Le mot de décadence est connoté, je le sais. Il a été si souvent utilisé, au travers des temps historiques, par des vieux cons, que l’on peut hésiter à l’employer. Mais peut-être suis-je devenu, sans m’en rendre bien compte moi-même, un vieux con ? Chi lo sa ? C’est en tout cas ce mot qui m’est venu à l’esprit en écoutant voici un quart d’heure Bernard Guetta, sur France-Inter.
Guetta est un journaliste multicouronné, qui fait des éditos de politique étrangère chaque matin de la semaine. Il est bien rare que je tombe d’accord, mais je lui reconnais sans barguigner du talent, et un don vrai pour l’analyse comme pour la synthèse. Politiquement, je crois pouvoir dire qu’il n’est pas loin de ce que sont aux États-Unis les Démocrates. Pas de droite, pas vraiment de gauche non plus. Une sorte de social-démocrate ayant achevé la mue de rupture avec la tradition socialiste.
Bon. Ce matin, Guetta parlait des écoutes de l’agence de renseignement américaine NSA. Des millions de conversations privées entre Français interceptées dans l’illégalité, pour la seule période 10 décembre 2012-8 janvier 2013. Et Guetta de commenter l’événement à sa manière habituelle, pondérée, raisonnable. Sauf qu’il déconnait à cent sous de l’heure, oubliant superbement le fait que des citoyens d’un pays officiellement libre sont sous la surveillance étroite d’un appareil étatique. Il ajoutait, sans doute pour aggraver son cas, que tous les pays font de même, et que seuls les moyens technologiques et financiers pouvaient expliquer les différences d’échelle entre disons les capacités d’espionnage du Malawi et celles des États-Unis. À en croire son propos, il y avait comme automaticité. Nulle politique. Aucun choix. Pas la moindre décision de qui que ce soit.
Notons immédiatement que c’est intéressant. Un appareil étatique conduirait fatalement au flicage. Mais comme il faut aller au-delà, disons tout net que Guetta exprime bien mieux que ces pauvres nouilles de Hollande ou Valls où en est rendu l’esprit public. Car bien sûr, de telles révélations eussent dû conduire à une crise morale majeure. Au sursaut. Aux manifestations de masse. À l’émeute, pourquoi pas ? Or rien d’autre qu’un friselis à la surface des choses ordinaires. Rien.
Certes, j’ai souvent écrit, car c’est une évidence, que l’on sait tout cela depuis des décennies au moins. Les activités du réseau Échelon – avec au centre la NSA – ont été révélées en 1988, et il s’agissait déjà d’espionnage généralisé des sociétés humaines. 13 ans avant le 11 Septembre, qui leur sert aujourd’hui de justification. De la même façon que nos politiques, Mitterrand en tête, firent semblant de protester, ceux d’aujourd’hui miment stupéfaction et indignation. Je dois constater qu’ils jouent très mal.
Mais l’essentiel, à mes yeux de vitupérateur, est ailleurs. Je sais que la démocratie est morte, mais je reste à chaque fois meurtri quand on me le rappelle. Je veux parler de l’esprit de la démocratie, qui renversa le monde au cours des 18ème et 19ème siècles. L’énergie, pour ne pas dire la foi, était là. Et tout a disparu, décennie après décennie. De plus en plus.
Ce qui reste du souffle historique de 1789, c’est le pire. Je veux dire la glorification de l’individu, jadis moteur de l’émancipation, aujourd’hui consommateur déchaîné pour lequel la machine invente chaque jour de nouveaux objets. L’individualisme, clé de l’industrialisation capitaliste de la planète, fait de chacun un rouage militant du gaspillage universel. Oui. Ne nous reste que le pire. Comme du reste, d’un certain point de vue, mai 68 n’a laissé derrière, pour l’essentiel, que des nuées d’individualistes-hédonistes prêts à plébisciter les écrans plats et les téléphones portables.
Je me suis perdu, excusez-moi. La NSA. N’importe quelle personne, pensant par elle-même, pouvait prévoir ce que donnerait Internet et l’ordinateur aux mains des puissances que l’on sait. Mais il semble que plus la menace se précise, plus se développent des formes de déni de celle-ci. Plus ça va, moins on regarde dans les coins et sous le tapis, certains que nous sommes d’y découvrir les monstres qui hantent nos nuits.
Nos sociétés épuisées recèlent-elles suffisamment de force cachée pour susciter un mouvement neuf ? Capable de s’attaquer à toutes les NSA, dont certaines sont évidemment françaises ? Puis de parler enfin de la seule question qui vaille vraiment, c’est-à-dire la crise de la vie ?
Ajout (plus tard le même jour) : M. Jean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois à l’Assemblée nationale, répond aux questions du journal Le Monde. J’extrais ceci de ses réponses :
« La démesure des écoutes auxquelles procèdent les Etats-Unis est proportionnelle aux moyens qu’ils y consacrent. La communauté du renseignement américain bénéficie d’un budget qui avoisine les 75 milliards de dollars par an ; elle se compose de 16 services (on a tout lieu de penser qu’en réalité ils sont au nombre de 17) ; elle emploie près de 110 000 personnes et recourt à de nombreux sous-traitants. Il s’agit donc d’un rouleau compresseur ».
Mon commentaire : tout est cinglé, mais un bout de phrase l’est davantage encore. Celui-ci : « On a tout lieu de penser qu’en réalité ils sont au nombre de 17 ». Il existe donc peut-être, aux yeux de notre spécialiste national un service américain plus secret que les autres services secrets, qui sont au nombre de 16 déclarés. À ce compte-là, pourquoi pas 38 ? À ce compte-là, pourquoi pas en France aussi ?