Archives de catégorie : Intellectuels

Une réponse à l’ami Jean-Loïc (sur Onfray)

Je me permets de placer ici un commentaire à propos de Michel Onfray, que j’ai durement attaqué ces derniers jours. Il vient d’un homme que j’estime et respecte au plus haut point. Il était donc inévitable que je le lise avec une attention singulière. Mais voici d’abord son texte, qui sera suivi de ma réponse.

De Jean-Loïc : Je crains que préjugés, ignorance, prénotions et amalgames gratuits, ne se multiplient dangereusement ici.

Ecrire «?vraiment rien à foutre de ce petit mec inconnu au bataillon dès que l’on quitte les rivages de l’hexagone?» ne me semble pas vraiment faire avancer les discussions (et encore moins relever le débat), surtout si l’on sait que les livres d’Onfray sont traduits en allemand, anglais, brésilien, castillan, catalan, chinois, coréen, croate, finnois, grec, hongrois, italien, japonais, néerlandais, norvégien, polonais, portugais, roumain, russe, serbe, suédois, turc et ukrainien. Alors de grâce, avant d’écrire n’importe quoi, renseignez-vous. Pourtant, cette ânerie est répétée deux fois : «?Et effectivement, dès qu’on quitte l’hexagone, personne n’en entend parler – ce qui est rassurant.?»… alors que c’est complètement faux. Là encore, siouplaît, avant de propager des contrevérités, renseignez-vous (faites par exemple une recherche sur le site du journal The Times).

Pour avoir le front de rapprocher Onfray de Luc Ferry, il me semble qu’il ne faut pas avoir lu grand chose du premier. Et le faire sans même prendre la peine d’argumenter relève du simple ragot. S’ensuit de plus un sinistre sophisme: «?La “pensée” d’Onfray est à rapprocher de celle de Luc Ferry?» (aucun argument à l’appui de cette affirmation), or Ferry fait des écologistes les héritiers du nazisme, DONC Onfray est un faux-penseur pas fréquentable.

Juger un auteur avec pour seul argument que «?43 livres, ce n’est plus de la philosophie, c’est du commerce?», c’est refuser à l’avance tout effort de compréhension. Ce serait un «?producteur de livres à la chaîne?»… Mais quel est donc ce genre d’argument ? En quoi le nombre des livres produits par un auteur invaliderait-il à priori leur contenu? Ce genre de propos risque surtout de conduire à une posture du type : Onfray a écrit trop de livres, donc ce n’est pas sérieux, donc ce n’est pas la peine de les lire, donc je ne les ai pas lus, mais n’empêche: je sais très bien ce qu’il faut en penser… excusez-moi, mais de quel côté, ici, est la manipulation?

Le meilleur est quand même l’argument consistant à dire que, pour l’instant, Onfray n’a pas encore révélé ses opinions sur la science comme solution à tous les maux, mais que lorsqu’il le fera, ce sera sûrement terrible. Dans le genre procès d’intention, on fait difficilement mieux.

Et dernier point: faire confiance à Elisabeth Roudinesco alors qu’elle répand dans les médias l’idée que le livre d’Onfray serait «?dénué de sources et de notes bibliographiques?»? Si elle avait la moindre once d’honnêteté, elle pourrait au moins reconnaître que non seulement des notes bibliographiques figurent bien dans ce livre, mais qu’elles sont assez nombreuses pour occuper les pages 581 à 599. Evidemment ce «?léger oubli?» permet à la même E. Roudinesco d’affirmer tout de go qu’Onfray a négligé «?les ouvrages consacrés à Freud depuis quarante ans?»… curieux, car dans les sources d’Onfray, j’en vois pas mal qui datent des années 2000. Après avoir constaté un tel niveau de malhonnêteté dans ce qui se présente comme une recension de livre, on ne s’étonne pas des procédés ensuite employés, notamment en dressant des caricatures d’autant plus faciles à combattre qu’elles sont réductionnistes.

Qu’on discute les thèses de Michel Onfray, qu’on relève ses erreurs, je n’ai rien là contre, mais s’il vous plaît, faites-le sérieusement.

Amitiés, Jean-Loïc.

Ma réponse

Cher Jean-Loïc,

 Il est hors de question que je reprenne à mon compte tout ce qui a pu être écrit par d’autres sur Planète sans Visa. Mais il est vrai que j’ai lancé cette discussion d’une manière malheureuse, que j’assume pleinement. J’ai en effet écrit dès mon premier article : « Je n’ai jamais lu un seul livre de Michel Onfray, et on me pardonnera donc – ou pas – cette incursion sur son territoire ». C’était malheureux, mais c’est encore bien davantage vrai.

Seulement, ai-je parlé des ouvrages d’Onfray, ou de son personnage public ? Si je me suis permis une vigoureuse  bastonnade, partant de son Freud, c’est que chacun fait exactement comme moi. Le temps des honnêtes hommes, embrassant, fût-ce de manière fantasmatique, l’ensemble du savoir humain, est définitivement achevé. On délègue par force sa confiance à qui sait mieux que soi. Celui qui nie cette évidence est un hypocrite, et je sais que tu ne l’es pas. D’autres pourront à bon droit se sentir visés.

Je n’ai pas lu Onfray, mais je fais confiance à Roudinesco, qui m’irrite souvent, fleuretant de près avec certain dogmatisme propre à ceux qui défendent l’entrée du Temple. Je lui fais confiance, car je l’ai lue, elle. Elle connaît admirablement – je répète : admirablement – l’histoire de la psychanalyse, et tous ses propos sont soumis au regard de la tribu mondiale qui défend ardemment Freud et la psychanalyse, car les deux sont constamment attaqués. La moindre sottise lui vaudrait opprobre. L’ombre d’une erreur la conduirait au supplice. Je ne veux pas dire qu’elle ne se trompe pas. Je signale qu’elle fait attention à ce qu’elle écrit. Or, tu te permets de la disqualifier, pour des raisons que tu dois connaître, mais que moi j’ignore. Tu te permets de lui dénier toute « once d’honnêteté intellectuelle ». Eh ! mais c’est très grave.

Et c’est d’autant plus grave que tu n’appuies l’accusation sur aucun élément probant. Je vois d’emblée que tu n’as pas lu tous les papiers que Roudinesco consacre au Freud d’Onfray, et je ne t’en fais évidemment pas reproche. Qui l’a fait ? Seulement, elle ne se contente pas de ce que tu énonces. Elle montre, en décortiquant le texte, qu’Onfray n’a pas eu accès à des ouvrages fondamentaux portant tant sur Freud que sur la proliférante histoire de la psychanalyse. Comment, du reste, un homme aurait-il pu s’emparer en quelques semaines ou mois d’une telle masse d’informations ? Je suis au regret de te dire que publier deux livres par an en moyenne, et parfois sur des sujets aussi essentiels que Freud, pose problème, oui.

Quand on entend descendre en flammes une telle personnalité, eh bien, oui, il vaut mieux avoir lu les livres les plus importants le concernant. Et tel n’a pas été le cas, très visiblement, d’Onfray. J’ajoute qu’une bibliographie ne signifie rien. Rien. Combien de gredins de la pensée ont-ils publié des sommes pourvues de bases bibliographiques profuses ? Ce que je crois crucial, dans cette histoire, c’est qu’une historienne, réputée à juste titre, de la psychanalyse, a mis Onfray en face d’erreurs, contre-sens et manipulations de sens divers, concordants, et finalement sans appel à mes yeux. Moi qui commence à avoir l’habitude, il m’aura suffi de lire les « réponses » d’Onfray pour être édifié. De l’art de passer à autre chose quand on ne sait pas quoi dire. Tous les politiciens de la place passent leur temps à cela.

Je pense que je n’aurais rien écrit sur Onfray si cet homme ne se réclamait avec autant de force de la  « gauche de la gauche » altermondialiste. Ce n’est pas mon parti, car je n’en ai qu’un. Mais je ne saurais oublier que cet homme influence des milliers de personnes qui se considèrent comme écologistes, de bonne foi. Or il est tout de même étrange, or il me semble insupportable qu’un tel malentendu – si c’en est un – subsiste. Car Onfray ne se cache nullement d’être un technophile militant. D’être en faveur des OGM ou du nucléaire, et d’attendre sans déplaisir le moment où il sera possible d’adjoindre à l’homme des appendices qui en feront un être neuf, bionique. Au sens premier, une chimère transhumaniste. J’y vois l’aboutissement ultime de l’idéologie du progrès, cette sainte alliance entre la raison, certaine raison, et la technique. Oui, il y a bien un fil rouge, dans l’histoire intellectuelle des deux siècles passés, qui mène droit à Onfray. Mais telle n’est pas, telle ne sera jamais ma route.

Dernier point qui me ramène à Freud. Il n’est nullement mon idole. Il n’aurait pas été mon ami. Il était farci d’idées ridicules, de son temps pardi, et il s’est trompé aussi souvent que tous ceux qui acceptent le grand pari de penser dans la liberté. Et je crois bien, par-delà tout commentaire, que Freud aura osé penser librement. Ce qui ne garantit en rien contre l’erreur, et même l’impasse. Mais pourquoi est-il si compliqué d’admettre qu’il aura contribué à entrouvrir une porte, celle de l’inconscient ? Il va de soi qu’il a vite sombré dans une mégalomanie qu’on peut et qu’on doit même trouver navrante. L’espèce humaine s’était passée d’inconscient pendant des centaines de milliers d’années, et voilà qu’un petit médecin viennois la lui servait sur un plateau. Trop fort.

Qu’il soit devenu fou de lui-même me paraît certain. Il a cru qu’il livrait les clés du royaume intérieur à toutes et tous. Qu’il était le créateur d’une science prodigieuse, capable d’expliquer les comportements les plus aberrants. Et il avait tort. Mais il a en même temps permis l’éclosion d’une pensée neuve et pénétrante, qui s’est répandu comme traînée de poudre parce que des millions d’individus souffrants l’attendaient sans le savoir. Bien entendu ! la psychanalyse est balbutiante, pleine de trous et de sottises, encombrée d’innombrables phraseurs, pour ne pas dire pis. Mais enfin, cette tentative miraculeuse n’a qu’un siècle ! Elle ne sait pas même marcher qu’on lui demande de s’attaquer à la conjecture de Fermat !

Alors arriva Onfray. Non pour critiquer ce qui est critiquable – ô combien ! – mais pour s’attaquer à la personnalité même de Freud, qu’il connaît pourtant si mal. Et pour assener que l’homme étant faible, il aurait bâti une théorie complète en ne voyant pas qu’il prenait son cas pour une généralité universelle. Et qu’en outre, ce juif aurait eu des sympathies pour le plus noir des crimes, c’est-à-dire le fascisme. Je vais te dire, Jean-Loïc : si tel était le cas, je bénirais Onfray de nous avoir éclairés sur une aussi grave supercherie. Mais peut-on écrire de telles choses sans rendre compte des si nombreuses méprises et erreurs que l’on a soi-même commises ? Peut-on dynamiter un tel héritage en torchant un livre farci d’à-peu-près ?

J’ai écrit, et je maintiens tranquillement que Michel Onfray me fait penser, par analogie, à Claude Allègre. Comme lui, il entend énoncer une « vérité » contre le reste du monde. Comme lui, il écrit des livres non étayés, comprenant bien trop d’erreurs pour rester admissibles. Et comme lui, il refuse de s’expliquer sur le détail de ce qu’on lui reproche. Le juge de paix d’Onfray est le même que celui d’Allègre. Les commentateurs pressés, surtout de radio et de télé. Les hits des chiffres de vente. Ce public frelaté qui court d’une pseudo controverse à un soi-disant déballage.

Cher Jean-Loïc, c’est ce que je souhaitais te dire en toute amitié. Bien à toi,

Fabrice Nicolino

Un mot en plus sur Onfray (sur l’autorité, 2)

Je me demande – c’est une vraie question, notez – si le cas Onfray n’a pas à voir avec le sujet abordé juste avant (Il duce ha sempre ragione). Non qu’Onfray soit un fasciste, bien entendu. Mais peut-être parce que sa séduction, son éventuel charisme semblent entraîner nombre de ses lecteurs dans un rapport de soumission. Un homme qui se prétend libertaire accepterait donc une relation toute frelatée avec ses aficionados ? Je pose la question, et je me sauve.

Voilà un homme adulé par des milliers de militants alter, qui disent rêver d’un autre monde. Et ils choisissent pour champion un défenseur des techniques les plus barbares que je connaisse. À savoir, dans le désordre de ses écrits et de ses interventions, le nucléaire, les OGM, et même les manipulations du corps humain, ouvrant la voie au transhumanisme, cette horreur parmi les horreurs.

Ultime gentillesse : je vous laisse découvrir ce que Michel Onfray voit derrière l’islam (ici). Je ne suis pas nécessairement d’accord avec le texte de Sébastien Fontenelle caché derrière le petit mot ici. Mais n’empêche. Vous qui trouvez qu’Onfray, avec sa noble pratique des universités populaires, est décidément un maître, je vous suggère de vous interroger. Il n’y a pas de mal à se faire du bien.

Michel Onfray le transhumaniste (suite de l’article précédent)

Je n’ai jamais lu un seul livre de Michel Onfray, et on me pardonnera donc – ou pas – cette incursion sur son territoire. Bon, nul n’attend par ailleurs, je l’imagine, que je dresse ici un portrait de cet écrivant si prolifique. Combien de saisissants ouvrages à son actif ? Si je ne me trompe, 43 depuis 1989, soit au moins deux par an en moyenne. C’est bien. Peut mieux faire, mais c’est bien.

Pour le reste, si j’ose évoquer ce grand auteur, c’est d’abord parce qu’il vient d’écrire un livre sur Freud. Où il présente le précurseur de la psychanalyse comme un compagnon de route du fascisme mussolinien, qui n’aurait par ailleurs jamais soigné personne. Encore moins guéri quiconque. Au reste, son « travail » relèverait d’une « hallucination collective appuyée sur une série de légendes ». Ma présentation est, je vous l’affirme, modérée au regard de ce que j’ai pu lire, ici ou là, dans les gazettes. Et là-dessus, Élisabeth Roudinesco, auteure d’une histoire de la psychanalyse en France, que j’ai lue en partie, sort un fusil-mitrailleur qui ne doit guère la quitter, et réplique partout où elle le peut (ici, entre autres).

Je n’aime guère Roudinesco, probablement parce qu’elle semble toujours être la gardienne du temple. Mais elle sait ce dont elle parle, et quand elle accuse Onfray, exemples à l’appui, de multiples erreurs et contre-sens, de raccourcis ineptes, d’accusations graves sans le moindre fondement sérieux, je vous le dis calmement : je la crois. On ne peut pas tout lire, tout ingurgiter, et il faut savoir déléguer sa confiance. Roudinesco a la mienne, et quand elle attaque Onfray, je ne peux m’empêcher de songer à ce terrible imposteur qu’est Claude Allègre, qui a truffé son dernier opus minus sur le climat de trucages et manipulations. Onfray, Allègre, même combat ? J’en jurerais.

Et voilà qui m’embête d’autant que ce “philosophe” entend incarner des combats universalistes, qu’il a soutenu la campagne Bové aux présidentielles, qu’il a écrit dans Siné-Hebdo, que tant de naïfs présentaient comme l’antidote à la soumission. Non content d’être en faveur des OGM, du nucléaire, des nanotechnologies, il paraît bien proche d’un courant que je juge pour ma part insupportable : le transhumanisme. Il s’agit d’utiliser toutes les armes de la technoscience pour « améliorer » les capacités mentales et physiques de l’homme. De le changer peu à peu en un trans-humain. En un homme au-delà de ce qu’il est. J’ai eu l’occasion de signaler la percée de ce mouvement anti-écologique radical il y a quelque chose comme huit ou neuf ans, il faudra que je retrouve mon article d’alors. Depuis, ces ennemis – je les considère comme tels – ne font qu’avancer. Pour cause : ils promettent la lune, et sous peu l’immortalité.

Quoi qu’il en soit, le succès phénoménal d’un Onfray me fait peur. Après avoir soutenu Bové et le NPA, signé donc dans Siné-Hebdo, il s’est rapproché depuis peu du Front de Gauche, avec Mélenchon et consorts. Qu’ils le gardent, notez bien. Mais il y a un mais. Jusqu’à maintenant, à quelques exceptions près tout de même, personne n’a osé appeler les choses et les gens par leur nom. Onfray n’est évidemment pas un penseur. C’est un poseur, un manipulateur hors-pair de l’univers médiatique, en dépit des apparences contraires. Faut-il ajouter qu’il n’a rien à voir avec ceux qui cherchent, de bonne foi, des solutions à la crise écologique planétaire ?

Quand le patron de Libération se lâche (Joffrin et l’écologie)

En préambule : malgré l’apparence, je crois que ce texte vaut la peine d’être lu. Oui, quand le patron du quotidien Libération livre ce qu’il a vraiment sur le cœur, cash comme certains disent désormais, il peut être intéressant de regarder d’un peu plus près. Je sais que beaucoup d’entre vous n’apprécient guère ce qu’ils jugent comme des polémiques inutiles et lassantes. Mais je suis d’un avis contraire. La pensée critique est le point de départ obligé d’un changement de direction éventuel des sociétés humaines. Il faut oser penser, fût-ce de manière approximative. Il faut oser contester le pauvre magistère qu’exercent tant de pâles étoiles intellectuelles. Il ne faut plus laisser passer l’omniprésente, l’obsédante, l’imbécile cuistrerie des défenseurs de la destruction du monde. Il faut donc ferrailler – oui, je le crois – avec un Laurent Joffrin. Bien que, et malgré tout.

Avant de vous livrer la prose de cet excellent personnage, une courte introduction me semble nécessaire. Joffrin est un archétype. On ne trouvera pas mieux pour exprimer l’esprit profond de la gauche social-démocrate de ce début de siècle. Il aura à peu près incarné toutes les faces d’un courant qui aspire à remplacer celui de notre bon souverain, Son Altesse Sérénissime Nicolas Sarkozy 1er. Oui, Joffrin a beaucoup fait tourner la roue du hamster. Vers 1975, alors qu’il a 23 ans, il est l’un des chevau-légers de Jean-Pierre Chevènement, qui incarne alors l’aile marxistoïde du parti socialiste de François Mitterrand. Ce n’est pas drôle ? Si, un peu tout de même, car Chevènement est à ce moment le plus fervent défenseur d’une alliance stratégique avec le parti stalinien de Georges Marchais. Mitterrand, qui a tant eu besoin de lui pour conquérir le PS en 1971, se méfie de sa fascination pour le « parti de la classe ouvrière », comme se désigne encore le PCF. En bref, Chevènement est un âne qui vient de faire la courte échelle à celui-là même qui veut étouffer les communistes, et qui y parviendra.

Joffrin, aidé par d’autres, dont un certain Denis Olivennes, aujourd’hui patron du Nouvel Observateur – phare incontesté de la pensée de gauche, lire ici -, mouille la chemise pour son grand homme de poche, qui dirige la tendance « de gauche » du PS, qu’on appelle le Ceres. Pourquoi réveiller de telles dépouilles ? Juste pour dire qu’il arrive à Joffrin de (lourdement) se tromper. La chimère Chevènement ayant disparu comme elle était apparue, Joffrin cesse d’être un militant et devient journaliste. En 1981, il rejoint Libération, créé en 1973 par des maoïstes. Mais si, cette engeance a elle aussi existé.

1981. L’année même d’un grand orage dans les rues de Paris, et d’une victoire électorale qui devait marquer l’échec total d’une génération politique. On commence alors, chez les anciens révoltés de pacotille, à trouver bonne mine au capitalisme multinational et même à Ronald Reagan, qui est devenu président américain après avoir fait cow-boy dans des westerns de basse série. Je ne calomnie personne, je rappelle des faits que tous ont oublié. En 1984, alors que la gauche s’est déjà couchée, qu’elle a oublié les banlieues, qu’elle laisse déferler les Tapie et le chômage de masse, Laurent Joffrin triomphe. Devenu chef du service Économie de Libération, il signe avec Serge July, dans un supplément au numéro 860 de la nouvelle formule du quotidien, un texte à proprement parler fantastique, sous le titre : « Vive la crise ! ».

Vous avez bien lu. « Vive la crise ! , ses restructurations à la hache, ses délocalisations, ses fantaisies spéculatives – déjà -, le déploiement transnational du capital, le creusement massif des inégalités. Les deux compères – l’ancien stalinien et maoïste July, l’ancien philostalinien Joffrin – précisent avec bonhomie dans leur appel : « Comme ces vieilles forteresses reléguées dans un rôle secondaire par l’évolution de l’art militaire, la masse grisâtre de l’État français ressemble de plus en plus à un château fort inutile. La vie est ailleurs, elle sourd de la crise, par l’entreprise, par l’initiative, par la communication ». Suit une émission de télé grand public, sur Antenne 2, où l’on verra Yves Montand, lui aussi ancien stalinien – décidément -, vanter les mérites du capitalisme le plus libéral qui soit. Il faut s’adapter, copiner avec ceux que l’on conspuait, réhabiliter l’argent et l’exploitation du travail d’autrui. L’air des cimes.

Vieux souvenirs ? Vieux souvenirs, oui, mais qui démontrent que l’intelligence d’un monsieur Joffrin peut aller bien loin dans la facétie. Car de vous à moi, il est manifeste que ces moments de vérité d’il y a un quart de siècle ont ouvert la voie, en grand, aux désastres financiers, mentaux, écologiques dans lesquels nous sommes par la force plongés. N’insistons pas davantage : les propos de Laurent Joffrin varient abondamment, et pourraient donner l’impression de la contradiction, de l’errance et même de la sottise la plus fate qui soit. Ouf, voici la fin d’un trop long préambule. Qui me conduit à vous faire lire, du moins je l’espère, l’éditorial signé Joffrin, et paru dans le numéro de Libération daté du vendredi  16 avril 2010. Voici :

Naïveté

Par LAURENT JOFFRIN

Choc des symboles, contradictions de la religiosité moderne… A juste titre préoccupée d’écologie et de protection de l’environnement, la conscience contemporaine avait fini, dans sa forme candide – ou extrême – à considérer la Terre comme une fragile victime de l’Homme. «Sauvez la planète» : le slogan utile comporte aussi sa part de naïveté. Ce qu’il faut sauver, en fait, ce sont les hommes menacés par la dégradation de leur environnement et non la Terre qui a survécu, telle une force indifférente, à des traumatismes autrement brutaux. Coup sur coup depuis le début de l’année, cet amendement à la vulgate planétaire est renforcé par trois chocs inégaux mais significatifs. Le séisme d’Haïti tue en quelques minutes plus de 200 000 personnes. A une tout autre échelle, mais en heurtant une région entière, la tempête Xynthia prélève un tribut douloureux. Et voici que le simple toussotement d’un volcan islandais interrompt le trafic aérien européen. Un nuage colossal surplombe le nord du continent et l’on parle déjà de pluies acides et de masques protecteurs. Quand cette éruption prendra-t-elle fin ? Personne n’en sait rien : certains volcans crachent de la fumée pendant des décennies. Dans ce cas, il faudrait entièrement repenser le trafic aérien sur l’Atlantique nord, ce qui en bouleverserait l’économie. Tout cela pour une légère fuite tellurique.

«Terre-Patrie», dit Edgar Morin. Mais aussi Terre ennemie.

Je reprends la plume. Je vous crois tout à fait capables de commenter seuls ce monument d’insignifiance. Mais je souhaite y ajouter quelques mots. Joffrin déteste en profondeur l’écologie, au sens que je donne en tout cas à ce mot. C’est-à-dire la découverte brutale de limites physiques qu’aucune aventure humaine ne pourra franchir. Lui se situe dans le monde d’avant, qui meurt, où l’homme pouvait rêvasser sur sa toute puissance. Comme il est patron de journal, comme il sait qu’une partie de son lectorat est tout de même très inquiète des destructions infligées aux écosystèmes de la planète, il commence son édito par une phrase convenue, politiquement impeccablement correcte, sur la nécessité de protéger. Mais avez-vous noté l’emploi, d’emblée, du mot religiosité ?

C’est un marqueur, qui disqualifie d’emblée ceux qu’il vise en réalité, c’est-à-dire les écologistes. Eh oui ! Dans l’esprit d’un Joffrin, défendre la vie – celle des hommes et de toutes les formes vivantes – ne peut s’apparenter qu’à la dévotion un peu niaise. Les mots sont très importants, croyez-moi. Joffrin mord à pleines dents, en mettant les mains devant sa bouche pour ne pas effrayer le chaland. Pour le reste, quoi ? Je ne goûte guère, moi-même, les appels rituels et sanglotants, entre deux petits fours au ministère de l’Écologie, à « sauver la planète ». Mais je n’y mets pas la même signification, on s’en doute, que Joffrin. Lui juge cela naïf, pour ne pas dire neuneu. Moi, j’en appelle à l’action immédiate.

Allons à l’essentiel. Que veut nous dire Joffrin en rapprochant trois manifestations concrètes – un tremblement de terre, une éruption, une tempête – de l’activité ordinaire de notre planète ? Que l’économie est à la merci d’un nuage. Et cela, même s’il ne le dit pas explicitement, lui paraît un scandale. Une abomination. Chez cet homme indécrottablement de gauche – tendance DSK et consorts -, pas touche aux affaires, à l’investissement, au profit. Time is money. Or, les avions ne pouvant décoller, on perd bel et bien un temps qui eût pu être utilisé à signer des contrats. J’en rajoute ? Certes, j’en rajoute. Mais un homme à ce point obsédé par l’économie, synonyme à mes yeux de destruction, l’aura bien cherché.

Relisons pour conclure la dernière ligne de Laurent Joffrin : « “Terre-Patrie”, dit Edgar Morin. Mais aussi Terre ennemie ». Je m’aventure un peu plus, à mes risques et périls. Je fais le pari que notre homme n’a pas ouvert le livre de Morin, écrit avec Anne Brigitte Kern (Terre-Patrie, Le Seuil, 1993). Et qu’il le cite pour le plaisir de faire un mot. S’il l’avait lu, je gage qu’il se serait abstenu d’en parler. Voyez plutôt ce que dit Morin, page 211 : « Maîtriser la nature ? L’homme est encore incapable de contrôler sa propre nature, dont la folie le pousse à maîtriser la nature en perdant la maîtrise de lui-même. Maîtriser le monde ? Mais il n’est qu’un microbe dans le gigantesque et énigmatique cosmos ». Pas si mal, si vous m’autorisez à passer après Kern et Morin.

Dernier mot. Pour Joffrin, et tout se résume à cela, la terre est une ennemie. Il la dote donc d’une forme de conscience d’elle-même. Pour le moins d’une certaine intentionnalité. Un ennemi vous « veut » du mal. On appelle cela une personnification. La terre est donc une ennemie, personnage militaire qu’il s’agit, par définition, de réduire. Ou pire encore, car sauf grave erreur, lorsqu’on combat un ennemi, c’est pour qu’il rende gorge. Pour qu’il plie, et meure si nécessaire. Voilà le point où en est rendu le patron d’un de nos derniers journaux dits « de gauche ». À considérer que la vie est un ennemi de l’homme. Eh bien, je vois le chemin qui reste à parcourir, et il serpente fort loin, au-delà même de l’horizon que je suis capable d’entrevoir. L’écologie, pour reprendre une expression chère au théoricien italien Gramsci, et que je chéris moi-même, est encore bien loin de toute « hégémonie culturelle ». Mais cela viendra. Peut-être.

Et si on détruisait enfin les objets ?

Certains d’entre vous ont l’air de trouver le temps long. Moi aussi, je m’empresse de l’écrire. Pas le mien, incroyablement trop court, mais celui de cette détestable société des objets, oui certes. J’avais douze ans en mai 1968, et malgré mon jeune âge, j’en ai abondamment profité. Il devait y avoir quelque chose dans l’air, qui me convenait. J’ai agi, à la mesure de mes petites forces d’alors. Circulé à bord d’un vélo prêté, sur lequel je tenais un seau de colle, brinqueballant sur le guidon. Collé des affiches appelant à la révolte. Et même, une fois, harangué une petite foule. Il existe bien encore un ou deux témoins directs, comme Alain Parienté ou Thierry Roussel. Tout cela pour dire que je suis un ancien combattant, sans aucune médaille hélas.

J’évoque 68, car il me revient ce fameux slogan écrit sur certains murs : « Cache-toi ! objet ». À cette époque, je ne comprenais pas. Il m’a fallu une bonne dizaine d’années pour entrevoir le sens possible de ces mots. Il m’arrive d’être lent, oui. Je ne prétends pas même avoir fait le tour de la question, mais voici où j’en suis. Fondamentalement, nos sociétés humaines sont devenues des machines à créer puis à vendre, à jeter enfin, et de plus en plus vite, des objets matériels. Il n’y a pas d’autre but. Il n’y a plus d’autre objectif réel que de répandre sur chacune de nos têtes des tonnes de choses diverses, rarement variées. La vie n’est-elle pas devenue synonyme de vomissement ? Je vous parle au premier degré. Ne pensez-vous pas que le monde ne fait plus que dégueuler?

Le « Cache-toi ! objet » de 68 ne voulait probablement pas dire autre chose. À force de convoiter des objets, les hommes d’il y a quarante ans devenaient peu à peu, eux-mêmes, des choses. Non plus des personnes, des êtres, des devenirs, des libertés, des sujets à la recherche d’une vie, mais des choses. Faut-il ajouter que le processus n’a pas cessé ? Et qu’il a fini par fabriquer des monstres qui nous ressemblent furieusement ? Je crois la précision inutile. Car monstres nous sommes tous, à des degrés divers peut-être, mais tous. Et quand je lis ici, quand j’entends ailleurs d’excellentes personnes me demander ce qu’on peut faire, j’ai désormais envie de répondre en deux temps. Tout d’abord par : merde ! C’est rude, oui, mais il m’arrive de l’être, et cette question lancinante, déjà posée par Anna Karina dans Pierrot le fou, de Godard (Qu’est ce que je peux faire ? J’sais pas quoi faire !), devrait selon moi être adressée en priorité à celui ou à celle qui la pose. Pas à celui ou à celle qui affirme qu’elle doit être posée.

Dans un deuxième temps, j’ajouterais quand même mon grain de poivre de Cayenne, car je suis incapable de me taire. Et je dirais que la première des bagarres à mener ensemble devrait viser les objets. Cette prolifération cancéreuse, pondéreuse, si coûteuse à tous égards, de produits, trucs, machins et bidules pour lesquels nous sacrifions tout, à commencer par le temps, valeur précieuse entre toutes. Je dois avouer que cette dernière phrase ne me coûte pas, car je ne possède que peu d’objets moi-même. Je m’en fous, et je n’ai aucun mérite, car je m’en fous. Je n’ai pas de télé, pas de bagnole, pas de téléphone portable, mais je dispose d’un excellent réveil à ressort qui prend dix minutes d’avance chaque jour. Il vaut mieux le savoir.

Les objets. Je demeure marqué par l’une des défaites majeures du mouvement encore en pointillé auquel j’appartiens. Je ne parle pas du mouvement écologiste, marqué, peut-être trop marqué déjà par ses innombrables collusions avec l’univers de l’industrie. Non, je ne parle pas de ce mouvement, qu’il faudra peut-être rebaptiser, mais bien plutôt d’un autre, qui se donnerait pour but de combattre la destruction. Car je dois avouer qu’au stade où je suis, je juge primordial, premier donc, d’au moins ralentir la folle machine. Pour gagner du temps, pardi ! Pour assembler nos forces. Pour conserver quelques espaces, quelques espèces sans lesquels il deviendrait inutile de se lever. Autrement dit, je crois que nous sommes dans un moment purement défensif de l’histoire de l’homme. Il s’agit de préserver ce qui peut l’être en unissant sans condition ceux qui sont d’accord sur ce programme minimum. Si nous parvenons à casser la mécanique, si nous réussissons à briser l’élan de la destruction de tout, alors nous aurons le temps, alors nous aurons conquis le droit de rêver à nouveau de l’Acadie et des phalanstères. Mais en attendant, il s’agit de résister. Et de résister aussi, AUSSI, contre nous-mêmes et notre délire de possession et d’achats compulsifs.

Désolé, je me suis perdu. Je voulais parler d’une défaite, aussi évidente qu’écrasante : le téléphone portable. Épargnez-moi, je vous prie, le laïus sur les bienfaits de l’engin. S’il vous plaît. Je m’en moque éperdument. Il y a aussi certain intérêt à la bombe thermonucléaire, aussi je vous prie de garder au chaud toute ce qui vous a décidé à acquérir ce nouvel avatar de nos fantasmes d’omniprésence et d’omnipotence. Il est le symbole même de notre crise et de sa profondeur. Car tout le monde – jusqu’au fin fond du Sud miséreux – s’est jeté sur ce que j’appelle sans détour une merde, qui légitime la totalité du système et relance à merveille sa lourde machinerie. De la même façon que l’automobile a bouleversé la planète et notre façon de l’habiter, sans jamais aucun débat sur le sens de cette aventure géante, le portable modifie jusqu’à la sociabilité des êtres humains. Sans discussion. Sans interrogation. Sans nul moyen de s’y opposer.

La critique du monde, si faible en réalité, est incapable de comprendre que les objets sont des forces matérielles qui changent la structure mentale des hommes. Tous ceux créés par la machine industrielle et capitaliste poussent dans la même direction, celle d’un individualisme exacerbé. À chacun sa chose, plus belle, plus chère, mieux décorée que celle du voisin. Sa bagnole, sa télé, son costard, son aspirateur, son four à micro-ondes, son ordinateur – j’en ai un -, ses vacances à la mer, ses enfants, ses funérailles. Nous sommes faits aux pattes, pris dans les rets, plongés corps et âme surtout dans la réification de notre vie, qui du coup n’en est plus une. Avoir dispense d’être, on apprend cela dans la moindre classe de philosophie.

Passons à la conclusion provisoire. Il n’y aura aucun ailleurs, il n’y aura aucun sursaut, il ne naîtra aucune lumière tant que notre imaginaire sera de la sorte dominé par l’objet inutile. Inutile au projet humain, mais hautement nécessaire au contraire, consubstantiel même, à la crise de la vie sur terre. Car, réfléchissons une seconde. Sans notre soif de choses, comparable à la soif de l’or et seulement à elle, comment les machines détruiraient-elles le monde ? C’est parce que nous signons chaque jour le même pacte avec le même diable que la mécanique emporte un à un tous les équilibres. Il y aurait bien une autre voie, qui organiserait enfin le grand refus, lequel commande de viser le principe de mort aujourd’hui à l’œuvre. Et donc de détruire. Car on n’y coupera pas. Ou l’on partira des besoins sociaux et des nécessités écologiques pour construire ce qui peut l’être et le mérite, ou tout sombrera. Ou l’on proclamera que le principe de la vie – celle des humains et de tous les autres – est supérieur au désir fou des individus créés par deux siècles de faux humanisme, ou l’on se retrouvera, tôt ou tard, sur le Radeau de la Méduse.

Est-il possible de concevoir une organisation sociale où les objets ne seraient jamais, JAMAIS, jetés ? Je pense que oui. Je ne développe pas ce jour, mais je répète : oui. Il est facile d’imaginer un monde où les objets seraient conçus au départ comme accompagnant  la vie entière de leurs propriétaires. Ces objets pourraient être améliorés, échangés, customisés, mais serviraient une fois pour toutes, et pour chacune des fonctions nécessaires à la vie, à une personne et une seule. De la sorte, on pourrait commencer d’entrevoir la fin du cauchemar. Il faut et il suffit de détruire l’industrie de masse. Et avant cela, et pour cela, tournebouler l’esprit des humains, qui sont bel et bien le plus grand soutien de cette entreprise d’anéantissement. C’est comme si c’était fait.