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Pourquoi le journaliste Patrick Cohen est-il pro-pesticides ?

Je n’aime pas le journaliste Patrick Cohen. Je ne le déteste pas, je ne l’aime pas. En septembre 2019, je suis passé dans une émission de télé apparemment très populaire, « C à vous ». Apparemment, car je n’ai pas la télé. Cohen en est un des chroniqueurs attitrés. Je venais parler de mon dernier livre, Le crime est presque parfait , dans lequel je décrivais les dangers d’une nouvelle classe de pesticides, les SDHI. Mon travail était appuyé, pour ne pas dire validé par des travaux scientifiques de haute volée, notamment ceux de Pierre Rustin, chercheur de renommée internationale.

Le principe de ces émissions de promotion est immuable. On vient vendre sa petite marchandise, un(e) journaliste pose des questions plus ou moins avisées, et l’on rentre à la maison. J’exècre cet exercice, depuis toujours. Mais ce jour-là fut différent, car l’on m’avait tendu un guet-apens. Cohen, en tout cas, qui est je le rappelle concentré à 100% – disons 99% – sur la politique politicienne. Il a l’air d’aimer cela.

Je commençai à parler de mon livre et c’est alors que, lisant des pages devant lui, il m’attaqua de front. Si cela avait porté sur mon travail, j’en aurais été satisfait. Très. Car j’aime le débat et même la polémique. Mais tel n’était pas le cas. Cohen n’avait bien entendu rien lu de mon livre, dont il n’a que faire. Il cherchait à me discréditer. À me disqualifier. Et il parla des pesticides en général, qui selon lui, n’étaient nullement un danger. Il défendait le glyphosate, les néonicotinoïdes, estimant que les paysans seraient morts depuis longtemps s’ils étaient aussi dangereux que le prétendent les écologistes de mon espèce.

J’en fus déstabilisé. Pour la raison de fond qu’un plateau télé, en direct, est un dispositif scénique sur lequel un invité comme moi n’a aucune prise. Les chroniqueurs maîtrisent le temps comme l’espace, et en la circonstance, j’étais obligé de répondre en accusé à des « infos » – le guillemet s’impose – que lisait doctement Cohen, l’un des rois de l’émission. D’où venaient-elles ? Quelles étaient-elles ? Je n’en savais rien. J’avais droit à une petite poignée de minutes dont j’avais déjà épuisé l’essentiel, et il m’aurait fallu une demi-heure pour démonter la pauvre argumentation de mon assaillant. Car elle était consternante, bien sûr. Que sait un Cohen d’un sujet que je suis avec constance depuis près de trente ans ? Auquel j’ai consacré plusieurs livres ? Il en sait si peu que cela l’intéresse moins que la coupe de cheveux du nouveau Premier ministre. Alors ?

La situation était si inhabituelle que la présentatrice de l’émission, la très connue Anne-Cécile Lemoine, a couru derrière moi alors que j’avais déjà quitté le studio. Elle avait l’air mal. Elle s’est excusée pour ce qui venait de se passer, et comme je la sentais sincère, j’ai préféré laisser tomber. Je lui ai dit que cela n’avait pas d’importance. D’un côté, c’est vrai, l’incident était dérisoire. Mais de l’autre, il signifiait bel et bien quelque chose.

Pour finir, je vais faire très attention, car la loi sur la diffamation l’exige. Et c’est d’ailleurs très bien à mes yeux. Vous lirez ci-dessous un article dérobé au journal Le Monde de ce jour. Je le sais, ça ne se fait pas, et le plus généralement, je ne le fais pas. Si je fais exception, c’est parce qu’il décrit avec force détails un système mondial de désinformation au profit de l’industrie des pesticides. Mondial, donc français. Vous verrez, si vous lisez, l’ampleur stupéfiante des manipulations. Des journalistes acceptent, consciemment ou pas, de relayer la pure propagande de l’agrochimie. Avec un peu d’habitude, il n’est pas si difficile de retrouver les traces de cette opération géante dans le champ public, en France ou ailleurs.

Patrick Cohen en est-il ? Je n’en sais strictement rien, et c’est sincère. Je ne veux pas même insinuer que c’est le cas. Je crois même qu’il peut être sincère, comme ces crétins de climatosceptiques qui, depuis des décennies, adorent montrer leur indépendance d’esprit en enfourchant les billevesées de l’industrie pétrolière. Que ne ferait-on pour se faire remarquer ?

Oui, Cohen est peut-être sincère. Et oui, peut-être n’a-t-il rien à voir avec cette si sombre affaire. Le fait est, en tout cas, qu’il reprend des « arguments » industriels mille fois controuvés. Qui lui fournit les fiches qu’il utilise si complaisamment à l’antenne ?

Et je me pose les mêmes questions au sujet d’au moins deux journalistes. L’une qui travaille dans un quotidien, l’autre dans un hebdomadaire qui a longtemps laissé Claude Allègre y déverser ses impostures climatiques. Derechef, elles sont peut-être sincères. Derechef, qui fournit le matériau ?

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L’article de ce jour dans Le Monde

Plongée dans la boîte noire de la propagande mondiale en faveur des pesticides

Par Stéphane Foucart, Elena DeBre et Margot Gibbs (Lighthouse Reports) Publié aujourd’hui à 06h58, modifié à 11h24

Temps de Lecture 11 min. Read in English

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Enquête« Bonus Eventus files » (2/3). Créée par l’ancien directeur de la communication de Monsanto, Jay Byrne, la plate-forme privée Bonus Eventus fournit à ses membres, recrutés par cooptation, une vaste base d’arguments favorables à l’agrochimie destinés à influencer le débat public, révèlent « Le Monde » et un collectif de médias.

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Ce n’est pas tous les jours qu’une bonne idée surgit. Le 11 mars 2010 au matin, Jay Byrne envoie un courriel à l’un de ses contacts réguliers,Bruce Chassy, professeur de nutrition à l’université de l’Illinois et grand défenseurdes biotechnologies. Ancien directeur de la communication de Monsanto et patron d’une petite société de relations publiques dénommée « v-Fluence », M. Byrne présente à son correspondant un « bien meilleur concept » que les idées qui circulent alors pour défendre, dans le débat public, les intérêts de l’agro-industrie.

« Je suis en train de dresser une liste “d’opportunités”, avec des cibles comme Vandana Shiva [militante écologiste indienne], Andrew Kimbrell [avocat et militant pour une alimentation saine] et Ronnie Cummins [défenseur de l’agriculture biologique], écrit M. Byrne. Et des organisations comme Greenpeace, le Sierra Club [association de défense de l’environnement](…), ou des contenus comme Food, Inc.[documentaire critique sur l’agro-industrie], Le Monde selon Monsanto [livre, La Découverte, en 2008, et film de la journaliste Marie-Monique Robin], In Defense of Food [livre de Michael Pollan, non traduit]. » M. Byrne souhaite, explique-t-il en substance, remettre en selle un vieux projet qu’il avait élaboré pour Monsanto. Un système « qui répertorie tous les sujets d’attaques contre les biotechnologies agricoles, les auteurs de ces attaques et les éléments de réponse disponibles ». « Toutes ces personnes, organisations, éléments de contenu et domaines thématiques, cela vaut de l’argent pour toute une série de sociétés bien loties », se félicite par avance M. Byrne.

Obtenu grâce à la loi américaine sur l’accès à l’information (Freedom of Information Act), ce courriel de 2010 est la première trace écrite connue d’un projet de plate-forme en ligne destinée à influencer le débat public sur les pesticides et les organismes génétiquement modifiés (OGM). Elle a été baptisée « Bonus Eventus », personnification divine de l’agriculture chez les Romains, et dont la traduction est peu ou prou « issue favorable ». Dans ses échanges avec ses clients, v-Fluence fait aujourd’hui miroiter l’accès à cette « base de donnéesexclusive », bâtie autour d’un « réseau social privé » rassemblant des centaines d’experts, de consultants, de cadres de l’industrie chimique, tous acquis à la cause des pesticides et des biotechnologies. Et tous profitant ainsi d’un accès à une vaste base documentaire, avec fiches détaillées sur les personnalités « critiques », et fiches thématiques garnies d’éléments de langage préfabriqués.

Minimiser les dégâts des intrants de synthèse

Des documents internes de la plate-forme, obtenus par le média d’investigation Lighthouse Reports, partagés avec Le Monde et d’autres médias internationaux, dévoilent pour la première fois les coulisses de ce réseau qui cible ses adversaires, produit et diffuse des arguments minimisant les dégâts des intrants de synthèse sur la santé et l’environnement, et met en doute le consensus scientifique sur le caractère non durable du modèle agricole dominant. La campagne est mondiale et la France, grâce à quelques titres de presse et une poignée de consultants et blogueurs, n’est pas épargnée.

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N’y entre pas qui veut : le ticket s’obtient par cooptation. Interrogé, Jay Byrne explique que « l’accès est donné sur recommandation ou invitation d’autres membres du réseau ». Selon les documents consultés par Le Monde, environ un millier de personnes ont obtenu l’accès à la plate-forme. Parmi eux, sans surprise, des cadres de Syngenta, Bayer, BASF, Corteva et du syndicat des fabricants de pesticides, CropLife. Mais aussi une trentaine de fonctionnaires en poste au ministère américain de l’agriculture (US Department of Agriculture, USDA) ou au département d’Etat (l’équivalent du ministère des affaires étrangères).

Lire l’enquête (en 2020): Article réservé à nos abonnés Pesticides interdits : révélations sur l’intense lobbying des industriels jusqu’au sommet de l’Etat

Parfois au plus haut niveau, comme en témoigne la présence de Kip Tom, représentant des Etats-Unis à l’Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO) entre 2019 et 2021. Interrogé, M. Tom répond qu’il n’est « ni membre ni affilié » à Bonus Eventus. Les documents consultés par Le Monde indiquent toutefois que son profil a été complété et mis à jour sur la plate-forme.

Un registre de plus de cinq cents fiches

Une part importante des inscrits sont consultants, blogueurs, experts, journalistes, etc. Parmi eux se trouvent des personnalités occupant ou ayant occupé des positions influentes dans des groupes d’experts de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de la Plate-forme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES, le GIEC de la biodiversité), à la tête du service australien d’homologation des pesticides, au ministère de l’agriculture du Kenya ou au sein du service national de biosécurité de ce même pays, à l’Autorité européenne de sécurité des aliments, etc. Plus de soixante nationalités sont représentées. On trouve des Américains (450), des Canadiens (43), des Kényans (43), des Suisses (29), des Britanniques (29), des Allemands (20), des Français (16) et bien d’autres.

La plupart des titulaires d’un compte que Lighthouse Reports, Le Monde et leurs partenaires ont interrogés assurent n’avoir aucun lien avec Bonus Eventus ou v-Fluence, et ne pas être membres d’un quelconque « réseau social privé ». La grande majorité disent s’être simplement inscrits à un service de revue de presse et assurent ne pas participer aux activités de ce réseau, ne pas consulter sa base documentaire mise à disposition des inscrits, etc. Bonus Eventus ne produit pas seulement du doute sur la réalité des effets des pesticides pour la santé et l’environnement : le réseau entretient aussi le flou sur son étendue réelle, en mêlant dans son registre des membres actifs et de simples abonnés à ses newsletters.

Beaucoup d’inscrits disent ainsi ignorer que Bonus Eventus dispose d’un registre de plus de cinq cents fiches sur des personnalités critiques de l’agriculture intensive (scientifiques, militants écologistes, experts des Nations unies, journalistes, etc.) – fiches qui agrègent pour chacun d’eux des rumeurs malveillantes, des informations professionnelles ou privées, parfois intimes, généralement de nature à leur nuire ou à leur porter préjudice.

Fournir des éléments de langage

Des fiches thématiques sont également mises à disposition, souvent afin de fournir des éléments de langage ou des arguments en réponse à des critiques : « nouvelles innovations en sélection des plantes », « pesticides : sûrs, nécessaires, universels », « question du glyphosate dans le lait maternel », « technologie de traitement de semences », etc. Certaines fiches apportent des réponses à des objections d’une tout autre nature : « OGM et judaïsme », « OGM et Eglise catholique » (huit pages d’interprétation de la Genèse et de plusieurs encycliques, pour conclure qu’« en général, il est accepté que la science des OGM est théologiquement justifiée »).

Par exemple, la fiche « population mondiale d’abeilles » indique que le déclin de ces pollinisateurs est largement dramatisé. « Les populations globales d’abeilles, en particulier d’abeilles domestiques, sont-elles en catastrophique déclin comme cela est souvent dit par les médias et des groupes d’intérêt ?, lit-on dans cette fiche. Les données de sources gouvernementales qui font autorité suggèrent que c’est peut-être exagéré, sinon faux. » Suivent les statistiques du nombre de colonies déclarées par les apiculteurs dans plusieurs pays, indiquant une hausse du nombre de ruches.

« Le nombre de colonies d’abeilles domestiques déclarées ne dit rien de l’état de santé des abeilles, décrypte l’apidologue Gérard Arnold (CNRS). Il est facile aux apiculteurs de multiplier les colonies, mais cela ne renseigne pas sur leur force, leur taux de survie, leur capacité à produire du miel. D’ailleurs, lorsque la production de miel est mauvaise, l’apiculteur peut être tenté, par la suite, d’augmenter le nombre de ses colonies pour compenser. »

Détailler les sources de financement

Informations compromettantes visant les personnalités critiques, argumentaires et éléments de langage prêts à l’emploi pour ferrailler sur les réseaux sociaux… l’arsenal mis à disposition de ses membres par Bonus Eventus ne s’arrête pas là. D’autres fiches – plus de trois mille – concernent des organisations non gouvernementales, des organismes de recherche publics, des fondations, des associations professionnelles, etc. Elles en détaillent les sources de financement, les personnalités-clés, les prises de position et les polémiques associées. On y trouve les plus célèbres, comme Greenpeace ou le Sierra Club – dont parlait déjà Jay Byrne dans son courriel de mars 2010 –, mais aussi des associations écologistes de taille bien plus modeste, comme la française Générations futures.

La presse n’y échappe pas. Le média d’investigation Lighthouse Reports, associé au Monde dans cette enquête et qui a noué des partenariats avec plus de 170 médias dans le monde entier, est par exemple lui aussi épinglé. Sa fiche le dépeint comme orienté, soupçonné de faire le jeu de la Russie, etc. Un élément de son financement est particulièrement mis en majesté, souligné dans les premières lignes de sa fiche : l’un des donateurs de Lighthouse Reports, l’Oak Foundation, finance également l’AgroEcology Fund, un fonds de soutien à des projets agroécologiques. Un lien présenté comme problématique, mais qui perd de son importance lorsqu’on sait que Lighthouse Reports est financé par 21 organisations différentes, l’Oak Foundation n’étant que l’une d’elles. Et que cette même Oak Foundation finance aussi des centaines de projets en lien avec le logement, les droits humains, le statut des femmes, l’éducation, etc.

Ce petit détail illustre le fonctionnement de Bonus Eventus, comme « ferme de contenus » et chambre d’écho, destinée à produire, répercuter et amplifier les mêmes éléments de langage. Dans sa réponse écrite au consortium pour cette enquête, Jay Byrne proteste sans surprise contre le fait que Lighthouse Reports « opère avec le soutien financier d’un donateur de l’AgroEcology Fund, l’Oak Foundation ».

Répondant aux questions du Monde sur ses liens éventuels avec Bonus Eventus, une journaliste française assure qu’elle n’en a pas, mais précise : « La campagne à laquelle votre projet d’article participe est financée par un donateur de l’AgroEcology Fund, un lobby consacré à la promotion des pratiques et des politiques agroécologiques. » Et quelques jours avant la publication de notre enquête, un blogueur inscrit sur Bonus Eventus, qui n’avait pas été contacté, publiait un billet dénonçant « les sommes non divulguées versées à Lighthouse Reports par de sombres groupes d’intérêt conseillés par des donateurs et cachés derrière des fonds tels que l’Oak Foundation ». Trois interlocuteurs, un même argument.

Le plus petit contenu critique compte

La dissémination de ce type d’information est minutieusement surveillée. Parmi les documents internes de Bonus Eventus consultés par Le Monde, une page recense des milliers de contenus en ligne divers, le plus ancien remontant à 2013. Chaque jour, une douzaine d’articles sont recensés, publiés sur une multitude de supports très divers, de la chaîne YouTube confidentielle aux pages « débats » de journaux internationaux.

Jay Byrne l’a théorisé de longue date : judicieusement placé, le plus petit contenu critique compte. Même les commentaires déposés par les lecteurs sur les espaces de discussion des sites de presse ont leur importance. En 2002, comme l’ont montré des correspondances rendues publiques par la justice, alors qu’il conseille la firme Syngenta dans la défense de son herbicide phare, l’atrazine, M. Byrne présente à son client sa « meilleure approche pour atténuer les retombées négatives de l’article attendu du New York Times sur l’atrazine ». Entre autres tactiques, il faut « encourager l’utilisation des opportunités de commenter l’article sur Nytimes.com ». « Il serait extrêmement bénéfique d’être les premiers à publier des commentaires » sous l’article en question, précise M. Byrne.

Lire aussi la tribune : Article réservé à nos abonnés « Le marché des pesticides dangereux est hautement rentable pour les firmes chimiques européennes »

Fidèle à cette ligne, Bonus Eventus indexe tout. Une partie des contenus recensés sont étiquetés « favorable » et disposent d’un tag supplémentaire, « crédit BE [Bonus Eventus] », suggérant que v-Fluence s’attribue le crédit de leur production ou de leur publication. Interrogé sur le sens à donner à cette mention, M. Byrneélude. « Nous avons des dizaines de catégories et des centaines de balises de codage pour organiser et distribuer le contenu, explique-t-il. Aucune de ces catégories n’exprime ou ne représente une quelconque relation ou influence sur les auteurs de contenu et les publications, ainsi que sur notre organisation ou nos clients. »

Campagne de dénigrement

Toutefois, la grande majorité de ces milliers de contenus étiquetés « crédit BE » relève de commentaires, de billets de blogs, de tribunes ou d’entretiens accordés à la presse, produits ou coproduits par des personnalités inscrites sur Bonus Eventus. On y distingueles angles d’attaque favoris de l’industrie des pesticides : une grande partie de ces contenus ciblent spécifiquement le Centre international de recherche sur le cancer, bête noire des géants de l’agrochimie.

Depuis 2015, cette agence de l’OMS, très attachée à son indépendance à l’égard des pouvoirs économiques, est la cible d’une campagne de dénigrement d’une virulence inédite, notamment pour avoir classé « cancérogène probable » le glyphosate, l’herbicide le plus utilisé. Le Monde est également fréquemment mentionné : près d’une centaine de contenus référencés « crédit BE » s’en prennent à des articles ou à des journalistes du Monde.

(Re)lire notre enquête : Article réservé à nos abonnés « Monsanto papers » : la guerre du géant des pesticides contre la science

Parmi ces contenus « crédit BE », de nombreux ont été publiés par des auteurs ou des médias français. Le plus prolifique est un agronome à la retraite, André Heitz, qui tient un blog sous le pseudonyme « Wackes Seppi ». Il est l’auteur de plusieurs centaines de billets colligés par Bonus Eventus. Dans ses textes, « Seppi » s’en prend volontiers aux chercheurs travaillant sur les effets délétères des pesticides ou sur les conséquences indésirables de la transgenèse, ou aux journalistes qui relaient leurs résultats. Le ton y est vif : M. Heitz a été condamné en 2019 pour des faits d’injures publiques et de diffamation à l’encontre du journaliste Paul Moreira. Interrogé, l’agronome blogueur dit ne pas être membre du réseau piloté par v-Fluence, et assure avoir été simplement « invité à [s]’inscrire sur une liste d’informations ». Il ajoute ne percevoir aucune rémunération de quiconque pour ses billets.

D’autres sites comme Agriculture et Environnement ou European Scientist, tenus par des consultants, arrivent ensuite, avec chacun une centaine de contenus référencés « crédit BE ». Inscrits au registre de Bonus Eventus, leurs responsables respectifs, Gil Rivière-Wekstein et Jean-Paul Oury, assurent aussi n’avoir aucun lien d’aucune sorte avec le réseau piloté par v-Fluence. Interrogé, M. Rivière-Wekstein dit « revendiquer le titre de journaliste » eu égard à son activité éditoriale : « Plus de 1 300 articles, dont plus de deux cents éditoriaux », « cinq livres d’enquêtes journalistiques et plus d’une centaine de vidéos de décryptage et d’interviews ».

Lire aussi l’archive de 2017 : Article réservé à nos abonnés « Monsanto papers », désinformation organisée autour du glyphosate

En 2009, toutefois, l’avocat de M. Rivière-Wekstein avait plaidé devant la cour d’appel d’Angers que son client – poursuivi pour diffamation publique par Jean-Marc Bonmatin, un chercheur du CNRS spécialiste d’abeilles et de pesticides – s’exprimait « dans un cadre militant » et qu’« il ne pouvait lui être opposé les conditions fixées pour un journaliste professionnel chargé d’informer le public », selon l’arrêt de la cour. M. Rivière-Wekstein a finalement été condamné.

Activité éditoriale diffuse

De son côté, le site European Scientist a été épinglé, après des révélations de l’hebdomadaire Fakir, pour avoir publié des textes rédigés à la demande d’entreprises et proposés à la publication par des agences de communication, sous la signature de tierces partiesou des identités d’emprunt. « C’est une pratique transparente et répandue, répond M. Oury. Des agences parisiennes m’ont proposé des textes que je retiens (ou pas) sur le fondement de leur qualité éditoriale, sans argument d’autorité. »

Parmi les textes publiés sur ce site et référencés en catégorie « crédit BE », plus d’une dizaine sont signés par Philippe Stoop, consultant pour de grandes sociétés agro-industrielles, et… lui aussi inscrit sur Bonus Eventus. M. Stoop précise qu’il a souscrit un abonnement à la plate-forme en 2017 pour un service de revue de presse et qu’il ne participe à aucune activité particulière du réseau. Il ajoute : « Bonus Eventus ne m’informe pas quand mes publications y sont citées ou traduites, et ne m’a jamais rémunéré, ni suggéré un thème d’article. »

L’efficacité de cette activité éditoriale diffuse est difficile à saisir, mais elle est réelle. En avril, par exemple, la Société française du cancer a, selon nos informations, renoncé à endosser une tribune soumise au Monde sur les liens entre pesticides et cancer, après que certains de ses membres ont fait circuler en interne des billets de MM. Heitz et Stoop comme éléments de relativisation des risques réels présentés par ces substances.

Aucun journaliste français ne semble inscrit à Bonus Eventus. Mais le tableau des articles étiquetés « crédit BE » mentionne plusieurs titres de presse (Le Figaro, Les Echos, La Tribune, Valeurs actuelles, etc.) ayant publié quelques entretiens ou tribunes, dans la plupart des cas signés par des personnalités elles-mêmes inscrites sur Bonus Eventus. Seules exceptions : Le Point et L’Opinion,dont respectivement une douzaine et une quarantaine de papiers référencés « crédit BE » par la plate-forme de v-Fluence sont signés par des journalistes. Interrogées, les deux autrices de ces articles disent ne pas connaître cette plate-forme et n’avoir par conséquent aucun lien avec elle. Cette enquête a été menée conjointement avec Lighthouse Reports, The Guardian, The New Lede, The New Humanitarian, The Wire, The Continent, Africa Uncensored et ABC News Australia.

Jours de peine et nuits tropicales

Je serai bref, pour une fois. Enfin, pas trop long. La ville de Nice a connu entre juillet de début septembre 60 de ces nuits qu’on appelle tropicales. C’est une mesure officielle, qui signifie que pendant la nuit, la température n’est pas descendue au-dessous de 20 degrés. Dans ces conditions, on souffre, surtout les vieux, les asthmatiques, les malades. Dans ces conditions, on dort mal, peu.

Je plains ces victimes, car ce sont des victimes, même les si nombreux embagousé(e)s de là-bas. Et dans le même temps, Alger. J’ai parlé au téléphone, voici quelques jours, à un ami perdu de vue. Un Algérien, Kabyle. Il vit en France, visite souvent son pays, qu’il voit s’enfoncer, tout en restant joyeux. Jadis, nous avions interrogé le chanteur Enrico Macias au sujet du maalouf, une musique qui doit beaucoup à la civilisation – Al Andalus – créée en Espagne pendant les siècles où les Arabes étaient dans la péninsule. Le beau-père de Macias était un grand musicien, Cheikh Raymond.

Mais je m’égare. Je demandai à mon ami comment les Algérois, logés si souvent dans de terribles cités de parpaing, avec des coupures d’eau omniprésentes, faisaient pour supporter des températures bien pires qu’à Nice. Elles approchent certains jours de 50 degrés le jour. Il ne savait pas, mais comme c’est un fouineur hors-pair, il m’a promis de mener l’enquête sur un sujet qu’il juge en effet essentiel. Comment font-ils ?

En attendant, l’infamie. Les gogos pensaient que la France éternelle, celle des droits de l’homme, n’avait plus le droit d’exporter des pesticides interdits dans l’Union européenne. Ces chiens de l’agrochimie, en effet, gagnaient des fortunes en empoisonnant à mort les paysans pauvres du Sud. Eh bien, ils continuent, comme l’indique l’extrait d’un article du journal Le Monde qui suit. Je sais qu’il faut être non-violent. Mais c’est dur. Et pardon aux chiens de les avoir comparés à ces salauds. Certes non, ils ne le méritent pas. Ils valent mille fois mieux que les amis du journaliste Patrick Cohen (voir article précédent).

L’extrait du Monde : « Afin de mettre un terme à une pratique qualifiée d’« odieuse » par les Nations unies, la France prohibe depuis 2022 l’exportation de pesticides dont l’usage est interdit dans l’Union européenne (UE) en raison de leur dangerosité pour la santé ou pour l’environnement. Deux ans après l’entrée en vigueur de cette loi pionnière dans le monde, on continue pourtant à produire en France des milliers de tonnes de pesticides interdits et à les acheminer vers des pays aux réglementations moins protectrices, comme le Brésil (première destination), l’Ukraine, la Russie ou l’Inde. Effet boomerang, ces substances chimiques très toxiques reviennent dans les rayons des supermarchés français par le biais de l’importation de fruits, légumes ou épices traités avec ces pesticides. »

Annie Genevard, misère de nous autres

C’est comme une déclaration de guerre, mais singulière. D’un côté les avions de combat, les chars les plus modernes, les mitrailleuses lourdes du type XM214, capables de tirer jusqu’à 6000 balles à la minute, avec des chargeurs de 500 cartouches. Et de l’autre, nous, avec nos arcs et nos flèches, qui ne sommes que piedra pequeña, cette petite pierre chère à León Felipe.

Donc, à l’Agriculture, une certaine Annie Genevard. Du parti Les Républicains. C’est une militante, et comme beaucoup de militants – bornés -, elle fait le tri instantané entre ce qui lui convient et ce qui pourrait contrarier son sommeil profond. Elle a ainsi volé au secours du journaliste Patrick Cohen, qui en novembre 2023 prenait la défense du glyphosate à la télé. Cohen se voit en grand journaliste, et un autre jour, je raconterai une mésaventure qu’il m’a fait subir. Disons pour être très charitable qu’il est un adepte de l’information industrielle. Tout propos venant de l’agrochimie est sérieux, « scientifique », quand la moindre critique des pesticides ne peut venir que des illuminés.

Genevard. À la suite de la franche déconnade de Cohen, elle commente : « Excellente mise au point de Patrick Cohen sur le glyphosate et la désinformation dont ce produit fait l’objet. » Avant de poursuivre, voyons qui est madame Genevard. Elle a passé un CAPES de Lettres il y a un moment et a enseigné le français dans le Doubs. Maman était députée – de droite, faut-il se demander ? -, papa était patron. Elle se marie en 1983 avec un pharmacien, dont le père est lui aussi député. De droite, faut-il préciser ?

C’est donc une notable de province. On aurait dit hobereau en d’autres temps. Que sait-elle du monde et de ses problèmes ? Rien. Si je m’autorise cette phrase abrupte, c’est qu’elle a passé sa vie dans l’univers sans oxygène de la politique la plus politicienne. Un espace clos – la petite ville de Morteau, autour de 7000 habitants, dont beau-papa a longtemps été maire, elle aussi -, un milieu clos, celui de la droite la plus étroite qui se puisse concevoir. Elle a été au RPR de Chirac dès 1996, puis à l’UMP, enfin aux Républicains. J’aimerais savoir ce que cette prof de français a pu lire de romans. Sans l’ombre d’une preuve, que je ne cherche d’ailleurs pas, je ne peux imaginer qu’elle ait aimé Tolstoï, Balzac, Miguel de Cervantes, Rimbaud, Shakespeare. Elle eut été transformée.

Elle n’aurait pu mener carrière aussi médiocre. Non. Et la voilà ministre de l’Agriculture, aux ordres de la FNSEA et des lobbies industriels. Le site Vakita, que je ne connais pas, liste certains de ses faits d’armes. Souffrons ensemble, cela me soulagera. Elle est pro-chasse, pour le déterrage des blaireaux et renards, pour la chasse à la glu, contre le Loup bien sûr. Je vous avais prévenu.

Mon sentiment, mille fois exposé, c’est que nous nous battons dans un cadre inadapté. L’heure n’est plus aux sempiternels accommodements des « écologistes » du genre France Nature Environnement (FNE), qui vivent d’argent public et ne cessent de tendre leur sébile. L’heure est au combat, aussi désespéré qu’il paraisse.

L’Italie, la Grèce, l’Espagne jadis éternelles

Jamais je ne serai patriotard. Jamais je ne serai nationaliste, cette folie humaine ordinaire qui conduit si souvent à la guerre. Le 16 mai 1971, lors que j’avais encore 15 ans, je manifestais dans Paris pour le centième anniversaire de la Commune de Paris. Et je criais, et je crierai toujours : « Les frontières, on s’en fout ».

Je déteste en bloc – et pire encore – la droite fasciste ou simili qui se développe tant en Europe. Mais aujourd’hui, je pense surtout à nos sœurs du Sud : l’Espagne, l’Italie, la Grèce. Cette dernière, c’est Athènes bien sûr, cette formidable Antiquité qui nous a tant inspirés. L’Italie, au-delà des imbéciles et criminelles conquêtes des légions romaines, nous a légué la langue latine dont nous venons tous, tant de poètes, tant de visions. Et l’Espagne d’Al Andalus, malgré tant d’horreurs accumulées, a rêvé pendant des siècles la cohabitation paisible entre juifs, chrétiens et musulmans. Je n’oublie pas Francisco Gómez de Quevedo Villegas y Santibáñez Cevallos, Miguel de Cervantes, Lope de Vega, Luis de Góngora y Argote et plus près de nous Federico García Lorca ou Juan Goytisolo Gay.

Quelque chose se passe sous les yeux des crétins nationalistes de là-bas. Le pays qu’ils prétendent chérir plus que tout disparaît à grande vitesse sous la forme qu’ils ont eu pendant des millénaires. Et ils s’en contrefoutent. Ceux de Vox – nostalgique de la canaille Franco – en Espagne; ceux de Fratelli d’Italia, du côté de Giorgia Meloni; ceux d’Aube dorée en Grèce. Tous excitent la haine de l’étranger et tous sont climatosceptiques. Comme ils sont grands.

L’Italie devient un pays tropical. Début juillet, l’édition française du National Geographic se penchait sur un phénomène inouï : « Les collines ondulantes de la Sicile qui abritaient autrefois des plantations d’agrumes et d’oliviers, font depuis bien longtemps partie intégrante du paysage agricole italien. »

Un nombre croissant de paysans de la péninsule – au sud en tout cas – se tournent vers la papaye, la mangue, l’avocat, la…banane. Déjà, la production d’huile d’olive baisse, mais aussi celle du raisin ou du blé. Si l’on ne trouve pas rapidement des variétés de ce dernier plus résistantes au dérèglement climatique en cours, on pourrait – on pourrait – voir à terme disparaître peu à peu le blé de l’Italie. Le blé. La pasta – les pâtes -, la pizza.

Nouvel extrait : « Face à la raréfaction des précipitations et l’augmentation constante des températures, de plus en plus de plantes se dégradent, voire meurent, et laissent ainsi apparaître une couche de terre brute, érodée par le vent et emportée par les pluies occasionnelles. Au fil du temps, ces sols deviennent de moins en moins fertiles, un processus connu sous le nom de désertification. »

Environ 70% de la surface de la Sicile est en train de devenir un désert. Christian Mulder, professeur à l’université de Catane : « C’est comme si 70 % de notre corps était recouvert de brûlures au troisième degré : un tel état serait fatal pour un être humain ».

Le désert. En Espagne, l’agriculture industrielle tape chaque jour un peu plus dans des nappes qui ne peuvent se renouveler à l’échelle de la vie humaine. Et l’Andalousie, cœur nucléaire de ce modèle condamné, fournit fruits et légumes à toute l’Europe. À bas prix, car ce sont les esclaves roumaines, polonaises, marocaines, équatoriennes qui triment sous les serres, enveloppés de nuages de pesticides. Selon l’ONU, 74% de l’Espagne est frappée par des formes diverses de désertification.

Quant à la Grèce, sachez que 159 000 hectares, notamment de forêts, ont brûlé en 2013. En cette toute fin d’été, le bilan est supérieur de 50%. L’Attique, que se disputèrent Poseidon et Athena, l’Attique qui abrite Athènes, devient un désert. La Grèce flambe et sombre, tandis que les touristes envahissent le moindre lieu. La Grèce, bon dieu !

Je sais que parler – écrire – ne sert à rien, ou à si peu. Faut-il arrêter de radoter ? J’avoue que j’y pense. Oh oui ! Mais il est vrai que je ne sais rien faire d’autre. En tout cas, ces bouffons nationalistes – chez nous, de Le Pen à Zemmour, ils ne manquent pas – ne peuvent cacher à mes yeux ce qu’ils sont. Ils n’aiment pas leur pays, non. Ils aiment hurler, détester, bastonner.

Illustration de l’affaire du vélo de Barnier

J’espère que Le Monde me pardonnera la publication d’un article de ce jour, qui lui appartient donc. Vous lirez l’étendue des mensonges qui disent cette vérité profonde : ils s’en moquent intégralement. Eux, tous, y compris les partis de gauche bien sûr. La crise écologique infernale est reléguée dans les oubliettes de leur monde de pure pacotille.

Je ne me lasserai jamais de prêcher la révolte. Contre eux, tous, y compris les partis de gauche bien sûr.

L’article du Monde

Transition écologique : sans boussole, l’Etat navigue à vue

Le Secrétariat général à la planification écologique est maintenu à Matignon, mais s’interroge sur sa capacité à peser sur les arbitrages du futur gouvernement alors que son influence est en berne depuis le début de l’année.

Par Audrey Garric et Matthieu Goar

Le secrétaire général à la planification écologique, Antoine Pellion, lors d’une séance de questions au gouvernement, à l’Assemblée nationale, le 5 juin 2024.
Le secrétaire général à la planification écologique, Antoine Pellion, lors d’une séance de questions au gouvernement, à l’Assemblée nationale, le 5 juin 2024. XOSE BOUZAS / HANS LUCAS

Fin août, une fois de plus, les mines sont sombres et les rires jaunes au Secrétariat général à la planification écologique (SGPE). La « lettre plafond », envoyée par Matignon au ministère de la transition écologique pour fixer son budget 2025, prévoit des baisses de crédits dans plusieurs secteurs. Au sein de cet organisme, placé sous l’autorité du premier ministre et chargé d’impulser et de coordonner les politiques « vertes » du gouvernement, l’impression prévaut de s’être « fait rouler dessus », alors que la transition implique d’accroître – et considérablement – l’enveloppe. Et l’on digère mal d’avoir étéprévenu au dernier moment. Une énième crispation, dans une structure qui traverse une crise existentielle.

Depuis l’été, quatre membres, dont deux des secrétaires généraux adjoints, sur une trentaine d’équivalents temps plein, sont partis ou sur le départ. Selon plusieurs sources, une demi-douzaine d’autres hésitent à quitter la structure, créée en juillet 2022 par décret présidentiel. Ces départs se sont concrétisés au milieu d’une période de « temps suspendu » pour le SGPE, selon les termes polis d’un de ses membres. Les scrutins électoraux ont gelé la publication de documents importants, soupesés depuis des mois, comme la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE), la nouvelle stratégie nationale bas carbone (SNBC) et le troisième plan national d’adaptation au changement climatique (Pnacc).

Le 5 septembre, l’annonce de la nomination de Michel Barnier a plongé le SGPE un peu plus dans le flou. Après Gabriel Attal, hermétique aux sujets climatiques, le nouveau premier ministre aura-t-il la volonté de s’emparer de ce dossier tentaculaire ? Le Savoyard est, certes, un ancien ministre de l’environnement (1993-1995), mais il est aussi issu du parti Les Républicains, une famille politique accrochée au technosolutionnisme et opposée aux dépenses alors que le déficit de la France s’élève à 5,6 % du produit intérieur brut.

Le lendemain, Antoine Pellion, le secrétaire général à la planification écologique, a partagé sur le réseau social X une vidéo datant de septembre 2023 où M. Barnier discutait avec lui et se félicitait que la planification écologique soit rattachée à Matignon. Mais, lors de cette table ronde au Nice Climate Summit, le futur chef du gouvernement critiquait aussi l’excès de normes et de réglementations. « Il faut se méfier de cet emballement techno. (…) Je dis ça très franchement, quand les bureaucrates prennent le pouvoir, ce qui arrive très souvent, c’est que les hommes politiques leur ont laissé le pouvoir », disait-il en se tournant vers M. Pellion. Pas franchement de bon augure pour la suite.

« Gabriel Attal se fichait de nos sujets »

Selon les informations du Monde, le SGPE a eu la confirmation d’être maintenu par Matignon. En revanche, M. Pellion, ancien conseiller à l’Elysée et macroniste de la première heure, va sans doute quitter le cabinet du premier ministre, dans lequel il exerçait aussi la fonction de conseiller écologie. Et même si les départs du SGPE doivent être remplacés « fin septembre, début octobre », la structure, un « ovni » à la frontière entre l’administration et l’arène politique, cherche toujours sa place.

Peut-elle rester la tour de contrôle chargée d’aiguiller l’ensemble des politiques publiques vers le respect des objectifs climatiques, en tranchant entre les ministères ? Ou se transformer lentement en cabinet de conseil, davantage tourné vers l’analyse ?

Ces doutes et ces questionnements sont en réalité bien antérieurs à la dissolution de l’Assemblée nationale. Ils remontent plus précisément au mois de janvier, lorsque M. Attal succède à Elisabeth Borne comme premier ministre. « A partir de là, on n’a plus gagné le moindre arbitrage. Gabriel Attal se fichait de nos sujets, ne nous demandait plus rien. Depuis neuf mois, on tourne un peu à vide », témoigne un des membres du SGPE, qui, comme les autres, souhaite rester anonyme.

Entre 2022 et 2024, la double casquette de M. Pellion avait pourtant été utile. Rare conseiller à tutoyer la cheffe du gouvernement, il lui parlait presque tous les jours. Le 22 mai 2023, Mme Borne présente elle-même, devant le conseil national de la transition écologique, le plan de décarbonation concocté par le SGPE. Soutenus, M. Pellion et son équipe pèsent lors des réunions interministérielles, qui aboutissent au plan eau, au plan vélo et surtout à la nette augmentation de budget à l’automne 2023 : + 7 milliards d’euros de crédits, + 10 milliards d’autorisations d’engagement… Un travail salué par l’ensemble des acteurs de la transition.

La crise agricole, un « désastre »

Délaissé par Gabriel Attal et Emmanuel Macron, très rétifs à prendre des coups sur ce sujet, le SGPE perd rapidement son influence face aux ministères, notamment Bercy et l’agriculture.

Début 2024, la crise agricole est vécue comme un « désastre » au sein du secrétariat. Assouplissement des normes sur les haies, sur les jachères, sur les pesticides, coups de canif dans le droit de l’environnement… « Au moment de la crise agricole, la question, ce n’était plus ce qu’on pouvait gagner, mais ce qu’on pouvait sauver », témoigne un de ses membres. Même la hausse du budget 2024 laisse un goût amer. En février, l’enveloppe est rabotée ; 1 milliard d’euros amputés à MaPrimeRénov’, 400 millions d’euros de moins pour le fonds vert.

Au fur et à mesure des coups de fièvre politiques et du resserrement de l’étau budgétaire, le SGPE perd une partie de sa raison d’être. Dans sa conception d’origine, il est censé faire survivre les dossiers en dépit des crises et, même, des alternances. Un peu comme son frère aîné, le Secrétariat général des affaires européennes (SGAE), qui tient la ligne européenne de la France entre les différents ministères.

Mais les récents soubresauts ont montré que l’écologie restait une variable d’ajustement soumise aux crises politiques, à la conjoncture économique et à la personnalité du couple exécutif. « Pendant les deux premières années, nous avons établi un plan de transition secteur par secteur, sans se limiter à la décarbonation,défend cependant M. Pellion. Nous avons obtenu des moyens financiers et inscrit la culture de la planification dans le gouvernement. Tout ça n’était pas gagné. Maintenant, il faut accélérer la mise en œuvre des décisions et que tous les acteurs fassent leur part. »

« Le SGPE s’est égaré »

Petit à petit, certains des membres critiquent un glissement dans le rôle du SGPE. De moins en moins dans la transformation et la coordination des politiques publiques, davantage dans une logique de conseil, à grand renfort de PowerPoint. Une culture dont est issue une part croissante de l’équipe et dont les méthodes de travail s’opposent à celles des hauts fonctionnaires sur le départ, comme les deux secrétaires généraux adjoints, Cécilia Berthaud et Frédéric Glanois.

« Le SGPE s’est égaré », juge Pierre Cannet, à la tête des politiques publiques de l’ONG ClientEarth, estimant que la structure établit maintenant des diagnostics et des chiffrages déjà réalisés par d’autres, tels l’Agence de la transition écologique (Ademe), le Commissariat général au développement durable ou France Stratégie. « Le SGPE doit demander des comptes à chaque ministère sur la transition, choisir les politiques publiques, les obligations, les moyens budgétaires, bref décider. Pas animer », rappelle-t-il, alors que certains dossiers – l’agriculture, l’économie circulaire, la stratégie biodiversité – ont été laissés en souffrance, selon certains membres, et quela SNBC n’est pas achevée au-delà de 2030.

« L’heure n’est plus aux grands arbitrages. Il faut agir dans les territoires grâce aux COP régionales tout en continuant à publier des plans ambitieux », affirme, de son côté, M. Pellion.

Pour le SGPE, les semaines à venir seront décisives. Le nouveau gouvernement aura-t-il la tentation de détricoter la PPE, la SNBC et le Pnacc ? Le prochain projet de loi de finances sera aussi un immense test. Le secrétariat général arrivera-t-il à peser sur les arbitrages en imposant à Bercy de revenir sur lerabotage de 1,5 milliard d’euros sur le fonds vert qui est prévu ?

M. Pellion voudrait encore faire monter en puissance le financement de la transition écologique ou, au moins, revenir sur les coupes, en proposant au premier ministre des recettes supplémentaires, par exemple en revoyant les critères du malus sur les voitures ou en explorant la piste d’une modification de la taxe de solidarité sur les billets d’avion. Eloigné du cabinet,il se dit aussi que le SGPE sera moins soumis à une stricte solidarité gouvernementale. Jusqu’à s’exprimer ouvertement dans la sphère publique en cas de désaccord ? « Nous allons avoir besoin d’alliés », a-t-il glissé à plusieurs personnes, ces dernières semaines. Encore faudra-t-il en trouver dans ce futur gouvernement hétéroclite.

Audrey Garric et Matthieu Goar