-dire la dépense quotidienne. On se lève, mais sans savoir encore comment assurer la DQ. Il vaut mieux ne pas avoir la grippe, et ne parlons pas de la flemme, si douce sous nos latitudes.

Bon, la hausse vertigineuse du prix des « denrées agricoles » frappe et frappera massivement ces autres absolus que sont les pauvres du monde. Quelle est l’explication de ce tsunami social ? Selon le directeur général de la FAO, Jacques Diouf, pourtant libéral bon teint, les biocarburants sont une cause première (www.lemonde.fr). Et il annonce à nouveau des émeutes et des conflits très graves.

Revenons aux oignons du grand mage. Pourquoi ce silence quasi total de notre presse ? Je dis quasi, car il serait aisé à un contradicteur de trouver des articles épars, ici ou là. Bien entendu ! Ce qui reste indiscutable, c’est que l’opinion française est sous-informée. Considérez cela comme un euphémisme. Ne parlons pas de TF1, qui n’a pas de temps de cerveau disponible à perdre. Mais tous les autres ? Le grand mage, à la réflexion, n’a pas d’explication définitive. Mais je peux écrire sans hésitation que la presse, dans sa presque totalité, défend ardemment l’organisation générale des sociétes humaines, telles qu’elles sont. Je ne pense même pas au rachat massif des titres par la grande industrie. Je parle de la publicité, cette industrie du mensonge qui fait vivre les équipes en place.

Puis, sachez que la presse est désespérément moutonnière. TF1 regarde Le Parisien qui regarde Le Monde, éventuellement l’AFP. Tant qu’une institution ne fait pas un choix clair, les autres rédactions considèrent en général qu’il faut ne rien faire soi-même. Or Le Monde, organe central de la presse française, se tait, pour l’essentiel. Je vous dirai mon sentiment sur cet insupportable silence un autre jour, car il a aussi des causes particulières. En tout cas, Le Monde se taisant – j’utilise ce journal comme symbole du grand sérieux, mais on peut remplacer par un équivalent -, les autres ne pipent.

Cela va-t-il changer ? Oui, je le pense. Car Le Monde est très impressionné par la presse américaine, et à un moindre degré britannique. Or notre quotidien a publié hier vendredi, comme chaques semaine, une sélection d’articles du New York Times, considéré comme indépassable. Et le titre de couverture, accompagné d’une photo terrible – les mains d’un paysan égrenant les fruits d’un palmier à huile – dit à peu près tout : An Insatiable Demand.
Nul besoin de traduction.

L’article de Keith Bradsher, chef du bureau du Times à Hong Kong, est d’une clarté de cristal. Et rappelle que l’augmentation stupéfiante du prix de l’huile de palme – près de 70 % en 2007 – plonge les pauvres d’Asie dans un grand malheur, car l’huile pour eux, c’est l’alimentation de chaque jour. Or cette huile, je vous le rappelle, est massivement transformée pour produire des biocarburants, qui seront vendus surtout chez nous, au Nord.

Où en étais-je ? Même un mage peut s’égarer en route, quelle horreur ! Je reprends : la presse française, moutonnière et docile, cache pour l’heure à ses lecteurs un vrai grand drame. Je sais bien que c’est moins intéressant que le prochain disque de Carla Bruni. Mais ce n’est pas grave, car cela va changer, grâce au NYT, le Times, quoi.

Une ultime prophétie : de l’instant où la machine s’emballera, c’est à qui prétendra avoir été le plus clairvoyant. Et il ne fera pas bon, alors, rappeler que certains ont tiré la sonnette d’alarme bien avant, dans le silence et l’indifférence. Début octobre, certains le savent, j’ai publié un livre appelé La faim, la bagnole, le blé et nous. Un pamphlet contre les biocarburants. J’ai très vite convoqué une conférence de presse, car la madame qui dirige l’Ademe, agence publique que je secouais très fort dans mon livre, cette madame montrait les dents contre moi.

J’ai fourni ce jour-là quantité d’informations importantes, dont une mise en cause réitérée de l’Ademe, du ministère de l’Écologie, de M.Borloo, etc. Et ? Et à peu près rien. La presse officielle se passionnait alors pour le Grenelle de l’Environnement, et se battait pour recueillir des bribes de ce qui apparaîtrait plus tard comme insignifiant. Le grand silence est aussi un grand désert, parole de mage averti.

L’éternel retour du prince Potemkine

Grigori Alexandrovitch Potemkine, prince de son état. Vous situez ? Je vous aide un peu : il était beau, il était intelligent, et il fut amoureux. De la tsarine, Catherine II, qui le lui rendit bien. Ils furent amants jusqu’à sa mort à lui, survenue en 1791. Ah l’amour !

Potemkine adorait construire des villes. Et il en fonda plusieurs, dont Sébastopol. Mais il ne supportait pas, paraît-il, que sa belle souffre si peu que ce soit de l’affreux spectacle du monde réel. On lui attribue une trouvaille fabuleuse : la construction de faux villages sur le parcours du carrosse impérial. Derrière le rieur carton-pâte et les personnages de bande dessinée, la boue, les tas de fumier, les moujiks. D’où l’expression, parvenue jusqu’à nous, de « villages-Potemkine ».

Un village Potemkine désigne de nos jours la tentative de masquer à l’aide d’artifices, de tromper l’opinion, de la manipuler de manière qu’elle prenne des vessies pour des lanternes. Nul doute que le prince russe dispose dans nos sociétés d’une belle descendance.

Dans le domaine des villes, cher à son coeur, il faut même parler de bousculade. Mais prenons quelques exemples. Tout près de nous, Rivas-Vaciamadrid, au sud-est de Madrid. Le maire,
José Masa Díaz, vient de lancer un projet présenté comme une grande réponse collective au changement climatique. Sur 75 hectares, une ville nouvelle accueillera bientôt une cité de de l’eau et de l’énergie. Bienvenue générale au soleil, à la récupération et au recyclage, à la mobilisation écologique (attention, en espagnol : www.madridiario.es).

En Chine, les facétieux bureaucrates qui tiennent le pays depuis 1949 ont eux aussi de nobles idées. Par exemple, Dongtan, sur l’île de Chongming, au nord de Shanghaï. Superbe ! Sublime ! Cette ville nouvelle écologique devrait abriter entre 50 000 et 80 000 habitants dans un premier temps, puis jusqu’à 500 000 en 2050 (attention, en anglais : www.dongtan.biz).

Des questions ? À peine. Car tout a été prévu. Des éoliennes, des toits végétaux, des piles à combustible, des panneaux solaires, des espaces verts, des produits bio. Une société anglaise, s’inspirant directement de l’éco-quartier londonien BedZed, sera le maître d’oeuvre de l’ensemble. Admirable.

Des questions ? À peine. Des dizaines de milliards de dollars seront engloutis dans la fabrication de cette fabuleuse vitrine (Potemkine ?). Le site retenu menace sans détour une réserve naturelle essentielle à la préservation d’un des oiseaux les plus menacés au monde, la spatule à face noire. Il en resterait un millier sur terre. Puis, de l’aveu franc et massif des concepteurs, l’empreinte écologique exemplaire de ces habitants exemplaires devrait être, si tout se passe bien, de 2,2 hectares par personne. Ce qui est bien supérieur à la moyenne souhaitable pour conserver des chances d’habiter notre planète.

Mais le pompon revient sans aucun doute à l’émirat d’Abu Dhabi. Les mots manquent, fatalement. Ne sachant visiblement plus quoi faire de l’argent du pétrole, le cheikh Khalifa a décidé, dans sa simplicité coutumière, d’accorder 10 milliards d’euros à la construction de Masdar, une ville à créer en plein désert, mais pas trop loin de l’aéroport international tout de même. Preuve qu’on peut être un féodal tout en gardant le sens de l’humour : masdar veut dire source. En plein désert. Hi, hi.

Masdar, selon les plans du promoteur, anglais lui aussi, devrait compter 50 000 habitants en 2015. Il n’y aura, il n’y aurait aucune voiture, aucune émission de carbone, aucun déchet. Je n’en rajoute pas : ces « informations » sont tirés à bonne source. Du reste, il existe une photo où l’on voit George W.Bush admirant la maquette de Masdar en compagnie de Sultan Al Jaber. L’affaire est donc vraie. Au passage, et sans vouloir trop me moquer, sachez que des cours d’eau artificiels parcourront – parcourraient – les ruelles pour les rafraîchir.

Que veut prouver le cheikh Khalifa ? Mais qu’il n’est pas un bad guy, un sale type perdant l’argent qui ne lui appartient pas sur les innombrables tables de roulette du Nord. Et que représentent 10 milliards d’euros ? Quand on aime, aurait sans doute proféré le prince Potemkine, on ne compte pas. Ce qui est un rien troublant, pour un bad guy non repenti, comme moi, c’est le rôle joué par le WWF dans cette histoire.

Le WWF, officiellement, c’est l’écologie dans sa splendeur. Mais le passé de cette ONG mondiale rapporte quantité de faits curieux et désagréables, dont je m’abstiens de vous parler ce jour. Créé par des aristocrates et des grands bourgeois, le WWF s’appuie sans hésiter sur l’industrie pour se financer. Ce qu’on appelle un choix. Je connais beaucoup d’anciens du WWF et certains salariés actuels de la structure, pour lesquels j’ai une grande estime. Serge Orru, son directeur actuel en France, est un homme que j’apprécie pour de vrai.

Pourtant. Pourtant rien ne peut m’empêcher de hurler contre Jean-Paul Jeanrenaud, responsable au WWF-International des relations avec les industriels. Dans un entretien révoltant avec une journaliste du Monde (http://www.lemonde.fr), ce monsieur apporte un soutien décidé à cette ville nouvelle soi-disant écolo, plantée dans le désert de notre avenir.

Que dit-il ? Ceci, que vous jugerez : « Masdar est le signe que les dirigeants de ce monde réalisent que nos ressources ne sont pas inépuisables. C’est un projet particulièrement intéressant parce qu’il se situe dans le Golfe, qui vit du pétrole ». Je ne sais pas combien ces mots ont rapporté au WWF-International, mais j’ai dans l’idée que la somme est coquette.

Évidemment, tous ces projets, et tant d’autres qui sortiront sous peu des cartons, ne visent qu’à tromper. Shangaï, pour ne prendre que ce sinistre exemple, s’emploie du mieux qu’elle peut à détruire dans sa racine physique cet immense pays de culture et de cultures appelé la Chine. Mais les officiels pourront bientôt faire visiter Dongtan aux Sakozy, Brown ou autres Bush qui viendront y vendre leur bric-à-brac. Attendez-vous à un déferlement d’images positives.

Et quoi ? Et rien. Potemkine étant du genre mort-vivant, immortel, perpétuellement renaissant, je nous conseille de bien ouvrir les yeux et les oreilles. Amis lecteurs, quand vous monterez à bord d’un carrosse, demandez à descendre de temps à autre. Et passez de l’autre côte du décor.

Procès de l’Érika : l’impossible condamnation

L’Érika. Soyons bref. Ce pétrolier sous pavillon maltais, affrété par Total, fait naufrage au large de la Bretagne le 12 décembre 1999. Une catastrophe écologique de plus. Le procès de la marée noire, ces derniers jours, a abouti à une condamnation de 192 millions d’euros, incluant les réparations. En première instance.

Bonne nouvelle ? Oui, si nous n’avions atteint les limites physiques de la planète. Oui, si nous avions des milliers d’années devant nous. Oui, si le monde ressemblait, par son organisation et ses lois, à ce que nous connaissons en France. Et donc, non, ce n’est pas une bonne nouvelle, car elle nous fait accroire. Voici pourquoi.

Avant tout, il faut rappeler que les marées noires sont consubstantielles à la mondialisation des échanges. Sur ce front ténébreux, nous avançons, si nous avançons, à la vitesse d’un Helix pomatia, nom savant de l’escargot de Bourgogne. Je rappellerai seulement le naufrage du Torrey Canyon, le 18 mars 1967. Grand émoi sur les côtes françaises de la Manche, grands trémolos. Les premiers du genre, qui devaient servir plus tard, dans des circonstances identiques, pour le Boehlen, l’Olympic Bravery, l’Amoco Cadiz, le Gino, le Tanio, l’Érika et le Prestige. Je ne cite que nos marées noires, bien entendu.

J’ai dans mon fatras quelques discours datés, que je vous épargne volontiers. La tonalité est toujours la même : Plus jamais ça ! Plus jamais, nous sommes bien d’accord. Le procès de l’Érika ne marque nul tournant, j’en suis désolé pour nous tous. Oh, il ne fait pas de doute qu’il modifiera à la marge le comportement de certains armateurs et affréteurs. De nouvelles ruses seront imaginées. Des parades. Des montages. Des écrans. L’imagination est au pouvoir, chez ces importants personnages.

Moi, je suis en train de lire un document glaçant, Gomorra, de l’Italien Roberto Saviano (Gallimard, 21 euros). Il explore le royaume de la Camorra, à Naples et dans toute la Campanie. Avec un premier chapitre consacré au port de Naples. Je n’avais jamais rien lu de tel. C’est le tableau détaillé de l’envers du décor, qu’on soupçonne sans connaître. La plupart des marchandises qui entrent viennent de Chine, dont une fraction décisive n’est évidemment pas déclarée. L’Italie se montre étonnamment accomodante avec ces nombreux Chinois qui achètent des immeubles d’habitation avant d’en abattre les murs intérieurs, pour en faire des entrepôts.

Un autre pays, cauchemardesque, a surgi à l’arrière des transports maritimes débridés. Avec de nouveaux habitants hagards. Avec des conditions de vie et de travail qui nous feraient mourir d’effroi. Avec des camions, par milliers. Avec des rocades, par centaines. Où vont les produits ? Chez nous. Et ailleurs. Mais chez nous.

Je n’ai pas envie de vous noyer sous les chiffres. Si le coeur vous en dit, allez voir les statistiques implacables de la Cnuced (www.unctad.org). J’en extrais, un peu au hasard, deux ou trois clés. En 1970, le monde transportait officiellement 2,566 milliards de tonnes de marchandises par bateaux. En 2005, 7,11 milliards de tonnes. Rien d’autre ne compte ni ne comptera. Aucun procès, aucune tribune.

Ce monde malade ne sait plus que faire circuler des marchandises, de plus en plus souvent frelatées. Des jouets, des fruits, des chemises, des montres, une infinité de babioles et de conneries. Et du pétrole, bien entendu. Et des déchets, évidemment, dont certains sont nucléaires. Pendant ce temps, la géographie physique se maintient vaille que vaille. On ne sache pas que Ouessant ait quitté la mer d’Iroise. On ne sache pas que le détroit de Malacca, entre Malaisie et Indonésie, ait émigré vers la Patagonie. Or ce détroit concentre une part monumentale du commerce maritime mondial, avec une largeur qui, en son point le plus étroit, ne dépasse pas 2,8 kilomètres. Qui pourrait arrêter les accidents dans ces conditions ?

Au total, 50 000 navires passent là chaque année, et ce n’est pas fini. Et près du quart du trafic mondial. Et près de la moitié du pétrole consommé sur terre. Sur le continent américain, on a fait mieux encore, en lançant, en septembre 2007, des travaux herculéens pour élargir le canal de Panamá, qui ne suffit plus à la tâche. N’oubliez jamais que les marées noires ne sont qu’une faible partie des relâchers massifs de pétrole dans les eaux de nos océans. Je n’ai pas le pourcentage sous la main, mais il est dérisoire. La pollution par hydrocarbures vient surtout du mouvement quotidien des flottes de commerce. Pour gagner du temps, un euro, un dollar ou un yuan, pressés par des armateurs qui se moquent de l’avenir comme d’une guigne, la plupart des capitaines dégazent en mer, nettoient leurs cuves en mer, dégueulassent tout ce qu’ils peuvent. En mer, loin des quelques regards chargés de la surveillance, cette mission impossible.

Croyez-moi, maudissez-moi, croyez-moi et maudissez-moi si vous voulez. Le problème n’est pas dans la loi. Ni dans la responsabilité, pourtant bien réelle, de tel ou tel capitaine d’industrie. Le problème, c’est la marchandise. L’économie. Cette perpétuelle inflation de la production, pour un bonheur toujours plus douteux. Le problème, c’est cette totalité, insuppportable.

Une suite inattendue (grâce à Pierre Radanne)

Je reprends le clavier, ce 14 janvier, car mon ami Patrick m’apprend à l’instant, au téléphone, une nouvelle intéressante. Samedi, dans l’émission de Denis Cheissoux CO2 Mon amour (www.radiofrance.fr), Pierre Radanne a vanté la voiture indienne Tata, dont je viens de vous dire qu’elle annonçait un grand malheur.

Je viens d’aller écouter, et c’est consternant. Mais réellement. Je suis consterné. Qui est Pierre Radanne ? Oh, un écologiste, je dois écrire, au départ du moins. Il a animé les Amis de la Terre de Lille, dans les années 70, puis est devenu le directeur régional de l’Ademe, dans la même ville je crois. Avant de prendre la direction d’un institut spécialisé dans les questions d’énergie, l’Inestene. Entre autres, je ne me souviens pas de tout.

En résumé, Radanne, venu du monde associatif, est devenu un expert. Est-il entré chez les Verts ? Je ne le sais plus. En tout cas, en 1997, il fut directeur de cabinet adjoint de Voynet quand elle devint ministre de l’Environnement de Jospin. Et l’année suivante, patron de l’Ademe, ce qui est resté son bâton de maréchal.

Depuis quelques années, il conseille, siège, accompagne les projets de l’industrie, notamment automobile. Radanne fait du consulting. Et cela le mène fort loin sur le chemin du compromis. Jusqu’à la compromission ? Jusqu’à l’oubli des principes les plus élémentaires ?

Je crois que les choses sont plus compliquées, mais en même temps plus graves. Et pour en revenir à l’émission de Cheissoux, je trouve le propos de Radanne sur Tata ahurissant. Écoutez par vous même, vous m’en direz des nouvelles. J’insiste sur un point : selon lui, Tata est un exemple, à suivre et à dépasser. Tata, en vendant une voiture à 1700 euros pour les petits-bourgeois du Sud, comprend bien mieux le siècle en cours que des mastodontes comme PSA ou Renault.

Je l’ai entendu dire à peu près : « Je souhaite que les Chinois et les Indiens qui quittent leurs sabots et entrent dans la classe moyenne le fassent grâce à une voiture qui soit de son siècle et de sa planète ».

Permettez-moi d’être dur : je plains Pierre Radanne. Il n’a pas même saisi que son cas ressortissait au tropisme de la plupart des experts. À force de ne lire que la littérature grise des colloques et conférences sur l’énergie – durable, forcément durable -, il a perdu de vue les réalités les plus évidentes. Les limites phyiques de la planète. L’état vrai des écosystèmes de l’Inde et de la Chine. L’incroyable régression, en termes de santé, d’urbanisme, de transports, d’alimentation, que représente l’usage de la bagnole individuelle dans de tels pays.

Radanne est ailleurs, dans un territoire où je ne pourrai jamais mettre le pied. Celui des salons, celui des instituts, celui des grandes entreprises, celui des institutions. Peu à peu, comme par miracle, son point de vue s’est rapproché de celui des tenants de l’ordre en place. L’avenir ne saurait être, dans ces conditions, que la poursuite du même, avec au passage, quelques belles et nobles inventions, dont la Tata.

Que la crise globale en cours appelle des visions neuves, des approches audacieuses, des ruptures franches, ne peut désormais que gêner la marche en avant. À commencer par la sienne. Je me répète, et si l’un d’entre vous voit Pierre Radanne ces prochains jours, vous pouvez lui passer un message personnel : je le plains.