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Le jour où il aurait fallu s’arrêter

J’écoute désormais du coin de l’oreille, et continue de dormir de l’autre. À quoi bon mobiliser tout son esprit pour de telles sornettes ? Ce matin, Jacques Attali, pérorant comme à son habitude sur France-Inter. La crise économique. Les moyens d’en sortir. Les magnifiques idées qu’un magnifique penseur – lui – a imaginées dans le secret de son cerveau surdéveloppé. Etc. Ad nauseam.

On reparlera tantôt de ce grand minuscule monsieur, car le procès dit de l’Angolagate est annoncé lundi prochain, et il en sera. Je ne préjuge de rien, et c’est sincère. Je ne sais rien du dossier, sauf qu’il est infâme. Jacques Attali, Jean-Christophe Mitterrand, Jean-Charles Marchiani, Paul-Loup Sulitzer, Charles Pasqua sont poursuivis à des titres divers dans le cadre d’un présumé trafic d’armes géant à destination du président angolais Edouardo Dos Santos. Une honte absolue, qui n’a profité dans tous les cas qu’aux corrompus du parti au pouvoir, le MPLA.

Mais je voulais juste vous dire deux mots du jour où l’on aurait dû tout arrêter pour de vrai. Le krach économique, dont je ne sous-estime certes pas la puissance destructrice, n’est encore rien en face du krach écologique vers lequel nous nous précipitons avec ardeur. Il existe une ONG canadienne, Global Footprint Network, qui a mis au point un indicateur écologique frappant, c’est le moins que l’on puisse dire. Allez lire – c’est un lecteur de ce blog, salut ! – ce qu’en dit Sandro Minimo (ici). Le résumé est simple : le 23 septembre passé, nous avons dépassé la limite.

Adapté, développé à partir de la notion d’empreinte écologique, le Global Overshoot Day est le Jour du dépassement global. Entre le 1 janvier et le 23 septembre, estime Global Footprint Network, nous aurions consommé, nous les humains, tous les biens naturels que nous offre la terre chaque année. Au-delà, les « intérêts » ayant été croqués, nous dévorerions à pleines dents le « capital ». La date fatidique aurait été l’an passé le 6 octobre, et la situation ne cesserait donc de se dégrader. Selon les comptables canadiens, les activités humaines auraient commencé à dépasser les possibilités de renouvellement des écosystèmes naturels en 1986.

Je ne garantis rien de tout cela, et personne ne peut le faire sérieusement. Ce qui est certain, en revanche, c’est que la tendance lourde, et même fatale, est là. Il est évident pour quelqu’un comme moi, je dis bien évident, que nous surexploitons d’une manière folle la planète. Non parce que je serais plus malin, mais simplement – si je peux écrire de la sorte – pour la raison que je digère chaque jour des informations significatives. Et que je les organise dans un cadre de pensée différent. Profondément différent de celui où se perdent des milliers d’Attali.

Il faut sortir du cadre. Si possible ensemble.

Une réponse de Fabrice Nicolino (à Jean-Paul Besset)

(Ce texte ne se comprend sans celui qui le précède, et qui est une lettre publique adressée à l’auteur de ce blog par Jean-Paul Besset. En somme, il faut lire les deux, et même un troisième, à l’origine du tout. Si on veut. Si on peut. On a le droit de passer son tour).

Cher Jean-Paul,

Évacuons pour commencer les quelques piques que tu m’adresses, cela permettra de mieux parler du reste. Dans le texte critique que j’ai écrit sur votre initiative électorale, j’ai pris soin de ne pas viser ta personne. Je ne le regrette évidemment pas, mais je dois constater que tel n’est pas ton cas. Sous les éloges, l’allusion. Et je n’aime pas cela, je l’avoue.

Je reconnais ne pas être sûr que tu parles de moi à propos de cette « odeur des croisades et du sang » qui t’irrite tant. Mais si tel devait être le cas, tu m’auras mal lu. Très mal lu. Je me bats précisément pour éviter les croisades et le sang. Ou en limiter les horribles impacts. Et je serais étonné que tu l’ignores encore après les dizaines ou peut-être centaines d’heures d’échanges que nous avons eues ensemble.

Je pourrai continuer, car ta lettre, pardonne-moi, me paraît pleine de dépit, en partie tourné contre moi. Je ne prends qu’un exemple, un seul, car j’ai d’autres choses plus cruciales à te dire. Je serais homme à « seulement vitupérer l’époque, à dénoncer sans combattre » ? Car là, Jean-Paul, il n’y a plus de doute : c’est bien moi qui suis la cible. Eh bien, je te réponds. Deux choses. La première, c’est qu’il n’y a rien de plus urgent que de tenter de comprendre ce qui nous arrive. L’activité intellectuelle n’est pas nécessaire : elle est proprement vitale au point où nous sommes rendus. Cette activité, je la mène, publiquement et sans concessions il est vrai. Je donne des coups, il m’arrive d’en recevoir, tout est en ordre. Encore faut-il ne pas sombrer dans la ridicule opposition de pacotille entre ceux qui mettraient les mains dans le cambouis et ceux qui conserveraient leurs gants beurre frais.

J’éprouve une certaine gêne à le dire, à te le dire, mais je n’ai jamais distingué la parole de l’action. Il se trouve que je l’ai prouvé non pas une, mais cent fois et plus dans ma vie. Depuis les origines. Et même aujourd’hui, sache pour ton information visiblement défaillante que je mène des actions autres qu’intellectuelles dans les domaines qui ont de l’importance pour moi. Mais dois-je monter sur les toits avec un mégaphone pour le clamer ? Mais dois-je demander la médaille ? Mais dois-je souhaiter des applaudissements ?

Jean-Paul, je change ici de registre. Et reviens au fond de la querelle. Franchement ! Franchement, c’est tout ? Il y aurait donc des vilains qui reprocheraient aux courageux leur engagement concret ? Qui se draperaient dans leur pureté révolutionnaire pour mieux cacher leur impuissance ? Mais Jean-Paul, ta montre retarde de quelques décennies, au moins ! Nous ne sommes pas en train de revivre le schisme entre mencheviki et bolcheviki de 1903 ! Je sais, et je sais que tu le sais, qu’il n’y a pas de projet révolutionnaire existant. Aucun. Mais je sais, et tu sais que nous sommes dans une situation sans aucun précédent répertorié depuis que l’homme a commencé son aventure sur cette terre. Ce que vous proposez, avec Cohn-Bendit et Bové, c’est précisément de détourner l’énergie commune, pendant un temps immensément long – compte-tenu de l’état du monde – vers un pur et simple radotage électoral. N’y aurait-il pas, caché dans le paysage, comme l’ombre d’un problème ?

Je l’ai écrit (ici-même) : nous avons, tous, la pesante habitude de voir le présent comme l’avenir avec les yeux du passé. Les guerres sont souvent perdues parce qu’elles ne sont pas pensées d’une manière neuve et audacieuse. Or en la circonstance, nous avons le besoin foudroyant de penser le neuf, de mesurer le sens du moindre de nos actes, de relier entre eux les fils invisibles d’une crise infernale, globale, angoissante. Peut-être l’issue sera-t-elle tragique. Comme je ne suis pas devin, je ne tranche pas. Mais en tout cas, il est certain que nous devons rompre avec nos paresseuses habitudes. Et quoi de plus absurde que de rééditer – des élections européennes ! – ce qui, à l’évidence, n’aura servi à rien dans le passé ?

Vous êtes, tu es Jean-Paul, dans un remake de tout ce qui a déjà été mené depuis quarante ans. Et tu ne supportes pas qu’on vienne te le dire sans détour. Mais c’est un fait : vous avez fait un hold-up sur l’écologie en vous auto-instituant les représentants de la société au pénible Grenelle de l’automne dernier. Ce n’est pas un hasard si tu n’y consacres que de très vagues commentaires. Car en effet, après vous être emparé des chaises disponibles, vous avez transformé Borloo and co en partenaires d’une farce complète dont il n’est rien sorti. Dont il ne sortira rien, et non pas pour la raison que Borloo est ce qu’il est – il l’est, certes -, mais parce qu’on n’inverse pas des tendances historiques planétaires en se réunissant à Paris avec des gens sans aucun pouvoir sur la marche réelle du monde. Vous vous êtes copieusement assis sur ce que pourtant, en d’autres occasions, vous appelez volontiers la démocratie.

Rien n’a été discuté réellement avant. Et nul n’a osé affronter la critique après. Votre club existe parce que la pensée vraie est (presque) inexistante. Mais de grâce, Jean-Paul, ne fais pas semblant de croire que vous seriez des réformistes sincères et entreprenants. En 1928, l’écrivain roumain Panaït Istrati est en Russie soviétique, et à la différence des aveugles du moment, il voit et comprend tout. Sur place, il se plaint à ses interprètes, signale le nombre des mendiants, souvent des enfants. Alors, on lui fait cette remarque : « Mais, camarade Istrati, on ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs ! ». Et Istrati, magnifique comme si souvent dans sa courte vie : « Bon, je vois bien les oeufs cassés, mais où est l’omelette ? ».

Eh bien moi, Fabrice Nicolino ton ami, je te le demande : où sont les réformes ? Qu’avez-vous gagné à ces belles discussions de salon avec Borloo and co ? Et qu’avons-nous tous perdu, alors qu’il reste si peu de temps utile ? Je vais te dire une chose que je juge grave. Mais grave pour de vrai. J’ai honte de ce que vous n’avez pas fait. Oui, honte. Il y avait au moins un dossier où je vous attendais, où je vous espérais de toutes mes forces. C’est celui des biocarburants. Il était facile, il eût été facile de lancer l’Alliance pour la planète, Hulot et tous autres dans une bataille claire et publique, une dénonciation de ce crime contre les hommes, le climat, les forêts.

Il eût été facile de réclamer au moins, pour le moins, la fin des subventions publiques françaises à cette monstruosité. J’en aurais été fier pour notre famille écologiste. J’en ai affreusement honte, aujourd’hui que meurent des êtres, tout là-bas, où jamais les députés européens n’iront traîner leur téléphone portable. Tu vois bien, malgré cette colère qui me noue le coeur, combien je suis prêt dès maintenant et sans condition à toute action digne de ce nom. Sans attendre je ne sais quelle élucubration sur la fin du monde, dont tu sembles penser que je me délecte à l’avance.

Non, Jean-Paul, non ! Je crois les choses plus simples que cela. L’opposition, qui existe, est entre qui regarde les vieux films et qui cherche de nouvelles images. Malgré ma véhémence, que j’assume bien sûr, je sais ou crois savoir qui tu es. Un homme honnête. Un excellent homme qui croit ce qu’il dit et ce qu’il fait. Laisse-moi t’écrire que tu te trompes. Et que votre initiative malheureuse nous fait perdre du temps et de l’énergie. Quelle tristesse !

PS 1 : Je réponds rapidement à l’ajout qui figure à la fin de ta lettre. Cohn-Bendit. L’homme m’est sympathique, à la vérité. Mais le responsable politique a en effet montré un nombre incalculable de fois qu’au fond il soutenait ce monde et ses objectifs. À la marge, certes, il lui arrive de critiquer tel ou tel aspect dérisoire de la destruction de la vie sur terre. Il n’y a pas lieu, je le maintiens, de chercher parmi 10 000 propos de même nature pour confirmer une telle évidence. Et ce serait injuste ? Je préfère en rire, car j’ai besoin de détente.

PS 2 : Quant à la cantine des députés, tu m’auras une fois de plus mal compris. Mais c’est de ma faute, j’en  conviens. J’ai voulu dire, et je le redis, que tant qu’à se ridiculiser à Strasbourg, il serait préférable qu’au moins les repas y soient bons. Si tu as cru que je sous-entendais autre chose, tu t’es trompé. Je n’accuse personne d’aller à la soupe. En tout état de cause, pas toi.

PS 3 : Enfin, où as-tu pris que je considérais la politique comme une « déviation catastrophique » ? Dans ta seule tête, je le crains. La politique a un sens, qui peut être extrêmement positif, mais elle n’est qu’une petite activité des hommes. Et à elle seule, contrairement à ce que toi et d’autres semblez croire, elle ne peut en aucun cas nous permettre de faire face à une tragédie aussi multiforme que celle dans laquelle nous sommes plongés. Voilà.

Une réponse à Fabrice Nicolino (par Jean-Paul Besset)

La lettre qui suit m’a été adressée le 1er septembre à la suite d’un texte paru le 24 août 2008 sur ce blog (ici). J’y attaquais un homme qui demeure un ami, Jean-Paul Besset, devenu « bras doit » de Nicolas Hulot, et qui se présente aux prochaines élections européennes de 2009 en compagnie de Dany Cohn-Bendit, José Bové et probablement des Verts et des militants associatifs. Je publie sans problème le courrier de Jean-Paul, auquel je réponds dans la foulée (dans un article séparé), car je le crois nécessaire. Voici.

Fabrice,

Contrairement aux affidés des chapelles nombrilistes, je n’ai que peu de goût pour les déchirures ivres d’outrances et de sentences, surtout quand elles s’appliquent aux gens que je respecte pour leurs parcours et leurs convictions, et que j’aime pour ce qu’ils sont, même s’ils ne sont pas moi. Non, décidément, je n’aime pas du tout l’odeur des croisades et du sang dont parfois des plumes alertes se laissent aller à tracer le chemin.

Il y a manifestement désaccord entre nous, Fabrice, et ce n’est pas la fin du monde. Identifions-le calmement si tu veux bien, comme une différence plutôt que de l’ériger en frontière du bien et du mal.

Le désaccord tient à la chose « politique » et, comme nous le savons tous les deux, il ne date pas d’aujourd’hui.

Tu considères « cette petite activité des humains que l’on appelle la politique » comme une déviation catastrophique. Pourquoi ? Parce que la politique, ses stupres et ses lucres, détournerait les peuples de la prise de conscience et, pardi, de la révolte. C’est un point de vue que les grands nihilistes de l’histoire ont brillamment exprimé du fond douillet de leur cabinet.

Je pense exactement le contraire: malgré les faiblesses et les ridicules qui s’attachent à toute entreprise humaine, l’action politique constitue la meilleure forme que la civilisation a su mettre en oeuvre pour s’arracher collectivement aux diktats du malheur. Qu’elle produise parfois des monstres et qu’elle conduise souvent à des impasses, je te le concède aisément mais, à ma connaissance, on n’a pas mieux en magasin: elle demeure une voie incontournable de cheminement et de décision démocratique.

C’est un chemin inconfortable, difficile, instable, qui s’applique à une réalité non rectiligne, faite d’aspérités, et qui, de surcroît, se parcourt avec des gens réellement existant, donc imparfaits. C’est à ce fil du rasoir auquel, petits pas après petits pas, je me consacre depuis quelques temps, auprès de Hulot, des associations, des négociateurs du Grenelle de l’environnement, et maintenant auprès des promoteurs d’un rassemblement des écologistes pour les élections européennes, espérant que celui-ci produira un sursaut bénéfique dans les consciences. On peut s’en gausser et trouver que ça manque de panache révolutionnaire mais j’ai la « naïveté » de croire que ces récentes actions – éminemment politiques même si elles sont non affiliées -, dont je ne suis qu’un modeste artisan, ont permis quelque peu de faire bouger les lignes au sein de la société. Et qu’il est temps de traduire politiquement cette avancée, de l’introduire électoralement dans le champ des rapports de force idéologiques et sociaux.

Car vois-tu Fabrice, je suis comme toi obsédé par la menace d’effondrement qui pèse sur notre communauté humaine. Alors je cherche, avec d’autres, avec des milliers d’autres qui se retroussent les manches et qui vont au cambouis (je sais que tu en connais plusieurs et que tu ne les méprises pas), à ouvrir des pistes, à créer des issues, à rassembler des énergies. Je ne suis sûr de rien, peut-être tout cela est-il vain, mais, en conscience, je ne peux me résoudre à seulement vitupérer l’époque, à dénoncer sans combattre.

Sinon quoi ? Attendre avec gourmandise le chaos final ? Déconsidérer systématiquement toute démarche transitoire, réformiste, au nom du grand tout qui n’aura jamais lieu ? Espérer la révolte massive qui balaiera miraculeusement le vieux monde ? Et, pour patienter et s’occuper un peu, trier les bons des méchants, dresser la liste des traîtres et des renégats ?

Tu as choisi la voie de la vigilance critique et tu l’exerces avec force. Tes deux derniers ouvrages sur les pesticides et les agro carburants sont d’une formidable utilité publique. Nous avons besoin de gens comme toi, de leur intelligence de la vie, de leur sensibilité aux autres, de leur talent acide. Il faut écrire des livres, ouvrir des blogs, mener la bataille intellectuelle. Sans doute l’action politique est-elle moins flamboyante et plus perturbante, avec ses compromis face à la complexité des choses, en prise aux heurts du réel. Mais est-ce seulement avec le Verbe que l’on « renversera la table » ?

Fabrice, je te le dis très amicalement: de la vigilance critique à la posture de l’imprécateur, il n’y a qu’un pas qu’il me serait insupportable de te voir franchir. Même si tu nous malmènes, ta place est parmi nous, dans le corps à corps avec la société, pas au tribunal dans le rôle autoproclamé du procureur.

Jean-Paul Besset

Deux remarques subsidiaires qui devraient t’alerter: primo, ta charge contre Daniel Cohn-Bendit est injuste, comment peut-on exécuter qui que ce soit avec cette phrase stupéfiante: « les preuves en sont si massives que je ne les cherche pas ». Secundo, le sous-entendu sur la bonne soupe des cantines bruxelloises vers laquelle se précipiteraient les (potentiels) élus écolos est indigne de toi.

BHL, Roger Anet, la Côte d’Ivoire (une salade au jatropha)

Un pays peut disparaître. Si, je vous jure bien. Ou en tout cas changer si totalement qu’il est devenu autre. Je connais un homme que j’estime au plus haut point, Pierre Pfeffer. C’est à mes yeux un grand naturaliste, spécialiste notamment de l’éléphant, anciennement attaché au Muséum national d’histoire naturelle. Il y a quelque chose entre lui et moi, qu’il est malaisé de définir. Nous ne nous voyons pas, ou plutôt, quand nous nous voyons, nous sommes contents.

Pfeffer a eu un destin que je ne peux raconter, sauf sur le point suivant. Après guerre, jeune, aventureux, il est parti en Afrique en bateau, et s’est retrouvé vivre dans un village forestier de Côte d’Ivoire, partie de ce qu’on appelait alors l’Afrique occidentale française (AOF). Là, il servait de tireur appointé, chargé d’abattre dans les environs les éléphants énervés ou franchement misanthropes. Ce qui ne l’a jamais empêché d’être leur défenseur acharné, hier comme aujourd’hui. Il était un sniper, qualité qu’il avait déployée contre la soldatesque allemande et nazie, dans la Résistance.

Pour en avoir discuté avec lui, je peux vous dire ce que tous les connaisseurs savent : il y a cinquante ans, la Côte d’Ivoire était couverte d’une splendide forêt tropicale. Primaire, bruyante, habitée par quelques hommes et quantité de bêtes. Les chiffres varient beaucoup, car nul ne ait jamais de quoi l’on parle réellement. Une forêt primaire n’est pas une forêt secondaire, qui elle-même ne ressemble pas à ces horribles zones surexploitées où ne subsistent que quelques arbres.

Il est probable qu’en 1900, la Côte d’Ivoire comptait 16 millions d’hectares de vraie forêt. Soit plus de la moitié de la surface totale du pays. Il n’y en aurait plus que 3 millions. Peut-être moins de deux. Et le massacre continue.  Je vous signale au passage que cette déforestation doit beaucoup à un certain André Lévy, patron-fondateur de la Becob en 1946. La Becob, qui emploiera plus tard le chroniqueur bien connu Guy Carlier, a fait fortune en détruisant la forêt. Officier de l’ordre national ivoirien pour services rendus – mais à qui ? -, André Lévy était le papa de Bernard-Henri Lévy, spécialiste des droits de l’homme, tels que vus de Saint-Paul de Vence. Ce dernier vit donc des rentes de cette noble activité, et s’en va répétant à quel point les méchants ne sont pas de gentils garçons. Sauf l’ami Lagardère (défunt). Sauf l’ami Pinault (vivant).

Comme on ne se refait pas, ce qui précède n’était qu’une introduction. J’exagère, ce me semble. Je voulais vous signaler dans ce long préambule que la Côte d’Ivoire, concédée à Félix Houphouët-Boigny par la France coloniale, est l’archétype du pays à la botte. Houphouët, ministre d’État français dès juin 1957, sous la Quatrième République, grand ami d’un certain François Mitterrand, a refusé l’indépendance de son pays jusqu’au moment fatal où il a dû l’accepter. Mais à contrecoeur, croyez-moi !

Dans ce pays soumis, deux cultures d’exportation ont permis de payer les fonctionnaires locaux et d’engraisser jusqu’à l’indécence le clan au pouvoir après « l’indépendance » de 1960 : la cacao et le café. Inutile de préciser que le tout était entre les mains d’industriels de chez nous. Pendant des décennies, la propagande a présenté ce pays comme une réussite exemplaire, un pôle de stabilité au milieu d’un continent chaotique. La preuve que tout restait possible à qui courbait l’échine dans les plantations destinées au Nord.

Houphouët, toujours aussi sympathique, a fini par transformer son village natal de Yamoussoukro, situé à 240 km au nord d’Abidjan, en capitale administrative. C’est joyeux. On y a bâti avec l’argent de la corruption un Institut polytechnique, un aéroport international, et surtout la basilique Notre-Dame de la Paix. Entre 1985 et 1989, la société française Dumez y a réalisé une superbe affaire, car cette chose est une réplique en béton de Saint-Pierre de Rome. Le dôme pourrait contenir sans problème Notre-Dame de Paris. Et ne parlons pas du prix, cela serait insultant pour les mânes d’Houphouët. 250 millions d’euros ? 300 ?

Dans ces conditions, on s’étonnerait presque que la guerre civile, commencée en 2002, n’ait pas débuté bien plus tôt. Mais elle est là, aujourd’hui, divisant la zone tenue par Abidjan au sud, et celle aux mains de Bouaké, la ville du nord. Bouaké ! Voilà où je voulais en venir. Un excellent homme, Français d’origine ivoirienne – un petit Houphouët, quoi -, est le président des anciens élèves du lycée municipal de Bouaké. Il s’appelle Roger Anet, et vit en France tant qu’il n’a pas de belles affaires à monter là-bas, en Côte d’Ivoire. Or c’est le cas en ce moment.

Anet a créé une société pleine d’allant qui s’appelle Jatroci (Jatropha alternatifs tropicaux Côte d’Ivoire). Son but unique : planter massivement du jatropha dans le pays, pour en faire un biocarburant. Le jatropha, dont l’huile n’est pas alimentaire, a peu d’exigences écologiques et parvient à se satisfaire de conditions climatiques semi-arides. Les promoteurs des biocarburants actuels le vantent comme un miracle.

Anet aussi. À ce stade, fascinant, deux informations circulent. Selon l’AFP (ici), l’entreprise Jatroci a « déjà planté 5.000 ha de jatropha dans les régions de Toumodi, Taabo et Dimbokro (centre de la Côte d’Ivoire), dont 100 ha servant de banques semencières ». Et 100 000 hectares de plus seraient convoités. Mais d’après le quotidien d’Abidjan Fraternité Matin (ici), pour l’essentiel, rien n’est fait encore. Il n’importe : M. Anet ne semble pas né de la dernière pluie, et il réussira certainement.

Au-delà des ces menues contradictions, je me dis, je vous dis que tout est possible. Oui, on peut, avec l’entregent voulu – à vous d’imaginer, sans que j’insiste – arriver dans un pays ruiné et dévasté, et lancer ex nihilo, sans aucune étude préalable, la culture d’une plante venue d’Amérique latine, que beaucoup de spécialistes jugent invasive. Car elle peut s’échapper, proliférer, menacer la flore locale et d’autres cultures, y compris vivrières. Laissez-moi vous citer un extrait d’une dépêche consacrée à une réunion scientifique importante, qui s’est tenue à Bonn en mai dernier (ici) : « A l’heure où l’Union européenne veut imposer 10 % de biocarburant dans les transports, un nouveau rapport apporte un argument supplémentaire aux opposants à ce projet. En effet, à l’occasion de la conférence sur la biodiversité de Bonn, en Allemagne, le Programme Mondial sur les Espèces Invasives (GISP) a présenté une analyse du niveau de risque, en tant qu’espèce invasive potentielle, de l’ensemble des plantes qui sont actuellement utilisées ou pressenties pour produire des agro-carburants.
Sur les 70 plantes recensées, 59 sont considérées comme envahissantes (elles croissent vite et se multiplient facilement) si elles sont introduites dans de nouveaux habitats, 2 le sont très faiblement tandis que 9 ne présentent pas de risque particulier. Or, selon le GISP, peu de pays ont mis en place des procédures appropriées pour évaluer le risque potentiel, et limiter les dégâts si nécessaire.
Pourtant, pour Sarah Simmons, directrice du GISP, les plantes invasives ‘…sont l’une des principales causes de la perte de biodiversité et constituent une menace pour le bien-être et la santé humaine’. Aussi, le GISP appelle les pays à évaluer les risques avant de se lancer dans la culture de nouvelles variétés et à utiliser des espèces à faible niveau de risque »
.

Dans cet autre extrait, tiré d’un bon article du New York Times, (ici), traduit par mes soins, on lit ceci : «Le jatropha, qui est la petite chérie des promoteurs de biocarburants de deuxième génération, est désormais largement cultivé dans l’est de l’Afrique, dans de toutes nouvelles plantations pour biocarburants. Mais le jatropha a été récemment interdit par deux États d’Australie parce qu’il est une espèce invasive. Si le jatropha, qui un poison, envahit les champs et las pâturages, il pourrait être désastreux pour l’accès local à la nourriture sur le continent africain ».

J’ajoute que ce toxique secrète un vrai poison, dangereux pour les animaux. Mais pensez-vous que de si menus questionnements vont arrêter la main du commerce ? Croyez-vous naïvement qu’après avoir détruit un pays entier à la racine, les marchands vont faire la pause sur le bord de la route, et réfléchir ne serait-ce qu’une seconde aux conséquences de leurs actes ? Ce serait bien mal les connaître. Tout merde ? Alors, accélérons, et tentons d’éviter les éclaboussures.

La prochaine fois que vous entendrez parler de la Côte d’Ivoire à la télé, ayez une pensée pour Roger Anet. Et pour ce grand philosophe éternel appelé Bernard-Henri Lévy.

40 ans mais plus toutes ses dents (suite)

C’est donc une suite, d’un article publié ici il y a une huitaine. Un grand merci à tous ceux qui ont aidé à le diffuser. D’après les échos que j’en reçois (un salut particulier à Nicolas Van Ingen), il ne laisse pas indifférent. Et même les coups de griffe (eh, Bernadette !) m’intéressent et me font réfléchir, ce qui reste un bonheur complet.

Avant de vous dire quelques mots sur le fond, laissez-moi noter ce point évident : la critique en ennuie plus d’un(e). Je suis membre de Bretagne Vivante, elle-même association de France Nature Environnement (FNE), depuis des lustres. Il faudrait que je cherche. Des lustres. Ma mise en cause de FNE et d’autres groupes vient donc de l’intérieur, et demeure bienveillante. Je réaffirme dans mon texte que je fais partie de la famille. Je nous invite tous à un sursaut.

Malgré cela, aux yeux de certains, mon propos déraille. Parce qu’il ne faudrait pas cracher dans la soupe, parce que les valeureux qui ont monté des associations il y a près de quarante ans mériteraient surtout des compliments et des encouragements, etc.

Mais je m’en fous, moi, des mérites accumulés et des médailles accrochées au revers de la veste. Je reconnais tout ce qu’on voudra, sans l’ombre d’un problème, mais au-delà des bravos préenregistrés, je m’en fous radicalement. Je sais qu’un mouvement important a été créé voici quarante ans, mais je vois qu’il a échoué. Tout va infiniment plus mal, et pas un des anciens pionniers ne se lève pour dire qu’il faut changer, inventer, imaginer une suite moins calamiteuse.

Tous font semblant de croire qu’en continuant et en accumulant des forces – lesquelles déclinent -, on y arrivera. Mais c’est une foutaise, et je reste poli. Le mouvement est resté français, demeure incapable de relier les fils écosystémiques qui commandent tout, et n’a pas su forger un discours général sur l’époque que nous connaissons. Il est donc, et fatalement, dans une impasse historique.

À en croire les vertueux qui ne supportent pas les remises en cause, il vaudrait sans doute mieux se taire. La planète perd un à un ses équilibres les plus essentiels, mais il faudrait laisser à l’écart du chaos les braves sentinelles de FNE, Greenpeace, WWF et tous autres. On admettrait d’un côté, sur le papier, l’idée d’un changement complet du mode d’organisation des sociétés humaines, mais il faudrait, de l’autre, laisser en paix ceux qui la représentent officiellement. Je le dis sans méchanceté, c’est ridicule. Parce que les associations ont pris la juste responsabilité d’alerter, elles ont le devoir d’assumer ce rôle jusque dans ses ultimes conséquences. Encore n’ont-elles rien vu. Ce qui vient secouera leurs os d’une manière autrement violente.

Pour ne pas rester sur ces mots pénibles, je me permets une analogie. Juste une analogie, qu’on ne s’y trompe pas. Mais elle permet de voir combien une société est plastique, comme elle peut modifier ses priorités en quelques courtes années. Vous le savez, la France a subi en mai 1940 une défaite humiliante devant les blindés du général allemand Guderian.

À cette époque, « un général de brigade à titre temporaire », Charles de Gaulle, se lève. Seul. L’homme a cinquante ans, il est catholique fervent, de droite bien entendu, et a même sans doute été un monarchiste de coeur avant de se rallier à la République. Il va néanmoins se révolter d’une façon qui force l’admiration. Contre une vie d’obéissance. Contre toutes les traditions familiales et professionnelles. Contre l’État. Contre Pétain, qu’il avait tant admiré. La suite est connue : condamné à mort par contumace par le régime naissant de Vichy, ayant perdu tous ses biens – confisqués -, il lance depuis Londres certain appel du 18 juin (1940), d’une confondante puissance.

De Gaulle n’appartient pas à ma famille intime, on se doute, mais son destin montre ce que des circonstances peuvent provoquer dans une tête d’homme. À l’échelle de la France, il faut se souvenir de la noirceur extrême des années 1940-1944, dans ce pays gouverné par une ganache aux ordres nazis. Ce pays qui est le nôtre semblait alors perdu à lui-même, pour des décennies, des siècles peut-être.

Et puis sont apparus des refusants, autrement appelés résistants. De jeunes juifs et « métèques » de la Main d’oeuvre immigrée (M.O.I), comme Manouchian, Fontanot, Alfonso, Rayman, Boczov. Des cheminots qui ne supportaient plus la botte. Des paysans d’Auvergne et d’ailleurs. Des jeunes et de vrais vieux. Des femmes, dont certaines qui allaitaient encore. Tout un peuple, à la vérité.

Ou plutôt, un échantillon du peuple, dans lequel les pauvres, les étrangers et les ouvriers étaient les plus nombreux, de très loin. Mais un échantillon, car il est vain de fantasmer sur l’héroïsme de la majorité. Seulement, la minorité des refusants a fini par gagner la partie et a même entrepris de changer ce pays en profondeur. Dans une certaine mesure, faible il est vrai, ils y sont parvenus : le programme du Conseil national de la résistance (mars 1944) semble aujourd’hui un pamphlet antilibéral. Nous lui devons par exemple la Sécurité sociale. Entre autres.

Où veux-je en venir ? À ceci : la France de 1944, par-delà les terribles illusions de l’époque, n’a rien à voir avec celle, couchée, de 1940. En quatre années, une nouvelle génération a surgi des ruines du fascisme. Et disons que ce ne fut pas la pire de notre histoire. Je crois qu’il faut s’en souvenir dans les moments de doute et de confusion. Ceux qui prenaient tous les risques, fin 1940, en jetant de vilains tracts ronéotés sur les quais du métro parisien, ne se doutaient pas qu’ils étaient le ferment de l’avenir commun. Pourtant.

Voilà. J’aimerais croire qu’on pourra se passer de secousses majeures, car je ne souhaite pas le malheur public. Mais je sens, hélas, que nous y allons droit. Ce qui rend décisif la création d’un réseau stable, servant de repère dans la nuit, à tous ceux qui n’y voient pas clair. Mutatis mutandis – « ce qui devait être changé ayant été changé » -, le mouvement écologiste que j’appelle de mes voeux doit commencer par s’opposer. En disant non. En refusant désormais toute destruction supplémentaire. La contre-attaque viendra plus tard. À mes yeux, cette dernière ne peut être qu’une mobilisation géante pour la restauration générale de la vie sur terre (ici).