Archives de catégorie : Morale

Une lettre d’Alexandre Grothendieck (1988)

(Publiée dans le journal Le Monde)

Je suis sensible à l’honneur que me fait l’Académie royale des sciences de Suède en décidant d’attribuer le prix Crafoord pour cette année, assorti d’une somme importante, en commun à Pierre Deligne (qui fut mon élève) et à moi-même. Cependant je suis au regret de vous informer que je ne souhaite pas recevoir ce prix (ni d’ailleurs aucun autre), et ceci pour les raisons suivantes.

1. Mon salaire de professeur, et même ma retraite à partir du mois d’octobre prochain, est beaucoup plus que suffisant pour mes besoins matériels et pour ceux dont j’ai la charge ; donc je n’ai aucun besoin d’argent. Pour ce qui est de la distinction accordée à certains de mes travaux de fondements, je suis persuadé que la seule épreuve décisive pour la fécondité d’idées ou d’une vision nouvelles est celle du temps. La fécondité se reconnaît par la progéniture, et non par les honneurs.

2. Je constate par ailleurs que les chercheurs de haut niveau auxquels s’adresse un prix prestigieux comme le prix Crafoord sont tous d’un statut social tel qu’ils ont déjà en abondance et le bien-être matériel et le prestige scientifique, ainsi que tous les pouvoirs et prérogatives qui vont avec. Mais n’est-il pas clair que la surabondance des uns ne peut se faire qu’aux dépens du nécessaire des autres ?

3. Les travaux qui me valent la bienveillante attention de l’Académie royale datent d’il y a vingt-cinq ans, d’une époque où je faisais partie du milieu scientifique et où je partageais pour l’essentiel son esprit et ses valeurs. J’ai quitté ce milieu en 1970 et, sans renoncer pour autant à ma passion pour la recherche scientifique, je me suis éloigné intérieurement de plus en plus du milieu des scientifiques. Or, dans les deux décennies écoulées l’éthique du métier scientifique (tout au moins parmi les mathématiciens) s’est dégradée à un degré tel que le pillage pur et simple entre confrères (et surtout aux dépens de ceux qui ne sont pas en position de pouvoir se défendre) est devenu quasiment une règle générale, et il est en tout cas toléré par tous, y compris dans les cas les plus flagrants et les plus iniques.

Sous ces conditions, accepter d’entrer dans le jeu des prix et récompenses serait aussi donner ma caution à un esprit et à une évolution, dans le monde scientifique, que je reconnais comme profondément malsains, et d’ailleurs condamnés à disparaître à brève échéance tant ils sont suicidaires spirituellement, et même intellectuellement et matériellement.

C’est cette troisième raison qui est pour moi, et de loin, la plus sérieuse. Si j’en fais état, ce n’est nullement dans le but de critiquer les intentions de l’Académie royale dans l’administration des fonds qui lui sont confiés. Je ne doute pas qu’avant la fin du siècle des bouleversements entièrement imprévus vont transformer de fond en comble la notion même que nous avons de la “science”, ses grands objectifs et l’esprit dans lequel s’accomplit le travail scientifique. Nul doute que l’Académie royale fera alors partie des institutions et des personnages qui auront un rôle utile à jouer dans un renouveau sans précédent, après une fin de civilisation également sans précédent…

Je suis désolé de la contrariété que peut représenter pour vous-même et pour l’Académie royale mon refus du prix Crafoord, alors qu’il semblerait qu’une certaine publicité ait d’ores et déjà été donnée à cette attribution, sans l’assurance au préalable de l’accord des lauréats désignés. Pourtant, je n’ai pas manqué de faire mon possible pour donner à connaître dans le milieu scientifique, et tout particulièrement parmi mes anciens amis et élèves dans le monde mathématique, mes dispositions vis-à-vis de ce milieu et de la “science officielle” d’aujourd’hui.

Il s’agit d’une longue réflexion, Récoltes et Semailles, sur ma vie de mathématicien, sur la création (et plus particulièrement la création scientifique) en général, qui est devenue en même temps, inopinément, un “tableau de mœurs” du monde mathématique entre 1950 et aujourd’hui. Un tirage provisoire (en attendant sa parution sous forme de livre), fait par les soins de mon université en deux cents exemplaires, a été distribué presque en totalité parmi mes collègues mathématiciens, et plus particulièrement parmi les géomètres algébristes (qui m’ont fait l’honneur de se souvenir de moi). Pour votre information personnelle, je me permets de vous en envoyer deux fascicules introductifs, sous une enveloppe séparée. »

Sur la fin sans fin d’Obama

Vous connaissez sûrement le résultat désastreux – pour Obama – des élections de mi-mandat présidentiel aux États-Unis. L’ensemble du Congrès est désormais dominé par les Républicains, ces excellentes personnes qui ont créé le chaos en Irak, lequel s’est depuis propagé. Vous m’excuserez ou pas, mais je vous mets ci-dessous quelques textes de Planète sans visa publiés en 2008, au moment où tous s’extasiaient de la victoire d’Obama. Moi, je ne souhaite qu’une chose : qu’on se batte en temps réel. Jadis contre les fascismes et le stalinisme-maoïsme. Et aujourd’hui contre toutes ces illusions qui nous font perdre un temps de plus en plus précieux.

Bien sûr, aujourd’hui, plus personne ne se souvient des espoirs fous conçus au sujet de gens comme Staline et Castro, sur un autre plan Mitterrand ou Obama. Mais dites-moi, à quoi sert de se réveiller après la bataille ?

 

Obama et cette si vieille histoire d’un si vieux continent

Je vous glisse ces trois mots avant un long article sur l’Italie. Obama. Cette étrange unanimité à laquelle je participe malgré que j’en aie. Un Noir, au pouvoir dans le pays de l’esclavage. Chez nous, tous sont évidemment d’accord, de Sarkozy à Hollande, en passant par Bayrou et tant d’autres. Il paraît que l’élection ravit jusqu’au Front national, mais je n’ai pas le cœur à vérifier.

Tout le monde sur un petit nuage, donc. Pourquoi faut-il que je pense, moi, à l’atterrissage de Neville Chamberlain  sur l’aéroport de Londres, en septembre 1938 ? Il vient alors de signer les accords de Munich, qui ont donné l’indépendance de la Tchécoslovaquie à Hitler. Une foule entoure le petit avion du Premier ministre britannique, qui redoute d’être lynché. Il est acclamé, tout au contraire, par une foule en délire. La Paix ! La Paix est sauvée ! Le 21 novembre suivant, un certain Winston Churchill déclare dans l’indifférence générale : « Le partage de la Tchécoslovaquie, sous la pression de l’Angleterre et de la France, équivaut à une capitulation totale des démocraties occidentales devant la menace des nazis (…) Un tel écroulement n’apportera ni la paix ni la sécurité (…) Au contraire, il place ces deux nations dans une situation encore plus faible et plus dangereuse. Le simple fait que la Tchécoslovaquie soit neutralisée entraîne la libération de 25 divisions allemandes qui pèseront sur le front occidental (…). Croire qu’on peut obtenir la sécurité en jetant un petit État en pâture aux loups est une illusion fatale ».

Oui, pourquoi faut-il que je pense à cela, quand tout le monde applaudit le triomphe du héros ?

Sur Obama (en réponse aux adorateurs)

Je savais ce que je faisais en écrivant deux articles à rebrousse-poil sur l’élection triomphale de Barack Obama à la tête des États-Unis. Je n’aurai pas l’hypocrisie d’écrire autre chose. Et comme de juste, des lecteurs réguliers de ce blog m’ont fait part, directement ou non, de leur désaccord. Mieux ou pire, de leur énervement à mon encontre.

Ma foi, ils ont bien le droit. Ce territoire virtuel se veut de liberté, même s’il a comme tout autre ses limites. Mais enfin, je ne recule pas d’un millimètre. Car nous voilà plongés dans le malentendu, une fois encore. C’est une question de fond, une fois encore. Je vais tâcher d’être simple. Nous vivons dans un paradigme – au sens de cadre général de la pensée, admis par tous sans vraie discussion – issu de l’histoire politique que nous avons faite ensemble.

Pour aller au plus vite : le 18ème siècle, les Lumières, la Raison alliée à la Science, le Progrès, la Gauche et la Droite. Bon, il n’y a pas de quoi rougir ou s’évanouir de bonheur. C’est ainsi. Ce paradigme du progrès a structuré la pensée et les attentes pendant deux siècles, et donné les résultats – contrastés – que l’on sait. L’univers atroce du stalinisme à main gauche. Le monde fou de la marchandise à main droite.

Bien. L’écologie commande une révolution morale et intellectuelle complète. Radicale et complète. Parce qu’elle nous montre pour la première fois en deux millions d’années d’existence de l’homme les limites certaines de son action. Elle est un butoir que nous ne franchirons pas, ni vous ni moi. Tout ce processus est d’arrachement. De douleur vraie, car il faut renoncer. Car il faut bannir. Car il faut bâtir. Et c’est difficile.

Obama est sans nul doute un brave garçon. Et un Noir comme lui, après huit ans d’infâme crétinerie, c’est bien entendu un bain de Jouvence. Mais merde, MERDE et MERDE ! ressaisissez-vous ! Obama ressortit corps et âme au paradigme du progrès. Et il mènera dans ce cadre, fatalement, bagarre pour le rétablissement des intérêts américains dans le monde. Lesquels passent par la défense de l’industrie et de la consommation de masse.

Libre à vous de fantasmer. Quand les yeux se seront ouverts, quand ils seront dessillés, il va de soi que ceux qui exultent ce jour diront, pour la plupart, qu’ils n’ont jamais cru dans cet homme. Croyez-le ou pas, cela ne me rend pas amer une seconde. Je sais assez bien, ce me semble, comment marche le monde réel. Mais je suis un homme, moi aussi. Et je dis à ceux qui me reprochent de gâcher leur fête électorale : lâchez-moi. Oui, laissez-moi en paix. Admettez le dissensus. Admettez le refus. Admettez la solitude (relative). Voilà. Admettez.

Un mot de plus sur Obama

Je me permets de me copier moi-même, et glisse ci-dessous quelques phrases publiées en ajout au commentaire de Mathieu Hangue sur l’article précédent.

Pour Mathieu Hangue,

Je trouve le rapprochement avec Mitterrand très éclairant. Une génération a donné les clés du pouvoir – et de l’espoir – à un homme qui a réhabilité la Bourse et la spéculation dans cette partie de l’opinion qui était pourtant rétive aux charmes du capitalisme. Et une génération, c’est long. Le temps presse, à moins qu’on ne m’ait dit que des menteries, mais j’en serais un peu surpris.

Sans rire, Obama n’a même pas à renoncer à la moindre idée, comme le fit si cavalièrement Mitterrand. Il accepte, il défend, il promeut un système sur quoi tout l’édifice planétaire repose. Je crois qu’il n’y a pas grand chose à ajouter. À part qu’il est sympathique. Mais Mitterrand était de gauche.

Les biocarburants sont au pouvoir (le sacre d’Obama)

 Vite, vite, je suis désolé de devoir foncer. Le MAG Cultures est un magazine envoyé chaque mois à 110 000 grandes exploitations céréalières françaises (144 ha en moyenne). Une ode perpétuelle à l’agriculture intensive. On ne saurait mieux faire dans ce domaine. Or je viens de lire un article fort intéressant que je propose en priorité aux adorateurs de Barack Obama (ici).Certains d’entre vous savent déjà comment je vois l’élection d’Obama à la présidence des États-Unis d’Amérique (ici). Mais ils ignorent probablement ce que révèle l’article de MAG Cultures, dont j’isole cet extrait lumineux :

« Pour le Farm Bill, pas d’illusions à se faire : il a été adopté sous pression démocrate, malgré le veto de Bush, et le sénateur Obama a voté pour. “Le nouveau président a une approche pragmatique plutôt que dogmatique de la libéralisation. Ce n’est pas forcément une bonne nouvelle pour nous. Sur l’agriculture, j’ai le sentiment qu’il veillera aux intérêts de ses farmers, comme il l’a fait en affirmant son soutien aux biocarburants qui sont un levier puissant pour assurer un revenu aux agriculteurs ”, explique Christian Liegeard. C’était l’un de ses principaux points de désaccord avec le candidat républicain. Obama s’engage à prendre la suite du plan Bush pour l’éthanol. Il ne changera rien, et ça change tout pour le marché mondial du maïs ».

Je n’ai pas même envie de faire le moindre commentaire. Le plan éthanol. Le maïs changé en carburant. La faim qui déferle et détruit des vies par centaines de millions. Pas de commentaire. Ainsi.

Aimez-vous (encore) Obama ?

Que ferait-on sans les amis ? David Rosane m’envoie un lien américain que j’invite les connaisseurs de l’anglais à visiter (ici). Ce n’est pas triste, et c’est encore moins gai que ce que j’imaginais (ici-même). Le nouveau président Barack Obama devrait incessamment nommer secrétaire à l’Agriculture – un poste ministériel d’une rare puissance – l’ancien gouverneur de l’Iowa Tom Vilsack. Si cela devait se confirmer dans les prochaines heures, ce serait une nouvelle exécrable pour le monde entier, et surtout pour ses innombrables gueux.

Vilsack, qui copine avec Monsanto, est tout ce que j’exècre. Il milite – mais réellement ! – pour la viande clonée, l’agriculture industrielle et ses élevages concentrationnaires du MidWest, les OGM, les biotechnologies en général, les biocarburants bien entendu. En septembre 2001, il a même reçu le prix honteux de la Biotechnology Industry Organization (BIO) pour sa vaillance à défendre les intérêts industriels dans ce qu’ils ont de plus extrémiste (ici).

Je vous le dis, et j’en suis désolé pour nous tous : mauvais présage, immense nuage.

PS : Ci-dessous, l’argumentaire du groupe Organic Consumers Association, c’est-à-dire l’Association des consommateurs bio. Même quelqu’un qui ne lit pas l’anglais peut comprendre au moins dans les grandes lignes, et c’est pourquoi je le mets en ligne sans traduire.

Il ne FAUT PAS choisir ce mec, pour au moins les six raisons que voici :

* Former Iowa Governor Tom Vilsack’s support of genetically engineered pharmaceutical crops, especially pharmaceutical corn : http://www.gene.ch/genet/2002/Oct/msg00057.html


http://www.organicconsumers.org/gefood/drugsincorn102302.cfm

* The biggest biotechnology industry group, the Biotechnology Industry Organization, named Vilsack Governor of the Year. He was also the founder and former chair of the Governor’s Biotechnology Partnership.

http://www.bio.org/news/pressreleases/newsitem.asp?id=200…



* When Vilsack created the Iowa Values Fund, his first poster child of economic development potential was Trans Ova and their pursuit of cloning dairy cows.

* Vilsack was the origin of the seed pre-emption bill in 2005, which many people here in Iowa fought because it took away local government’s possibility of ever having a regulation on seeds- where GE would be grown, having GE-free buffers, banning pharma corn locally, etc. Representative Sandy Greiner, the Republican sponsor of the bill, bragged on the House Floor that Vilsack put her up to it right after his state of the state address.

* Vilsack has a glowing reputation as being a schill for agribusiness biotech giants like Monsanto. Sustainable ag advocated across the country were spreading the word of Vilsack’s history as he was attempting to appeal to voters in his presidential bid. An activist from the west coast even made this youtube animation about Vilsack

http://www.youtube.com/watch?v=Hmoc4Qgcm4s

The airplane in this animation is a referral to the controversy that Vilsack often traveled in Monsanto’s jet.

*Vilsack is an ardent support of corn and soy based biofuels, which use as much or more fossil energy to produce them as they generate, while driving up world food prices and literally starving the poor.

Vous qui ne connaissez pas François de Rugy

Vous ne connaissez pas François de Rugy, et vous ne ratez rien. Il est coprésident du groupe Europe Écologie-Les Verts à l’Assemblée nationale. Il est donc écologiste, tout comme je suis moi-même un chien andalou mâtiné de panthère des neiges. Ce monsieur ambitionne d’être ministre, maire de Nantes – où il a été élu -, et plein d’autres choses dont il a le secret. En attendant mieux, il est l’idéale serpillière des socialistes au pouvoir, et cherche, à chaque occasion, ce qui pourrait leur faire plaisir. Il est vrai que son avenir prévisible dépend de l’état de santé de ses maîtres, ce qui réduit d’autant la taille de sa laisse.

Sa spécialité ? Dénoncer les violents.  À commencer par ceux de Notre-Dame-des-Landes, à qui il voue une haine de troisième zone – la sienne -, mais mortelle (ici). C’est un plaisant paradoxe, qui me fait penser à ce balourd de député des Pyrénées, Jean Lassalle, le copain comme cochon avec Bayrou. Sans l’ours tant détesté, Lassalle serait resté un obscur politicien de seconde catégorie. Grâce à lui, il est passé des années durant dans toutes les télés régionales, puis nationales. De même, ce pauvre De Rugy. Sans les zadistes de Notre-Dame-des-Landes, qui ont le courage qu’il n’aura jamais, il serait conseiller municipal de Nantes. Car lécher les fesses de Jean-Vincent Placé ne suffit pas, malgré la rumeur qu’entretiennent les amateurs, à vaincre tous les obstacles.

Rugy aurait pu nourrir quelque reconnaissance, mais ce serait bien mal connaître la bête. Ce qui compte, c’est lui. Et il va donc de tribune en émission cracher au visage de ceux qui acceptent de se battre physiquement en notre nom. Fait-il le préciser ? Sans les jeunes couillons de Sivens, qui ont accepté le face-à-face avec les grenades offensives, cette pauvre madame Royal n’en serait pas rendue à leur donner raison (ici).

Mais il n’y a pas là de quoi impressionner un Rugy, qu’on imagine sans peine traîner sa bedaine de député sénateur, d’ici vingt ans, à la buvette de l’Assemblée, échangeant quelque bon mot avec un quelconque Yves Jégo. Non, décidément, Rugy est un homme à principes et à poigne. Cela fait au moins cinq fois que je lis ses dénonciations – et sa détestation – de ceux de Sivens. La dernière (ici) est si misérable et si drôle qu’elle défie le commentaire. Ce type, eût-il été en poste aux bons moments, aurait envoyé à la guillotine des régiments de condamnés. Et fait fusiller au son des clairons les réfractaires et mutinés de la si terrible année 1917.

Qu’au moins ce grand garçon sache que certains le méprisent. Moi, sans le moindre doute.

De profundis pour les Patagons (sur la mort de Margerie)

Je n’ai hélas pas le temps, car je ne suis pas chez moi, car je suis en vadrouille. Bien entendu, je me m’associe pas une seconde au deuil national (officieusement) décrété pour la mort du patron de Total, Margerie. Peut-être était-il un bon père, un excellent époux, un grand buveur de bordeaux, et toute autre chose dont je me fous royalement.

Avant que de me prosterner devant lui – et dans ce registre, le chef des Verts, Placé, a pulvérisé tous les records en saluant « un grand capitaine d’industrie français très lucide sur la situation de la planète » -, je préfère penser aux innombrables victimes des exactions planétaires de toutes les entreprises pétrolières. D’immenses territoires ont été tués – oui, on peut parfaitement massacrer pour des siècles une contrée, comme en témoigne l’exemple du delta du Niger, où Total officie depuis des décennies – des peuples peuvent être réduits à mendier leur survie, des animaux et des plantes perpétuellement sacrifiés pour que sortent le pétrole et le gaz.

Je préfère penser aux vraies victimes. Margerie a joué, il s’est bien amusé, et jamais aucun tribunal des crimes industriels ne lui demandera le moindre compte. À une autre échelle, qui montre combien les prétendues élites de ce pays sont misérables, Total est l’un des grands acteurs du dérèglement climatique en cours, qui conduit droit à la dislocation des sociétés humaines. J’ai presque scrupule à rappeler pareille évidence : Total gagne ses milliards d’euros en envoyant dans l’atmosphère des quantités astronomiques de gaz à effet de serre. Et soutient presque aussi directement un mode de vie qui s’attaque à nos équilibres les plus élémentaires.

Que penser de nos si pitoyables dirigeants qui, de Hollande à Valls, pleurent leur petit chéri à eux ? Je ne cherche pas les mots, car je sais trop bien qu’ils n’existent pas encore. Si vous entendez encore parler de la mort de Margerie, pensez plutôt à ceux qui meurent écrasés sous la meule ou cramés dans les torchères aux quatre coins du monde. Je ne pleurerai jamais tous les morts.

Bronner au si joli temps du choléra

Je dois dire que j’en ai bien ri, avant d’éprouver des sentiments très divers, dont l’ahurissement est l’un des moindres. Il se trouve que le personnage principal de l’histoire racontée plus bas par le journaliste du Monde Stéphane Foucart était opposé – c’est le mot juste – à moi dans une récente émission de France Inter (http://www.franceinter.fr/emission-service-public-le-principe-de-precaution-peut-il-etre-pris-avec-precaution). Gerald Bronner est sociologue. J’imagine qu’il a lu tous les livres sur le phénomène de la rumeur, et le rôle décisif du « désir de croire » dans la propagation des fausses nouvelles. Mais lisez donc ce texte de Foucart, qui vient de sortir.

Le chlore au temps du choléra

Un survivant du tremblement de terre boit de l'eau d'un puits à Port-au-Prince, le 30 octobre 2010.

Les écologistes ont encore frappé. Leur dangereux « précautionnisme » fait de terribles ravages, jusque dans la manière dont les autorités gèrent des crises sanitaires graves, comme l’épidémie de choléra qui a frappé Haïti fin 2010. Dans l’île caribéenne, déjà meurtrie par le séisme de l’été précédent, on aurait, semble-t-il, laissé des Haïtiens mourir en masse pour cause d’aversion irrationnelle pour les « produits chimiques ». Voilà ce que l’on peut déduire de l’anecdote rapportée par le sociologue Gérald Bronner (université Paris-Diderot), dans un entretien accordé à L’Opinion et publié fin septembre : les autorités chargées de la gestion du choléra en Haïti auraient retardé l’utilisation d’un désinfectant aussi banal que l’eau de Javel pour préserver, au péril des populations, la rivière charriant l’agent pathogène – le vibrion cholérique.

L’histoire, brièvement rapportée dans le quotidien libéral, est consignée dans le dernier livre de M. Bronner (La Planète des hommes. Réenchanter le risque, PUF, 156 p., 13 euros), l’un des plus fervents et médiatiques pourfendeurs du mouvement environnementaliste et du principe de précaution. « Parmi les forces de l’ONU venues prêter main-forte [après le séisme], il se trouvait des Népalais, écrit le sociologue. Le choléra n’existe pas en Haïti, en revanche il perdure au Népal. Certains des habitants de ce pays sont des porteurs sains, et il s’en trouvait parmi les troupes qui apportaient leur aide. Bientôt les eaux courantes furent contaminées, et les premiers cas mortels apparurent. »

C’est ensuite que les choses se gâtent. « Il y avait une solution simple pour éviter l’hécatombe : traiter les eaux avec de l’eau de Javel, poursuit l’auteur. C’était sans compter la ronde des atermoiements précautionnistes. Fallait-il le faire, compte tenu de la mauvaise réputation de l’eau de Javel ? Cette hypothèse fut évoquée, des comités se réunirent pour délibérer sur les dangers supposés de cette utilisation… En l’occurrence, il fallut attendre 5 000 morts et un article de la revue Science qui tirait la sonnette d’alarme, pour qu’on en revienne à des considérations sensées. On purifia les eaux avec de l’eau de Javel et l’épidémie s’interrompit. »

UNE COMPLÈTE AFFABULATION

L’accusation est d’une gravité inouïe et justifierait amplement des poursuites pénales contre les membres de ces « comités ». D’ailleurs, ces fameux cénacles émanaient-ils des autorités locales ? De l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ? Et quel est cet article de Science, qui parvint à éteindre cette folie ? L’histoire ne le dit pas. Et elle ne le dira jamais, car elle est une complète affabulation.

Certes, l’épidémie est bel et bien partie d’un camp de casques bleus népalais, après la vidange de leurs latrines dans l’Artibonite, le fleuve qui traverse l’île. Mais rien n’étaye le scénario d’un atermoiement criminel dans l’utilisation de produits chlorés pour juguler l’épidémie. Sollicitée par Le Monde, la meilleure source possible sur le sujet – l’équipe d’épidémiologistes qui a identifié l’origine de la contamination – confirme le caractère fantasmagorique de l’édifiante histoire.

De plus, les documents de l’OMS et de l’Unicef montrent que l’une des mesures mises en œuvre dès le départ de l’épidémie a précisément été l’utilisation et la distribution de divers produits chlorés. Nul atermoiement, nul « précautionnisme mortifère », selon l’expression de M. Bronner. Interrogé, le sociologue reconnaît l’erreur et, beau joueur, remercie Le Monde de l’avoir portée à sa connaissance.

Quant à sa source… Il s’agit, dit-il, du chimiste Bernard Meunier, vice-président de l’Académie des sciences. De fait, on retrouve cette fable en avril 2013, sous sa signature, dans la revue de l’Association française pour l’information scientifique (AFIS). Avec, en prime, quelques détails croustillants. « Principe de précaution oblige, de nombreux responsables, entourés de bouteilles d’eau importées, ont voulu protéger les populations haïtiennes (…) des dangers de l’eau de Javel et des produits chlorés », écrit-il. Les Khmers verts sirotaient donc leur eau minérale, pendant que périssaient des milliers d’Haïtiens…

Contacté par Le Monde, M. Meunier n’a pu produire aucune source étayant ces affirmations. Mais, bardée de la caution du grand chimiste, l’histoire a surgi dans Valeurs actuelles, Le Figaro, sur des sites Web tenus par la filière des pesticides, et… le dernier livre de Gérald Bronner.

«LE BIAIS DE CONFIRMATION»

L’histoire pourrait ne valoir qu’un haussement d’épaules ou un rectificatif. Elle mérite, au contraire, toute notre attention. Car elle illustre la force du « biais de confirmation » – cette tendance à croire sélectivement tout ce qui confirme nos convictions et nos préjugés – dont sont fréquemment victimes des personnalités du monde académique, dès qu’il s’agit d’environnement. De telles légendes, qui faussent et empoisonnent les débats sur la place de l’homme dans la nature, se forgent souvent dans le chaudron de la blogosphère, circulent sur la Toile, et il suffit qu’une autorité scientifique les reprenne à son compte pour qu’elles deviennent une forme de vérité. Sur le climat, sur les liens entre santé et environnement, sur l’agriculture, des fables de cette sorte sont légion, parfois mobilisées dans les plus hauts lieux de savoir.

Nul n’est à l’abri. Pour s’en convaincre, il suffit de se souvenir que Gérald Bronner lui-même avait fait du « biais de confirmation » l’un des sujets de son précédent ouvrage (La Démocratie des crédules, PUF, 2013), qui décortiquait et moquait la crédulité des foules et des médias devant l’offre informationnelle pléthorique du Net. Mais il n’est, après tout, pas interdit à un sociologue de devenir son propre sujet d’étude.

 Stéphane Foucart
Journaliste au Monde