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Finalement, attendons (sur la fin du monde)

Damned ! La fin du monde a une nouvelle fois été reportée. L’expérience du Grand collisionneur de hadrons (LHC), dont je vous ai rebattu les oreilles, a donc raté. Ou réussi, je ne sais plus. En tout cas, le monde est encore là, au moment où j’écris en tout cas. Et moi aussi, du même coup. Je continue donc, comme si de rien n’était, ou presque.

Ou presque, car après mes deux derniers articles, j’ai été pris par un sentiment de malaise. Des lectrices et lecteurs de ce blog ont très visiblement flippé, un peu comme si j’annonçais pour de bon la fin de nos ennuis. Du coup, j’ai fatalement pensé à Welles. Oui, Orson. Non pour me comparer à lui – pardieu ! -, mais en souvenir du 30 octobre 1938. Ce soir-là, sur CBS radio, Welles proposait une lecture de La Guerre des mondes, de Wells, son presque homonyme. Le livre, excellent d’ailleurs, raconte comment les terriens que nous sommes perdent en un éclair une guerre lancée par les envahisseurs martiens. Mais Wells, facétieux autant qu’inconscient, avait tant joué ce jour-là avec les nerfs de ses auditeurs, qu’un grand nombre crurent l’événement réel. On a parlé de suicides, je ne sais pas si c’est vrai.

Je suis loin de cette catastrophe, mais je m’en veux un peu tout de même. Je ne voulais faire peur à personne. Je souhaitais continuer à dire ce que je pense, à ma manière. Et, malheureusement, je ne retire rien. Les gens du Cern se sont octroyé des moyens de démiurges et ne sont contrôlés par personne. Des pouvoirs – économiques, politiques, militaires, scientifiques – sont bel et bien devenus des géants dépourvus de la moindre morale humaine. Autonomes déjà, ils seront totalement indépendants sous peu. Sauf si. Sauf si nous. Sauf si nous réinventons une relation – qui vaille de vivre -, entre la liberté et la limite.

Pour en revenir une seconde au Cern et à cette fin du monde différée, j’aurais d’autant plus regretté d’être dérangé en ce moment que je relis le chef d’oeuvre d’Ed Abbey, Désert solitaire (Payot). Je ne sais pas pourquoi, ni comment on peut ressentir un tel sentiment de fraternité pour un être mort depuis trente ans, qu’on n’a jamais vu par surcroît. Abbey était devenu garde dans le parc national des Arches, dans le sud-est de l’Utah, en 1957. Je ne vous raconte pas dans le détail, pour le cas heureux où vous auriez encore à découvrir le livre.

Enfin. Abbey y est seul, habitant une caravane au milieu du désert, sans voisin dans un rayon de trente kilomètres. Et il raconte le jour, la nuit qui vient, le soleil qui pointe, le vent qui lève, l’aridité, l’extrême étrangeté de la pluie, le goût du genévrier mis au feu, le grès, la souris, le serpent, la bourrache jaune, l’astragale pourpre, le castillège indien, le penstémon rouge. Mais, note Abbey, « la plus belle de toutes, douce et gaie comme une jolie fille, avec son parfum pareil à celui de la fleur d’oranger, est [le] rosier des falaises, Cowania stansburiana ».

Abbey est un frère, Abbey est un frère, Abbey est mon frère. La preuve : « Une planète jaune, l’objet le plus brillant du ciel, flotte à l’ouest. Vénus. Je guette attentivement l’appel d’un hibou, d’une colombe, d’un engoulevent, mais je ne parviens à entendre que le crépitement de mon feu, un souffle de vent.

Le feu. L’odeur du genévrier qui brûle est le parfum le plus doux sur terre, selon mon équitable appréciation ; je doute que tous les encensoirs fumants du paradis de Dante pourraient l’égaler. Un souffle de fumée de genévrier, comme un parfum d’armoise après la pluie, évoque, dans une catalyse pleine de magie, comme une certaine musique, l’espace, la lumière, la clarté, l’étrangeté saisissante de l’Ouest américain. Qu’il puisse brûler longtemps ».

La fin du monde, alors qu’il reste tant de morceaux de genévrier ? C’est non. Je vais attendre.

Alexandre Issaevitch Soljenitsyne (In memoriam)

Qu’on se moque, tant pis ! D’ailleurs, nul n’est obligé de me croire. Hier matin, le dimanche 3 août donc, j’ai rouvert pour la centième fois fois un livre d’Alexandre Issaevitch Soljenitsyne. Il s’agissait d’une partie de ses souvenirs personnels, en l’occurrence Le Chêne et le Veau. Et je me réveille ce lundi en apprenant sa mort, il y a quelques heures, à Moscou. Je ne sais la signification de ce que je viens d’écrire, mais elle existe.

Soljenitsyne a compté dans ma vie davantage que la plupart. Bien davantage. Personne ne représente mieux pour moi l’idée que je me fais de la liberté humaine. Par précaution, je précise que je vois la lecture qu’on peut faire de la vie de l’écrivain. Oui, il croyait en Dieu. Oui, il croyait dans l’idée nationale, dont je me moque éperdument. Oui, il vivait en partie dans le passé fantasmé d’une Russie qui ne me touche d’aucune manière.

Je sais. Mais je sais surtout qu’il est l’auteur immortel de L’Archipel du Goulag, qui aura d’une manière certaine changé le cours de ma vie. Il me semble que chacun a son idée sur ce livre, que les jeux sont faits, et que tout commentaire sera superflu. Je ne m’arrêterai pas pour autant. Qui a lu les trois tomes de L’Archipel comprendra aisément, qu’il soit d’accord ou pas, ce que je vais écrire. Mais qui a lu ?

L’Archipel est une planète entière, construite à la pioche et à la truelle par Soljenitsyne. De mémoire, il a commencé d’en assembler le puzzle vers 1958, avant de l’achever en 1967. 227 zeks l’auront aidé au fil des années par leurs témoignages. Les zeks sont les prisonniers de l’univers concentrationnaire que décrit L’Archipel, les rouages, les grains sous la meule, les Ivan Denissovitch. Pendant des dizaines d’années, des millions de vies ont été broyées par le pouvoir soviétique, et pourtant, quand L’Archipel a paru, en 1973 (le premier tome), la plus grande part de la gauche française s’en foutait royalement. Et d’ailleurs continue.

Mais Soljenitsyne n’était pas comme les autres, qui avaient alerté parfois dès les années 20. Il était un écrivain prodigieux, il était lui-même un ancien zek, qui avait passé huit ans dans les camps pour une lettre de 1945 dans laquelle il se moquait de Staline, et que la censure avait ouverte. Je ne vais pas me ridiculiser en tentant je ne sais quel résumé. L’Archipel est l’un des plus grands livres de l’histoire des hommes. À la fois une oeuvre et un ton inimitables. À la fois un mausolée aux dimensions de l’abîme. À la fois un procès et une sentence historiques. Et surtout un cri, d’une puissance telle qu’elle ébranla le monde à jamais.

Je suis fier, je vous le jure, d’avoir été le lecteur enthousiaste et bientôt tourneboulé de ce chef-d’oeuvre. Au fil des ans, j’ai appris à connaître comme un frère Soljenitsyne. J’ai beaucoup lu ses livres, dont certains sont gravés. Dont d’autres m’ont déplu, inutile de le nier. J’ai calé devant Août 14, que l’écrivain tenait pour son opus magnum. Mais je n’ai jamais desserré le lien intime noué jadis avec l’homme. Il est impossible de dire l’admiration que j’ai pour lui, qui se leva contre un empire bureaucratique, et qui jamais ne se coucha devant ses sbires.

Il m’arrive parfois de rire, ici en France, quand certains qui me veulent du bien évoquent mon prétendu courage. Mais si, disent-ils, écrire des livres virulents, prendre position, cela nécessite bel et bien du courage, que vous le vouliez ou non. Et moi, si je ris, si je conteste aussi formellement que je le peux, c’est que je sais. Le courage, c’est lui.

En 1962, par la grâce toute provisoire de Khrouchtchev, Soljenitsyne est édité pour la première fois. Il devient le protégé d’Alexandre Tvardovski, patron de la revue littéraire Novy Mir. Sa carrière est comme faite. Membre de l’Union des écrivains, adulé en quelques semaines, il n’a plus qu’à se laisser porter par la vague des récompenses. Il vacille, quelque temps, assez pour se souvenir qu’il est un homme de près de 45 ans, qui a souffert les mille morts au camp, qui a miraculeusement réchappé d’un cancer à l’estomac en 1954, dans les steppes de l’Asie centrale.

Il vacille, se ressaisit. Et, sachant qu’il risque évidemment la mort – la vraie, pas nos simulacres occidentaux -, il défie la Grande Autorité, ce parti communiste de l’Union Soviétique devant lequel notre soi-disant intelligentsia parisienne se prosterne. Je ne peux raconter ici cette épopée, ce chant de gloire à la liberté. Et c’est dommage, car mon sang en bouillonne.

De droite, Soljenitsyne ? Mon Dieu, comme je m’en fous ! Nos petits marquis, nos hautes consciences morales de l’après-guerre ont presque tous applaudi aux grands massacres des hommes de là-bas. À commencer par ce Jean-Paul Sartre, récupéré depuis peu par Bernard-Henri Lévy, parce qu’il le vaut bien. Sartre serait un héros de la liberté, lui qui faisait du tandem en Auvergne avec Simone de Beauvoir, quand le sang coulait à O?wi?cim (Auschwitz). Sartre serait notre boussole, lui qui soutint successivement Staline, Castro et Mao. Et Soljenitsyne un panslave, un bigot, un ultranationaliste.

Je vais vous dire : à mes yeux, Soljenitsyne s’est trompé bien plus d’une fois. Mais jamais sur l’essentiel. Il fut et restera un homme droit et libre, fraternel, ennemi juré du dictateur et des aboyeurs. Pour affronter l’immensité de la crise écologique, nous aurons un besoin vital et permanent de cette force morale-là. Elle est rare, donc précieuse. Elle est si rare que, lorsqu’on la rencontre un jour, on doit à toute force s’incliner devant elle. Je le fais. Je pleure Soljenitsyne.

Jean Giono, océan pacifiste (et autres mers plus petites)

Giono était fou de paix comme on peut être fou d’amour. L’écrivain ne s’était jamais remis de l’atrocité de la boucherie. Né en 1895, jeté dans la fournaise de la guerre dès la fin de 1914 – à 19 ans-, gazé à 23, il écrivit en 1934 dans la revue Europe : « Je ne peux pas oublier ». Si j’évoque le nom de cet homme, c’est parce que je l’adore, tout bonnement. J’aime le romancier, j’aime le poète, je l’aime tout entier.

Et pourtant, Giono s’est trompé sur un point si crucial qu’on devrait lui en tenir rigueur. Il n’a rien compris à Hitler. Plutôt, aveuglé par le traumatisme de 1914, et confronté à la montée des périls dans le cours des années Trente, il croit alors à une réédition. Il songe qu’une guerre banale – certes gigantesque – menace à nouveau l’Europe. Le pauvre homme de Manosque ne voit pas ce qu’est le fascisme et se prête même à une démarche inouïe. À l’automne 1938, en pleine crise des Sudètes, il accepte l’idée, suggérée par Yves Farge, d’une rencontre avec Hitler, qui n’aura pas lieu. Hitler ! Giono ! Ce dernier pense arracher au dictateur le principe du désarmement général et universel. Giono est fou, on l’a déjà dit. Il ne veut plus voir le sang couler, il est donc fou. Je suis sérieux, mais j’ajoute aussitôt qu’il fit preuve aussi d’une lucidité rare en ces temps de choléra. Sur le stalinisme et des personnages aussi odieux que Louis Aragon. Sur le productivisme, aussi, qu’il appelait simplement « le matériel ».

Beaucoup d’autres pacifistes de cette époque n’ont pas droit à la même indulgence. Car nombre accepteront sans broncher l’occupation et l’extrême violence nazies. Nombre se vautreront dans la Collaboration, nombre travailleront avec le régime de Vichy. La liste du déshonneur est longue, je dois dire. Mais se tromper est une qualité humaine répandue, et je n’en suis pas dépourvu. Sur la guerre, on peut parler d’une antienne, comme un archétype que je vais essayer de décrire, car cela a de l’importance.

En bref, on ne voit le conflit armé qu’avec les yeux du passé. Ceux de 14 – les bandes molletières, l’Alsace-Lorraine – croyaient vivre la grande revanche de 1870, les malheureux imbéciles. Ceux de 39, l’esprit encombré des récits de tranchées, se pensaient à l’abri de la ligne Maginot, et ne concevaient pas la puissance des divisions blindées, les tristes sots. Ceux d’Indochine et d’Algérie, confrontés à une guerre populaire diffuse et donc insaisissable, imaginaient écraser Abd el-Krim et rétablir par la force un ordre colonial déjà exsangue, ces sombres idiots. Les Américains en Irak, aidés d’un certain Sarkozy en Afghanistan, ont inventé l’ennemi qu’on sait, mélange d’haschischin, de sarrazin, de guerillero algérien de 1954, et de terroriste palestinien des années 70.

Inventé, je persiste. Non que Ben Laden ne soit un ennemi. Non qu’il ne puisse faire de gros dégâts, notamment par l’usage du nucléaire, que nous avons, nous Français, développé et commercialisé. Évidemment, cet homme et ses affidés commettront encore bien des crimes. Mais il est à l’évidence, et pour l’heure en tout cas, surtout une arme de guerre américaine. Qui a permis une régression sans précédent moderne des libertés. Et massivement relancé la course mondiale aux armements, au détriment du reste. Et ressoudé autour de l’idée militaire tous ceux, et ils sont nombreux, qui tremblent de peur.

Je gage que tout est là. Comme les générations précédentes, la nôtre est incapable de voir ce qui crève pourtant les yeux. Mais elle n’est pas complètement aveugle. Comme tant d’animaux avant l’incendie ou le tsunami, l’homme sent venir le drame. Sans savoir le nommer, hélas. Il décrit le mal sans réellement le voir, ce qui implique fatalement l’impuissance. Le seul véritable adversaire que nous ayons à affronter s’appelle la crise écologique, qui est une guerre parfaitement inédite, et donc invisible. Elle est la guerre de tous contre tous. Elle se mène dans chaque cerveau. Elle se gagnera – ou pas – par un affrontement sans précédent d’aucune sorte entre deux visions du monde, deux paradigmes qui s’opposent tant qu’ils s’excluent l’un l’autre. Ou la sobriété matérielle, et le partage. Ou la poursuite du pillage, et la mort.

Qui suis-je donc pour m’autoriser de tels propos ? Moi-même. Et je ne me sens pas plus intelligent que d’autres humains, qui ne partagent aucune de mes idées. C’est, je crois, une question de fatum, de destin. Il appartient à la plupart de suivre des voies sans issue. Et à quelques-uns d’explorer une sortie de secours. Nous ne sommes que quelques-uns, et cela devra suffire, car nous ne serons jamais beaucoup plus. Je l’ai déjà écrit ici plusieurs fois, mais je me répète sans déplaisir. L’important est de tenir un cap, d’échanger des idées, de nouer des liens, d’établir des réseaux solides et durables. Car le monde, j’en suis totalement convaincu, va avoir besoin de nous.

Et de Giono, que je n’oublierai jamais aussi longtemps que je vivrai. Ces quelques lignes, tirées de son roman Le Chant du monde : « Il sentait la vie du fleuve. C’était toujours un gros moment pour Antonio. Il avait regardé tout le jour ce fleuve qui rebroussait ses écailles dans le soleil, ces chevaux blancs qui galopaient dans le gué avec de larges plaques d’écume aux sabots, le dos de l’eau verte, là-haut au sortir des gorges avec cette colère d’avoir été serrée dans le couloir de roches, puis l’eau voit la forêt large étendue là devant elle et elle abaisse son dos souple et elle entre dans les arbres. Maintenant, c’était là autour de lui. Ça le tenait par un bon bout de lui. Ça serrait depuis les pieds jusqu’aux genoux ». Vous savez ? Ce n’est pas le plus beau de ce si cher Giono. On pourrait même aisément critiquer le maître sur telle expression, telle tournure. Mais c’est ainsi que je l’aime : imparfait, magnifique.

Mungo Park et le grand fleuve disparu (sur le Niger)

« Une semaine plus tard, l’explorateur remarque que si l’on a effectivement dépassé Tombouctou, on n’en continue pas moins de se diriger vers le nord, autant dire droit sur le désert. Toujours luxuriante en bordure du fleuve, la végétation commence néanmoins à s’éclaircir et, passé les arbres du bord, sur les collines arides, euphorbes, roses du désert et pycaranthes viennent par places. La chaleur est profonde, atterrante, dévorante. Il n’est aucun moyen de lui échapper. Sous la bâche, aussi épuisés que des rescapés d’Austerlitz au ventre farci de plomb, Martin et M’Keal jouent aux cartes, sommeillent, sirotent du fou à la gourde, et de temps à autre, laissent pendre la main dans l’eau tiède pour s’asperger la chemise et le visage. Ned Rise s’est installé un écran contre le soleil juste au-dessus de la barre. Accroupis sur les talons et vêtus d’un simple pagne, Amadi et ses hommes passent leurs journées à jouer aux osselets et à compter leurs cautis. Personne ne songerait à se baigner. Pas avec tous ces crocodiles, dont certains aussi longs que la moitié du bateau, alignés sur les berges comme des badauds au défilé ; ni avec ces hippopotames qui, pour montrer leur rancune, leur gaieté folâtre ou tout ce qu’on voudra, éclaboussent, mènent un bruit d’enfer et battent les flots jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’écume bouillonnante ».

Je vous le demande sans ambages, qui est donc cet explorateur de la première phrase ?  Vous ne me semblez pas pressé de le savoir, mais je vais vous répondre. Il s’agit de Mungo Park. C’est un immense cinglé qui part visiter le royaume africain de Ségou tandis que le siècle – le dix-huitième de notre ère – expire. Il part alors qu’une jeune fille adorable, Ailie, n’attend que lui. Il part en lui disant textuellement : « Je m’en vais de par le monde et je reviendrai avec un nom. Tu m’attendras ? ».

Bougre ! Il est absent des années, car il est fait prisonnier par des Noirs féroces, puis des Arabes fourbes et malfaisants. Ou peut-être l’inverse. Il souffre tellement qu’on en rit aux larmes. Quel numéro ! Par extraordinaire, il rencontre sur place un guide plutôt improbable, Johnson. Un Noir authentique qu’un destin facétieux a changé en lettré d’exception, lecteur d’encyclopédies écrites en anglais. Bon, leurs aventures occupent des centaines de pages. Johnson est boulotté avant que de renaître. Park s’enfuit, est repris, tombe entre des mains de moins en moins recommandables, et finit par rentrer en Écosse, où il couche, car tout arrive à qui sait attendre, avec Ailie. Et se marie. Des enfants viennent, on ne se demande pas comment.

Mais Mungo repart en Afrique sur le fleuve Niger, car telle est son obsession, son feu intérieur, et qui sommes-nous pour le juger ? Là, les choses s’aggravent, si c’est possible. Car outre la rencontre fatale avec Ned Rise, qui a échappé de peu à l’échafaud, le pays se révèle hostile. C’est une litote. Les flèches volent et les coutelas ruissellent de sang. Dans l’extrait que je vous ai offert ci-dessus, Park et les autres se laissent dériver sur l’eau. La question qui les tient encore vivants – qui maintient en vie Park – est celle-ci : le Niger va-t-il, ou non, continuer de couler vers le nord ? Auquel cas, ils sont tous morts.

Bon, je ne vous raconte pas la fin du chef d’oeuvre de T.C Boyle, Water Music (Phébus). Ceux qui ne l’ont pas lu sont malheureux. Ceux qui l’ont lu encore plus, j’en ai peur. Il ne me reste plus qu’à vous dire pourquoi je pense à lui. La vérité, c’est que je songe régulièrement à Boyle et à Park, mais ce 26 juin 2008, j’ai une raison singulière. Je viens de lire une dépêche (ici) sur le sort actuel du fleuve qu’explora Park avec tant d’ardeur et de démence, voici deux siècles.

Je ne jurerais pas que la situation soit bonne. En deux mots, une table ronde aurait permis de réunir 960 millions d’euros pour, prenez avec moi votre respiration, « financer un programme quinquennal (2008-2012) d’un montant de 1,4 milliard d’euros, notamment la construction de barrages sur le fleuve et la Protection des ressources et des écosystèmes ». Je suis bien certain que ce n’est que bullshit, comme on dit dans nos campagnes les plus reculées.

Ce programme, financé par la Banque mondiale, la France, la Banque islamique de développement (BID), la Banque ouest-africaine de développement (BOAD), l’Union européenne, l’Unesco, l’Allemagne, le Canada, ne servira qu’à payer quelques obligés et à couler du béton. Le reste ? Mais le Niger est en fait en train de mourir ! Sous nos yeux indifférents. Cette immensité de 4 200 km de long permet à 110 millions d’humains de vivre tant bien que mal. Ils devraient être le double en 2025. Et comme aucun des vrais problèmes de l’Afrique n’est jamais abordé par ses élites, le Niger ira chaque année plus mal. Lisez, si le coeur vous en dit, ce papier du journal malien L’Essor (ici). Ce n’est pas drôle, mais tout de même hilarant, presque autant que Boyle.

Car on y voit ce que l’imaginaire français a pu laisser là-bas comme empreinte profonde. Le fleuve n’est plus une présence miraculeuse et sacrée, mais une sorte de monstre froid, bureaucratique, auquel les « citoyens » devraient payer un tribut obligatoire. Citation : « Mais le comportement des riverains du fleuve ne change pas d’un iota. Même les panneaux installés récemment sur la voie publique par le ministère de l’Environnement pour rappeler les obligations constitutionnelles vis-à-vis des fleuves et des cours d’eau n’arrivent pas à émouvoir nos compatriotes.
Ces panneaux rappellent aux citoyens le « respect obligatoire des normes de rejet dans les milieux récepteurs ». Ils indiquent aussi qu’il est indispensable d’effectuer un « traitement préalable des déchets Biomédicaux, industriels et artisanaux avant leur rejet ». Les panneaux préviennent que le non respect de ces dispositions expose à une peine d’emprisonnement allant de 11 jours à 3 mois et au paiement d’une amende de 20 000 à 120 000 Fcfa »
.

Tu parles, Charles ! Pour ne prendre qu’un exemple entre mille, Bamako, capitale du Mali, jette ses ordures au fleuve. Chaque jour, 2.000 mètres cubes d’ordures ménagères et 2.200 mètres cubes d’eaux usées (environ) tombent à l’eau. N’essayez pas d’imaginer. Et si vous le faites, opérez les multiplications nécessaires sur 4 200 km de long. D’autant que cette pollution n’est encore rien. L’érosion massive de l’amont ensable dramatiquement l’aval, pour cause de sécheresses à répétition. Je doute que vous connaissiez Djagarabé, situé dans la région de Mopti (600 km au nord de Bamako). La moitié de ce village a aujourd’hui disparu à cause de l’ensablement et une mosquée y a été engloutie, sous le sable.

Je pourrais continuer encore jusqu’à la fin des temps, et je serais encore à décrire ce que tout le monde sait par coeur. Une autre citation, qui ne servira qu’à payer la note de frais climatisée du voyageur officiel. Jan Egeland, représentant de l’ONU, en visite au Niger il y a quelques jours : « C’est vraiment triste de voir le Fleuve Niger sec, le Lac Tchad asséché, tout comme le Lac Faguibine au Mali. C’est un changement climatique terrible. Le monde entier et la communauté internationale doivent aider ces pays et les peuples vulnérables de leurs régions parce que c’est un désastre environnemental ». Il y a quatre ans, le même – ou ses nombreux semblables – lançait la pompeuse « Déclaration de Paris », sur le même sujet. Les convives, réunis dans notre capitale – ont-ils bien mangé, au moins ? -, espéraient alors réunir 32 millions de dollars seulement. Ils les auront eus, je n’en doute pas (ici).

Je n’écris pas pour étaler mon désespoir, même si j’ai l’air. Mais pour vous dire, les yeux presque dans les yeux, que l’histoire des hommes est tragique, ce que nous voulons tant ignorer. Je continue de croire en l’action, mais je ne marcherai plus jamais dans l’incantation et le faux-semblant. Les choix à faire, les combats à mener sont devant nous. Et ils demanderont de la force, de la sueur, des larmes, et d’autres choses bien moins avouables encore.

En attendant que vienne ce temps, allons, Mungo, au travail !

Extrait des carnets de l’explorateur. Bambakou, sur le Niger, le 19 août 1805.

« Enfin, enfin, après toutes ces épreuves et tribulations, nous y sommes arrivés ! et c’est avec des remerciements au Seigneur pour Sa protection et Son assistance que pour la deuxième fois, j’ai pu faire un plongeon dans le Niger…et que je peux encore avoir sous les yeux ses flots majestueux : quelle émotion me procurent les doux tourbillons de sa musique ! Ah ! comme son onde est glorieuse, quand elle se gonfle du précieux chargement de la mousson et que, noire de limon,elle apparaît aux regards, plus solennelle dans ses dimensions qu’aucune autre au monde – oui, même ici, en on cours supérieur ».

Le progrès. Oui, nous sommes en plein progrès.

Sem ela não ha paz, não ha beleza * (saudade)

Appelons cela un accès de saudade. Vous le savez sans doute, ce sentiment qu’on exprime ici en portugais n’est pas tout à fait de la nostalgie. Il s’agit d’un regret violent de ce qui a pu être, mais qui contient l’espoir vaporeux que cela pourrait réapparaître. Quand on est en pleine crise de saudade, on est certes triste, mais aussi tourmenté par le désir de voir revenir ce qui a été perdu.

Cette journée commencée fort tôt est donc de saudade. Peut-être à cause de cette nouvelle découverte tout à l’heure (ici). Une étude des ultralibéraux de l’OCDE révèle, ou plutôt confirme que les engrais et les pesticides ont pourri une grande partie des eaux des 30 pays membres de cette Organisation de coopération et de développement économiques.

Bah ? Bah, évidemment. Qui ignore encore cette réalité ? Moi, cela m’a conduit à penser à Meriwether Lewis et William Clark. Je ne sais si vous situez les deux hommes. Entre 1804 et 1806, ils ont organisé la première traversée du continent nord-américain, d’Est en Ouest, de Saint-Louis jusqu’au Pacifique et retour, par les Rocheuses.

Cette épopée a été racontée en français, grâce aux journaux des deux hommes (Far West, chez Phébus). Je n’ai pas relu le texte, mais j’ai le souvenir ébloui, car lumineux, d’un voyage des tout premiers commencements. Les animaux sont partout, les Indiens habitent le pays, chaque peuple à sa manière, et l’eau est bonne à boire.

À boire ! De l’eau des rivières ! Je me souviens que les hommes de l’expédition, à bord de leurs bateaux – à l’aller, ils naviguent ou portent leurs embarcations dans des conditions effarantes -, puisent l’eau quand ils en ont besoin. Selon les lieux, elle est claire ou sombre, brune ou blonde. Mais bonne, merveilleusement bonne.

De Lewis et Clark, je suis passé à Jean-Baptiste Labat (Voyage aux Isles, Phébus), père dominicain envoyé aux Caraïbes en 1693. Son livre est renversant de la première à la dernière ligne. Je ne l’ai pas relu non plus, mais je pense, au moment où je vous écris, à une scène. J’espère ne pas trop la modifier. Homme de son temps, Labat voit les Indiens Karib, vrais habitants de la Martinique et de la Guadeloupe, comme des sauvages.

Mais sa description, fidèle, sans doute, raconte une tout autre histoire. Car ces « sauvages » passent leur vie à parler, à se coiffer ou se faire coiffer, à se baigner, à pêcher des crabes, à blaguer entre amis, et à baiser. Disons le mot, car ce sont des « sauvages » : à baiser. Avec tout ça,  ils ne doivent passer plus de deux heures par jour à « travailler », sans horaire ni patron. Labat en est horrifié !

Dernier livre auquel je pense ce matin : La Conquête du Mexique ( par Bernal Diaz del Castillo). Bernal est l’un des soldats de l’armée de Cortés, en 1519. Et cette arrivée dans le Yucatan actuel est une tragédie comme il y en a peu. D’un côté, une civilisation. De l’autre, une poignée de soudards qui vont détruire l’édifice. Le livre de Bernal est grandiose à mes yeux, qui rapporte l’affrontement et le choc. J’en retiens deux visions. La première, quand la désastreuse et minable armée de Cortés découvre, après un ultime col, la splendeur de Tenochtitlan, qu’on appellera plus tard Mexico. Même vue de loin, la capitale des Aztèques, bâtie sur pilotis, est dix fois plus grande que la plus grande des villes d’Europe. Les satrapes n’ont encore jamais vu pareille beauté. Et ne reverront jamais rien de semblable.

Quelque temps après être entrés par la ruse dans la ville, les Espagnols y sont assiégés par des Indiens enfin lucides. Cortés décide de fuir. Leur départ, au cours de la fameuse Noche triste exprime toute l’horreur du face-à-face. Surchargés par l’or et les pierres qu’ils ont pu arracher aux Aztèques, des dizaines d’Espagnols, harcelés par des archers, tombent du haut des chaussées jetées sur la lagune, et coulent au fond de l’eau. Mais, comme on sait, l’Espagne et l’Occident finiront par l’emporter.

Moi, je continue de rêver et de me laisser porter par cette saudade des profondeurs de l’âme. Moi, j’aimerais tant que Cortés ait été défait. Moi, j’aimerais tant que les Karib m’accueillent sous leur carbet. Moi, j’aimerais tant boire l’eau des rivières. Mais tant !

* Sans elle, il n’y a ni paix ni beauté