Archives de catégorie : Morale

L’avenir des routes, de Sébastien Genest et des écologistes officiels

Je vais essayer de me montrer pédagogue, et de ne pas insulter Sébastien Genest, qui d’ailleurs ne le mérite pas. Jadis, le 22 janvier 2009, j’ai écrit ici même un horrible papier intitulé : Chantal Jouanno se mariera-t-elle avec Sébastien Genest ? Et comme je ne suis qu’un voyou, malgré une sévère lettre d’engueulade de madame Genest, défendant avec force son mari, j’ai récidivé, moquant M.Genest dans le domaine où il a certaine compétence, les forêts. Si cela vous intéresse, vous pouvez taper le nom du monsieur dans le petit moteur de recherche interne à Planète sans visa, et vous trouverez aisément six ou sept articles du même tonneau.

Mais qui est Sébastien Genest ? Un forestier du Limousin. Un ancien forestier devenu président de France Nature Environnement (FNE), acteur majeur de la pantomime du Grenelle de l’Environnement, où des encravatés de l’écologie ont permis à monsieur Sarkozy de faire un grand show à sa manière, tout en trucs, astuces et manipulations. Tiens, au fait : qu’attendent donc FNE, le WWF, la fondation Hulot et Greenpeace pour reconnaître ce qui ne peut plus se discuter ? Pour admettre sans détour qu’ils ont trompé la société française en la faisant marcher dans les manigances du pouvoir ? N’étant tout de même pas totalement con, je sais bien que ces petites Seigneuries ne le feront pas, et d’autant moins qu’elles demeurent prêtes à rempiler.

Genest, excusez-moi. Il n’est plus président de FNE, mais vice-président. Je crois savoir que cet homme est sympathique. Si cela suffisait, la vie serait tout de même plus commode. Mais l’on sait que bien des décisions contestables et même dégueulasses ont été portées par des gens qui inspirent confiance et respirent de même. Je précise pour ceux qui ne connaissent pas que FNE unit selon ses comptes environ 3000 associations locales, fédérées au plan régional dans des structures comme Bretagne Vivante, Alsace Nature, Nord-Nature, la Frapna, etc. Je suis moi-même membre de Bretagne Vivante depuis 1987, et donc de FNE, que j’ai assassinée sans la moindre hésitation dans mon livre Qui a tué l’écologie ?. Et je suis prêt à recommencer, comme on va le voir, car je tiens la bande de bureaucrates qui tient FNE au sommet pour des capitulards de la crise écologique, qui jamais ne mordront la main qui les nourrit. L’État et les structures publiques financent autour de 70 % des activités de FNE. Ite missa est.

Genest, rebelote. Il émarge au Conseil économique, social et environnemental (CESE). Non seulement lui, mais une dizaine d’écologistes estampillés par le trio Sarko-Borloo-Kosciusko-Morizet pour leur beau coup de main au moment du Grenelle de l’Environnement. Compter autour de 3 000 euros par mois. Je connais des gens, et nombre, qui sauteraient au plafond s’ils gagnaient autant. Genest siège et il est simplement fou de voir à quel point il se prend au sérieux. Plutôt, à quel point il prend au sérieux les intérêts de ses copains au pouvoir. J’en demeure scié. Allez donc regarder ce petit film, qui est un bijou de 6mn48 : c’est ici. On y voit un autre membre du CESE, Pierre-Jean Rozet, de la CGT, et notre ami. De quoi parlent-ils ? Du Schéma national d’infrastructures de transport (SNIT).  Qu’est donc ce SNIT ? Je cite un document officiel : « Il reflète une vision stratégique de l’évolution à long terme des infrastructures de transport en France. Il décrit donc le champ très large des possibilités sur les décennies à venir ».

Qui a élaboré ce texte officiel, cadre de notre avenir contraint ? Je vais lâcher une bombe, sans rire aucunement, car vous ne lirez ce qui suit nulle part : ceux qui ont planché prioritairement sur ce plan décisif sont des ingénieurs polytechniciens appartenant au grand corps féodal qu’on appelait jadis les Ponts et Chaussées. Ouille. Si cela ne vous dit rien, il n’est que temps d’apprendre. Cette « noblesse d’État », comme écrivait Pierre Bourdieu, a intégré en 2009 un autre corps très remarquable qui s’appelle les Ingénieurs du Génie Rural et des Eaux et Forêts (Igref). Le corps de madame Kosciusko-Morizet. Mais cela ne change rien au monopole qu’ont les Ponts sur les routes, autoroutes, ronds-points et autres gracieusetés.

Si vous souhaitez en savoir plus sur l’extrême malignité de ce système purement oligarchique, pour rester poli, allez donc lire cet article de Planète sans visa, et notamment ce qui concerne le rapport Bourdillon. Je gage que vous ne serez pas déçu. Quoi qu’il en soit, le SNIT a été élaboré par des spécialistes qui ne jurent depuis des lustres que par le lourd, l’infrastructure, et qui d’ailleurs reçoivent des rémunérations dites accessoires, liées au volume de travaux qu’ils conseillent avec tant de savoir-faire à l’État, sur budget public. En clair, ces gens, dépourvus de la moindre culture dans les si vastes domaines de l’écologie, ont personnellement intérêt à ce que le béton bétonne. C’est sain. C’est frais.

Mais alors – roulement de tonnerre -, que vient donc faire Genest l’écologiste fervent dans cette épouvantable galère ? Je vous pose la question. Le texte – qui reste un projet – du SNIT est une monstruosité technocratique. Une boursouflure au ton insupportable, digne réellement de la novlangue chère à mon vieil ami George (Orwell). Tout n’est qu’hymne au « développement », synonyme de saccage des milieux, des espaces, des espèces. C’est à chialer. Je cite, à propos de l’infâme projet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes : « Le tableau et la carte ci-après présentent les principaux projets qui doivent permettre d’optimiser l’utilisation du transport aérien et notamment de le recentrer sur son domaine de pertinence ». Oui, ils causent comme cela. Et ils veulent leur putain d’aéroport. Pour commencer.

Pour commencer, car tout est à l’avenant, foutredieu. Tout. Le plus incroyable est encore la partie consacrée aux routes et autoroutes nouvelles, que leur Grenelle de l’Environnement  devait empêcher à jamais. Leur Schéma prévoit 10 milliards et 340 millions d’euros de dépenses pour les « infrastructures routières ». Mais attention, quelle belle manière ! Il n’est plus question de favoriser la bagnole, bien entendu. Voyons, ne sommes-nous pas tous en faveur du « développement durable » ? Si l’on trace de nouvelles routes, c’est pour la cause humaine. Dans le texte à nouveau, les investissements seront « de sécurité : c’est évidemment un enjeu majeur de la politique routière de l’État »; « de désenclavement et d’équité territoriale, dans une optique sociale et économique »« de réduction de la congestion ». Aucun commentaire ne ferait le poids en face d’une telle inventivité.

J’ai encore paumé Genest, mais je le retrouve enfin. J’espère que vous avez eu le temps de regarder le petit film proposé plus haut. Il est certain, il me semble à moi indiscutable que Genest a franchi la ligne sans espoir de retour. Il est de leur côté. Il leur sert de caution, et d’alibi, et j’arrête là, car je me retrouverais autrement au tribunal pour injures. Il n’empêche que Genest parle exactement comme eux. Je le cite, lui : « Ce projet de SNIT a des avancées importantes, conséquentes, dans plusieurs domaines ». Au nom de quoi, au nom de quelle morale simple un homme comme lui peut seulement OSER sortir une telle énormité, alors qu’il est censé représenter 3 000 associations, dont nombre se battent ou se battront contre les projets lamentables de ce triste SNIT ? Je ne parviens pas à trouver la moindre réponse.

Le pire ? Oui, il y a un pire. Ce pauvre Genest est obligé de convenir que ce projet rend impossible les engagements pris par la France de diviser par quatre ou cinq ses émissions de gaz à effet de serre d’ici 2050. Dans son inimitable jargon, cela donne : « L’inflexion reste insuffisante pour un projet à échéance de 25/30 ans, proche du terme de 2050 fixé pour atteindre le « facteur 4 » de réduction des émissions de GES ». Autrement dit, un ponte de FNE apporte son aval, moyennant quelques critiques, à un plan d’État qui tourne le dos à la loi française.

Moi qui pense que la lutte contre ce dérèglement est la mère de toutes les batailles, je juge évidemment que Sébastien Genest ne fait plus partie de ma famille. Ou que je suis sorti de la sienne il y a déjà longtemps. Genest a bel et bien rejoint le camp de la destruction et je suis écœuré comme rarement je le fus. Cette écologie de pacotille est bel et bien morte, et comme je l’ai déjà écrit dans un livre, je sais qui l’a tuée.

Le principe industriel est-il criminel ? (à propos de la clope et du reste)

J’ai choisi cette fois un titre un poil abscons, en tout cas peu clair au premier abord. Et c’est volontaire, car je tiens à vous garder ici jusqu’à la fin. À l’heure du net et du survol, ceux qui lisent un article jusqu’au bout son rares, je le sais. Et je sais de même que je perdrai des lecteurs en nombre avant le bas de cette page. Je tente donc une pauvre ruse, et voyons ce qu’elle donne.

Ce que je vais écrire n’est pas ordinaire, et si j’étais vous, je prendrais cet avertissement au sérieux. Je sais de longue date, pour avoir observé de bien près certaines industries mortifères que le crime a joué et joue son rôle dans leur déploiement vertigineux. Je l’ai vu au sujet de l’amiante, au sujet des déchets – je me suis occupé professionnellement, pendant des années, de la sinistre décharge de Montchanin (Saône-et-Loire) -, au sujet des pesticides, des biocarburants, de la viande. Je sais donc de source sûre et certaine que les grandes chaînes hiérarchiques, démesurément étendues, produisent sous le règne du profit maximum des comportements ignobles, immondes et, oui, criminels.

Avant de savoir qui est responsable, éventuellement justiciable, je dois vous parler d’un article qui constitue un choc. Cela ne m’arrive pas toutes les cinq minutes, car je n’ai jamais cessé de lire les journaux depuis l’âge de dix ou onze ans, ce qui commence à dater. Cet article signé Stéphane Foucart, a paru dans Le Monde sous le titre : Les conspirateurs du tabac. Exceptionnellement, je vous en donne l’intégralité dans la partie Commentaires, ci-dessous, mais vous pouvez aussi le lire online, en cliquant ici. Foucart évoque la sortie d’un livre aux États-Unis, écrit par le professeur de Stanford Robert Proctor. Cet intellectuel de haut vol a passé des années à dépiauter des millions de documents internes à l’industrie du tabac. Quoi qu’on puisse penser du reste, ce n’est pas chez nous que l’on verrait cela. Car en 1998, après un procès historique mené par 46 États américains contre les industriels de la clope, il a été décidé, outre le versement d’une menue amende de 188 milliards d’euros, la publication forcée de mémos, courriels, documents internes en tous genres. Et dans cet immense fatras, comme on se doute, d’innombrables révélations qui donnent sa chair au bouquin de Proctor, Golden Holocaust.

Bien sûr, je savais que les fabricants de tabac savaient. Et qu’en toute conscience, ces crapules avaient continué d’inonder les marchés de leur poison mortel. J’avais compris – il aurait fallu être bien aveugle – que cette industrie était comme l’archétype de tant d’autres. Dès les années 20 du siècle passé, raisonnablement, le doute n’était plus permis : le tabac était bien un puissant cancérigène. Confrontés au péril d’une chute sans fin de leurs profits, les pontes de la clope eussent pu tenter une reconversion, mais ils décidèrent en conscience la tuerie de masse. Savez-vous qu’au moment du Plan Marshall pour l’Europe dévastée par la guerre -1947 -, les cigarettiers ont obtenu du gouvernement américain que l’aide directe se décompose en deux dollars de nourriture pour un dollar de tabac ?

En 1953, les mêmes lancent une stratégie extraordinaire qui vise à tromper l’opinion et ces benêts de journalistes en organisant méthodiquement un soi-disant « doute scientifique » sur la dangerosité de la clope. On achète des scientifiques – je croyais la chose rare, Proctor montre que non -, on finance des études biaisées, montées en épingle ensuite dans les journaux adéquats, et de la sorte on crée du bruit, des écrans de fumée, de la confusion. Il faut donc, pour y voir plus clair, de nouvelles études, lesquelles se montrent comme par hasard aussi contradictoires que les précédentes. Ô ne me dites pas que vous ne reconnaissez pas cette musique ! Elle est jouée en ce moment au sujet des antennes de téléphonie mobile.

Osons parler de chef d’œuvre. Il a permis de gagner des dizaines d’années, et il continue d’ailleurs de travailler les esprits dans ces pays d’avenir pour la mort que sont la Chine, l’Inde, et tant de contrées plus exotiques encore. Le savoir-faire accumulé a bien entendu servi aux autres, avec en France par exemple ce qu’on a appelé le Comité permanent amiante (CPA), créé pour tromper sur les risques de contamination par ce qu’on appelait jadis, The Magic Mineral. Mais revenons au tabac. Comment décrire ? La clope tue 5,5 millions d’humains chaque année, soit davantage que le sida, le paludisme, la guerre et le terrorisme réunis. Au cours du XXème siècle, la cigarette aura flingué prématurément 100 millions d’hommes et de femmes. Chiffre à rapprocher – et pourquoi n’oserait-on le faire ? – des 50 à 60 millions de morts de l’infernale Seconde Guerre mondiale.

Des statisticiens ont même calculé ce que tuerait la cigarette au cours de ce siècle si les tendances devaient rester les mêmes, ce qui est pour sûr impossible. Il n’empêche que l’estimation est, disons, intéressante : 1 milliard. Oui, d’authentiques ordures cousues d’or pourraient être responsables de la mort d’un milliard d’entre nous. Par commodité, je vous prie, laissons de côté le débat périphérique – et légitime – sur la responsabilité propre au fumeur, cela nous perdrait. Et d’ailleurs, Proctor raconte dans son livre les incroyables ruses de l’industrie pour rendre toujours plus accros et dépendants les malheureux consommateurs imbéciles. Car imbéciles ils sont, j’en disconviens d’autant moins que j’ai clopé pendant quinze années.

Quoi d’autre ? Eh bien, les fabricants ont infiltré en professionnels qu’ils sont l’Organisation mondiale de la santé (OMS). De nouveau, je le savais, mais dans les grandes lignes seulement. Comme je sais que toutes les structures onusiennes comme la FAO, le Codex Alimentarius – créé par l’OMS et la FAO pour édicter des normes alimentaires…-, le Pnue, le Pnud et bien d’autres le sont. Je vous renvoie à un document de l’OMS, en anglais hélas, qui est proprement stupéfiant. Je ne prétends pas avoir lu les 260 pages, mais j’y ai passé suffisamment de temps pour recommander le texte à quiconque, et c’est ici.

Quoi d’autre ? La clope est radioactive, et un paquet et demi par jour équivaut, grossièrement, à 300 radios du thorax en une année.

Quoi d’autre ? J’arrête là, et je vous dis que nous sommes vraiment des êtres soumis. Du gibier bon à être abattu par les petits et grands viandards de l’industrie. Non ? Si. Pour sortir de la folle cécité qui est la nôtre, il faudrait commencer par nommer le crime. Ce qui entraînerait ipso facto une crise essentielle dans ces structures soi-disant écologistes qui collaborent avec l’industrie, et parfois la pire, comme c’est le cas, entre autres, du WWF ou de France Nature Environnement (FNE). Bien entendu, cela ne suffirait pas, mais conduirait à rechercher des formes d’action enfin adaptées. Car en face de l’assassinat de centaines de millions de personnes, que fait-on ? On pétitionne ? On joue du flûtiau ? Ou bien l’on dresse la liste des criminels avant que de leur faire rendre gorge ? Ce n’est pas ce que j’appellerais la même stratégie.

Que ce soit pour les pesticides – une industrie criminelle -, les biocarburants – une industrie criminelle – la viande – une industrie criminelle – et vous compléterez l’interminable liste vous-même, nous savons bel et bien l’essentiel. La seule chose qui nous manque, c’est la vaillance, le courage, la volonté d’enfin affronter le mal incarné. J’ai nommé l’industrie. Et je réponds du même coup à la question posée dans le titre. Oui, je crois que l’industrie est criminelle dans son principe. Elle rend abstrait ce qui est on ne peut plus concret : le besoin de boire et de manger, de se vêtir, de se chauffer, d’avoir un toit. Elle transforme les êtres en marchandises. Elle est dirigée chaque jour davantage par des entités, dont nous ignorons tout. Sans la moindre solution de continuité, selon moi, elle mène des fabriques puantes – qui ruinaient les tondeurs et tricoteurs au seul profit des métiers à tisser et de leurs propriétaires, il y a deux siècles -, à Michelin volant les terres d’un village d’Intouchables du Tamil Nadu aujourd’hui.

L’industrie a toujours, et toujours plus remplacé le service dû aux hommes par son propre mouvement interne. Lequel, dans nos sociétés capitalistes vieillissantes, signifie la recherche abjecte de fric, quels que soient les coûts sociaux ou écologiques. L’industrie est amorale et son gigantisme l’entraîne fatalement à provoquer des dégâts planétaires irréparables. Il n’y a rien que l’on puisse faire, sinon abattre le monstre. Le reste n’est que vile soumission à l’ordre.

Je ne terminerai pas en laissant croire que je réclamerai le retour au bon vieux temps de l’artisanat. Les hommes n’étaient pas meilleurs, mais au moins, la taille de leurs activités leur interdisait les exterminations de masse. Je récuse avec force l’idée que nous serions condamnés à pactiser avec les transnationales et tous nos petits champions nationaux, mus exactement par les mêmes logiques. Ce qui me saute aux yeux, c’est qu’il faudra, sur les ruines de notre monde, bâtir une économie de la simplicité, où les objets retrouveront le sens qu’ils n’auraient jamais dû perdre, où l’on pourra faire réparer toute une vie durant ce dont nous aurions réellement besoin. Une utopie ? Certes oui, et revendiquée. Mais leur avenir à eux n’est pas utopique, il baigne dans le sang des sacrifiés à venir. Arrêtons donc de déconner et de faire semblant, comme tous ces foutus Bisounours de la sphère écologiste, qu’il s’agit de s’entendre entre gens de bonne compagnie. Je ne suis pas de bonne compagnie. Et la place de ces salauds est en enfer.

Jancovici et Allègre sont dans un bateau (personne ne tombe)

Dans Quel beau dimanche – Aquel domingo -, Jorge Semprún raconte un jour ordinaire dans le camp nazi de Buchenwald, où il fut emprisonné. J’ai lu ce livre lorsqu’il est sorti, en 1980 donc, et je l’ai aimé. J’aimais beaucoup Semprún, en ce temps-là, et ce temps a changé. Celui qui fut le responsable du parti communiste (clandestin) espagnol à Madrid, dans les années si noires du fascisme franquiste, parlait dans ce livre des insupportables réalités d’un camp de concentration. Qui n’était pas d’extermination, la différence est de taille pour qui passa par les conduits des chambres à gaz. Buchenwald, Dachau ou Mauthausen ne sont pas Auschwitz-Birkenau, Sobibór ou Treblinka. Mais je m’égare, comme si souvent.

Semprún raconte dans ce livre quantité de choses importantes, et parmi elles, ce mot à propos d’une des antiennes de la vulgate marxiste-stalinienne de cette époque : la dialectique. Tarte à la crème de générations de militants élevés dans l’orbite soviétique, la dialectique était servie à toutes les soupes. Et pour Semprún, cela donnait finalement : « C’est quoi, la dialectique ? La dialectique, c’est l’art de toujours retomber sur ses pattes ». Voilà que j’ai pensé à ces mots à propos – peut-être hors de propos, vous en jugerez – de deux personnes en apparence fort éloignées.

Mais d’abord, les présentations. Claude Allègre, avant d’être un climatosceptique et un imposteur certain, a été un ponte socialo. Un ami de plus de trente ans de Jospin, à qui il servit à la fois de ministre de l’Éducation, de conseil – si je puis écrire – en écologie, et même de garde rapprochée. Il est proprement fantastique de voir un homme de cette sorte, qui a prétendu toute sa vie être de gauche, et donc défendre la veuve et l’orphelin, se rallier avec une vulgarité sans égale à la candidature de Sarkozy, qui méprise le peuple sans seulement le dissimuler. Cela n’embête personne. Cela ne questionne ni le parti socialiste, ni Lionel Jospin, qui eût pu devenir notre président après avoir été un espion de Pierre Lambert (fondateur de l’OCI, secte politique dont fut membre aussi Jean-Luc Mélenchon, lequel admire sans gêne Jospin).

Jean-Marc Jancovici, polytechnicien, est membre de longue date du Comité de veille écologique de la Fondation Hulot. Il a écrit de nombreux livres sur l’énergie – bons  -, au Seuil, il tient table ouverte sur www.manicore.com, un site internet très intéressant, et il est un croyant dans le nucléaire. Mais un vrai. Pour avoir parlé avec lui, longuement, je peux ajouter sans craindre de me tromper qu’il est d’une infatuation considérable. Doté d’une agilité intellectuelle que je n’hésite pas à juger remarquable, son intelligence – et ce n’est certes pas la même chose – bute contre les limites de son arrogance. Je gage qu’à l’égal d’un Juppé, il a une perception rabougrie de l’intelligence de soi et de celle des autres. Bon, je n’entends pas le changer.

Pourquoi ces deux-là ? Parce que le premier, Allègre, vient de se prosterner aux pieds de notre soi-disant président. Et cela n’attire pas le moindre commentaire. Besson, Kouchner, Amara se sont vendus au maître, et cela ne voudrait rien dire. Sur les hommes. Sur la valeur qu’on accorde aux idées. Sur le sens de l’action publique. Oui décidément, je pense à Semprún. Tout est possible à qui sait danser sur un fil. Et retomber sur ses pattes sans se faire le moindre mal. Quant à Jancovici, je viens de lire un entretien déprimant qu’il a accordé à un journal en ligne, Enerpresse. Je dois avouer que les mots me manquent, qui permettraient de décrire mon écœurement. Voici ce que Jancovici écrit sur Fukushima, dont on va fêter l’atroce premier anniversaire le 11 mars prochain :

« Même si tous les 20 ans se produit un accident similaire, le nucléaire évitera toujours plus de risques qu’il n’en crée. Il n’y a plus de raison sanitaire, aujourd’hui, d’empêcher le retour des populations évacuées à Fukushima, qui, au final, n’aura fait aucun mort par irradiation. De son côté, le million d’évacués pour le barrage des Trois Gorges, parfaitement « renouvelable », est assuré de ne jamais retrouver son « chez lui » ! En France – car c’est loin d’être pareil partout – Fukushima aura surtout été un problème médiatique majeur, avant d’être un désastre sanitaire ou environnemental majeur. Cet embrasement médiatique n’est pas du tout en rapport avec l’importance de cette nuisance dans l’ensemble des problèmes connus dans ce vaste monde. Du point de vue des écosystèmes, et ce n’est pas du tout de l’ironie, un accident de centrale est une excellente nouvelle, car cela crée instantanément une réserve naturelle parfaite ! La vie sauvage ne s’est jamais aussi bien portée dans les environs de Tchernobyl que depuis que les hommes ont été évacués (la colonisation soviétique, à l’inverse, a été une vraie catastrophe pour la flore et la faune). Le niveau de radioactivité est désormais sans effet sur les écosystèmes environnants, et le fait d’avoir évacué le prédateur en chef sur cette terre (nous) a permis le retour des castors, loups, faucons, etc. On a même profité de cette création inattendue de réserve naturelle pour réintroduire des bisons et des chevaux de Przewalski , qui vont très bien merci. La hantise de la radioactivité vient de la crainte que nous avons tous quand nous ne comprenons pas ce qui se passe. Mais ce que nous ne comprenons pas n’est pas nécessairement dangereux pour autant…».

Je peux admettre, car je fais des efforts, qu’on défende cette énergie criminelle. Mais pas avec des arguments aussi lamentables. Non ! Si même Jancovici avait raison sur le nucléaire, il serait insupportablement con de prétendre savoir, comme par miracle, ce qui s’est passé il y a près d’un an à Fukushima. Car nul ne le sait. Car l’opacité organisée par les maîtres locaux de l’atome interdit que l’on sache. Oser dire dans ces conditions qu’il n’y a eu aucune mort liée à l’irradiation est une pure et simple infamie. Et passons vite, car je ne veux pas vomir devant vous, sur le goût du paradoxe, sur le plaisir du paradoxe dont fait preuve Jancovici. Cette affaire est un drame planétaire, sauf pour lui et ses amis, dont je ne doute pas qu’ils rient à gorge déployée de ces écolos-idiots incapables de prendre la vraie mesure des choses.

Non, cette fois, je ne me suis pas perdu en route. Cette manière de perpétuellement retomber sur ses pattes, c’est le signe de notre époque, davantage que celui d’autres temps. Je constate que les socialistes se foutent du cas Allègre et al., qui en dit tant sur eux. Et que Nicolas Hulot se garde bien de remettre à sa place son glorieux conseiller dans le domaine de l’énergie. Et cela en dit extraordinairement long sur les limites indépassables de sa personne. Non ?

Nos amies les bêtes sont-elles des frères ?

Je vois, comme vous je l’espère, que personne ne parle des animaux. Dans cette funeste campagne électorale, du moins. Voilà qu’on polarise l’attention publique pendant quelques mois, prétendant aborder les questions les plus essentielles de l’époque, et voilà qu’on ignore nos frères, les bêtes. C’est étrange. C’est instructif.

J’ai employé le mot frères sans réfléchir, et j’ai eu tort. Car il est tout sauf anodin. D’un côté, il est absurde, car il trace un trait d’égalité entre qui commande, frappe et tue – nous – et qui ne cesse de recevoir le knout – eux. De l’autre, il est juste en ce qu’il exprime mon rêve fou d’un monde réconcilié avec lui-même, laissant à chacun l’espace et le temps nécessaires pour mener une existence digne d’être vécue. Je n’y peux rien : je me sens fraternel avec les animaux, tous les animaux de la création. Et les végétaux, pour sûr. En règle générale, on ne tue pas son frère. Sauf si on s’appelle Caïn, mais on voit les conséquences.

Donc, pas un mot, de la part de nos chers politiciens, sur la barbarie totale infligée à ceux qui nous ont pourtant tout donné. Je parle là des seuls animaux domestiqués par notre noble espèce. Nous butons environ 1 milliard et 100 millions d’individus chaque année en France pour permettre à la Sécurité sociale de faire face aux authentiques épidémies de cancers, maladies cardiovasculaires, diabètes dont notre monde ne saurait désormais se passer. Quand je dis qu’on les bute, c’est qu’on les bute jusqu’au fond des chiottes* que sont nos vastes abattoirs. Et avant cela, bien sûr, l’on nie toute forme de personnalité à ces êtres considérés comme des morceaux, des choses, des amas. En les entassant comme des sacs – non, on ferait plus attention -, en les piquant d’antibiotiques et de tant d’autres produits goûteux, en leur enlevant leurs gosses en fonction des calculs commerciaux, etc.

Nous sommes des barbares, mais comme la version officielle est que la France est un pays cultivé, éduqué, démocrate jusqu’à l’os, emplie jusqu’à la gueule de prétentions universelles, il vaut mieux s’abstenir de parler du sort fait aux bêtes. Pourtant ! Depuis leur domestication, aux origines plus mystérieuses qu’il n’y paraît – qu’on se plonge dans les livres de Jacques Cauvin ! -, les animaux d’élevage ont offert aux sociétés humaines leur peau, leurs plumes et sabots, leur chair, leur extraordinaire présence quotidienne, si nécessaire à notre relatif équilibre. Et que dire de leur force de travail ?

Sans la force contrainte de nos esclaves animaux, aucune civilisation n’aurait émergé. Ni l’Égypte des Pharaons qui vénérait, avec plus de sagesse que nous, le taureau Hap. Ni la Grèce antique et son invention de la démocratie. In fine, le glorieux viaduc de Millau – humour – n’aurait pas même vu le jour. Ils nous ont tout donné, et nous ne cessons pourtant de les martyriser. La dette que nous avons accumulée au fil des millénaires ne sera jamais acquittée, mais au moins, on pourrait commencer à faire les comptes.

Il n’y a pas d’avenir humain sans eux. Sans une radicale transformation de notre attitude à leur égard, qui impose de vrais bouleversements de notre psyché. Ce qui signifie, car il me reste un soupçon de lucidité, qu’un long chemin improbable attend les défenseurs de la vie sur terre pour tous. Il va de soi que le petit espace qu’une main invisible nous a octroyé doit être partagé. Il va de soi que les hommes doivent accepter de reculer là où c’est possible, et de faire place à ce qui n’est pas eux. Pensez qu’un pays comme la France, pour cause de déroute de la civilisation paysanne, dispose désormais, pour la première fois depuis des siècles, de millions d’hectares où les humains ne pénètrent plus guère ! Et pensez que quelques braillards, avec des arguments rationnels à la clé, hurlent à l’idée que 150 loups, peut-être 200, sont enfin revenus au pays après en avoir été chassés par le fusil et le poison ! 150, quand il y avait en France, voici deux siècles, plus de 15 000 loups !

Mais je m’égare, puisque de l’animal domestique, sujet du jour, je suis passé sans prévenir au sublime Canis lupus. Revenons à nos moutons. Où plutôt au cochon. Il y a de cela trois ans – je crois -, je suis allé rendre visite à un éleveur de cochons du côté du cirque de Navacelles, entre Hérault et Gard. Je suis arrivé fort tôt le matin, alors que grondait un formidable tonnerre au-dessus de villages déserts. L’éleveur, Éric Simon, menait son vaste troupeau d’une manière prodigieuse, au milieu d’une garrigue géante. Je l’ai suivi quand il donnait à manger à ses animaux, et j’en avais la chair de poule, au milieu des cochons. Car ces derniers vivaient, tout simplement. Les mères se retiraient dans des abris pour mettre au monde leurs enfants. Les jeunes partaient en bande déconner dans les bois voisins. Un gros verrat prenait son bain de boue dans une sorte de piscine à même le sol. Et chacun gambadait dans le sens qui convenait à son humeur du jour, jusqu’au bout de l’horizon. Je ne suis pas près d’oublier la beauté de ce monde naissant, entre orage et soleil levant.

* Tout le monde ne connaît pas nécessairement l’anecdote : au cours d’une conférence de presse tenue en 1999, Vladimir Poutine avait déclaré qu’il fallait « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes ».

PS : en complément, je vous suggère de réfléchir à certaines grandes figures inventées par nous pour désigner au fond une seule et même horreur. Nous feignons tous de croire qu’il est sans importance d’attribuer aux animaux nos tares les plus viles. Mais il n’en est évidemment rien. Plutôt que de reconnaître pleinement notre responsabilité, et nos si évidentes limites, nous préférons donc matraquer par les mots ceux qui échappent encore un instant au Grand Massacre. Et cela donne, mais vous complèterez :

La Bête de l’Apocalypse – sept têtes et dix cornes – est le symbole d’un pouvoir exercé par Satan lui-même. Bienvenue en enfer.

La Malbête, qu’on retrouve dans tant de témoignages fiables – ou beaucoup moins – est non seulement le loup sauvage, mais aussi, et finalement, tout ce qu’on redoute affreusement sans nécessairement le voir. Par certains côtés, un synonyme de l’angoisse.

La Bête humaine, formidable roman de Zola, où le mécanicien finit par ne plus faire qu’un avec sa locomotive, sur la ligne Paris-Le Havre. Cette Bête-là est bien proche de l’idée de « progrès » industriel.

La phrase de Brecht : « Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde ». La bête, pour cet écrivain qui finit sa vie en triste stalinien, c’est le fascisme allemand, le nazisme. Mais le fascisme n’est pas une bête. C’est un homme.

Eva Joly et Thomas Sankara (liens croisés)

Je plains sincèrement Eva Joly, car je vois comme tout le monde que sa candidature est encalminée, probablement jusqu’au terme de cette pitoyable campagne présidentielle. Je le regrette. Et j’ajoute, peut-être à la surprise de certains lecteurs de Planète sans visa, que j’aurais pu voter pour elle. Plus exactement, j’y ai pensé, quelque jour déjà lointain.

Cette femme n’est évidemment pas une écologiste*, mais comme aucun candidat ne l’est, cela limite, vous en conviendrez, les possibilités. J’aurais pu voter pour elle, mais non en raison d’idées écologistes qu’elle n’a pas. Il m’aurait suffi que, s’appuyant sur son passé, elle fasse campagne autour des relations infernales entre le Nord et le Sud de la planète. Et qu’elle relie ce combat évident à la nécessité de faire reculer concrètement la corruption, qui mine la France après bien d’autres pays. Cela m’aurait suffi, puisqu’il m’est interdit de voter pour mes idées.

Mais tel n’aura pas été le cas. Entourée par de piteux apparatchiks verts semblables à Boa constrictor étouffant sa proie – mais ce dernier est incomparablement plus beau -, elle s’est donc perdue en route, ballottée d’imbécillités en insignifiances. Baste ! il n’y a rien à faire. Pensant un peu à elle, j’ai convoqué à moi le spectre d’un être étrange et merveilleux qui s’appelait Thomas Sankara. Pardon à ceux qui connaissent le personnage, mais je dois bien sûr penser aux autres. Sankara est né en 1949 dans ce que notre si belle colonisation avait appelé la Haute-Volta à la suite d’un simple décret.

Dans ce pays qui n’avait jamais existé, Sankara était un Peul-Mossi. Une réunion à lui seul de deux peuples, les Peuls – des éleveurs – et les Mossi, ou plus exactement les Moagha, antique population africaine. Je ne vais pas livrer ici sa biographie, mais quelques étapes sont nécessaires. Militaire, fougueux, rebelle, il fonde une association clandestine appelée Rassemblement des officiers communistes ou ROC. Personne n’est parfait, même pas lui. Car en deux ans, de 1981 à 1983, c’est par une série de putschs militaires à l’africaine qu’il parvient finalement au pouvoir.

Nous sommes en août 1983, et Sankara est président du Conseil national révolutionnaire. Il va régner sur le Burkina Faso, nouveau nom du pays – dont la traduction signifie  « pays des hommes intègres » – , jusqu’au 15 octobre 1987, date de son assassinat. Je gage volontiers qu’il ne fut pas seulement un Archange de la beauté et de l’harmonie. Mais je sais deux choses, et même un peu plus, de lui. Un, il avait imposé à ses ministres de rouler dans une R5 Renault, alors que tous les corrompus du continent s’affichent dans de grosses cylindrées, Mercedes de préférence. Et deux, il avait longuement reçu mon cher ami Pierre Rabhi, agroécologue bien connu, à qui il avait ouvert les portes du pays. Et de la mobilisation de ses paysans. Car Rabhi a mené sur place quantité de programmes de formation à l’agroécologie, au départ grâce à Sankara.

Oh, il n’est que trop clair que Sankara incarnait alors un tiers-mondisme daté, marxiste, anti-impérialiste comme l’on disait, cruellement aveugle à tout ce qui sortait de la mythologie. Mais il aimait les gens, son peuple, et vomissait ces innombrables petites crapules blacks qui ont si bien pris la place de nos innombrables petites – et grandes – crapules blanches du temps des belles colonies. Sankara ne plaisantait pas avec le fric que le pouvoir d’État faisait miroiter devant lui. Relisons ensemble cet extrait de l’un de ses discours consacré à la dette qui étrangle et affame les plus pauvres : « La dette, c’est encore les néocolonialistes ou les colonisateurs qui se sont transformés en assistants techniques. En fait, nous devrions dire qui se sont transformés en assassins techniques. Et ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement, des bailleurs de fonds, un terme que l’on emploie chaque jour comme s’il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez d’autres. Ces bailleurs de fonds nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers. Nous nous sommes endettés pour cinquante ans, soixante ans et même plus. C’est-à-dire que l’on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant cinquante ans et plus.

Mais la dette, sous sa forme actuelle, contrôlée et dominée par l’impérialisme, est une reconquête savamment organisée, pour que l’Afrique, sa croissance et son développement obéissent à des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l’esclave financier, c’est-à-dire l’esclave tout court, de ceux qui ont eu l’opportunité, la ruse, la fourberie de placer des fonds chez nous avec l’obligation de rembourser. On nous dit de rembourser la dette. Ce n’est pas une question morale, ce n’est point une question de ce prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser ».

Je ne sais pas pour vous, mais moi, comme on dit aux Amériques, I buy it. Je marche, même si cela ressemble à bien des discours convenus. Je marche, car je sais que Sankara croyait à ces paroles, à la différence de tant de phraseurs. Mais d’autres que moi s’en étaient rendu compte en temps réel, et parmi eux nos grands socialistes, dont cet Immense Mitterrand que messieurs Hollande et Mélenchon se disputent à coups de menton en ce mois de février 2012. Nul ne veut se souvenir du Mitterrand atlantiste de l’après-guerre, quand il défendait la politique américaine par tous les moyens à sa disposition. C’est alors qu’il noua des liens avec de futurs satrapes de l’Afrique, comme Houphouët, qu’il devait retrouver plus tard. C’est alors qu’il défendit bec et ongles l’Empire que nous avaient légué nos massacreurs. Élu président en 1981, sur un programme de « rupture avec le capitalisme » – hi, hi, rires préenregistrés -, que fit-il de nos relations avec l’Afrique ? Eh bien, il commença par lourder ce pauvre Jean-Pierre Cot, son premier ministre de la Coopération, qui entendait, ce sot, mettre en cause la Françafrique. Juste avant de le remplacer par Christian Nucci, héraut de l’affaire de corruption – sur fond de nuits africaines – connu sous le nom de Carrefour du développement.

Passons. Il ne faudrait pas, mais passons. Sankara a été assassiné en 1987, à l’époque où Mitterrand était président et Chirac Premier ministre. Le premier avait choisi Guy Penne pour être son « Monsieur Afrique ». Franc-maçon, ce qui n’est pas un compliment sous ma plume, Penne était à sa façon un parfait françafricain. Quant au second, Chirac, il disposait des admirables services de Jacques Foccart, qu’on ne présente plus. Imagine-t-on que nos gouvernants de l’époque auraient pu laisser Sankara enflammer les jeunesses africaines sans réagir ? À vous de voir. Le certain, c’est que Sankara fut emprisonné une première fois au Burkina en mai 1983, peu après une visite sur place de Penne. Hasard ? C’est la thèse de certains. Conséquence ? Telle est l’idée d’autres.

Plus ténébreuse est la suite. Le 18 novembre 1986, Mitterrand quitte le Burkina furieux, après sa première visite officielle dans le Pays des hommes intègres. Il est en colère, car au cours d’une réception, Sankara s’est lancé dans un discours au ton bien peu diplomatique. Vous en trouverez le texte complet ici, dont j’extrais ceci : « C’est dans ce contexte, Monsieur François Mitterrand, que nous n’avons pas compris comment des bandits, comme Jonas Savimbi, des tueurs comme Pieter Botha, ont eu le droit de parcourir la France si belle et si propre. Ils l’ont tachée de leurs mains et de leurs pieds couverts de sang. Et tous ceux qui leur ont permis de poser ces actes en porteront l’entière responsabilité ici et ailleurs, aujourd’hui et toujours ». Il va de soi que pour un homme comme Mitterrand, une telle mise en cause valait déclaration de guerre.

Beaucoup de rumeurs ont depuis circulé. Sur le rôle de Penne. Sur le rôle d’Houphouët, le vieux complice ivoirien de Mitterrand. Je n’ai bien entendu aucune certitude. Au reste, qu’importe ? L’assassinat de Sankara, en octobre 1987, servait indiscutablement les intérêts d’une certaine France, représentée autant par Chirac que par Mitterrand. Et l’ordre régna de nouveau sur le Burkina Faso. Mais je vois que j’ai fait un considérable détour pour vous parler de madame Eva Joly, et de cette déplorable campagne pour l’élection présidentielle de mai 2012. Oui, je crois qu’elle aurait fait des voix si elle avait su être elle-même. Il est évidemment désastreux de prétendre représenter une idée aussi haute que l’écologie alors qu’on n’y connaît strictement rien. Cela ajoute – qui ne le voit ? – à la détestation désormais générale de la politique.

Oh oui, elle aurait pu concentrer son propos sur ce qu’elle a vu. L’affaire Elf – je rappelle qu’Elf est désormais dans Total, services spéciaux made in Africa inclus -, la corruption de nos élites, si massive, et l’impérieuse nécessité d’un retour à la morale commune. Par exemple. Cela aurait fait du bien à tout le monde, et je gage qu’elle aurait obtenu bien au-dessus de 5 %, seuil retenu pour être remboursé des dépenses électorales. Bon, c’est bel et bien terminé, mais je veux ajouter un point. Un point infime, mais qui pourrait, qui eût pu réunir quelques forces dispersées, mais saines en tout cas. Je veux parler des hôtels de région. Vous voyez ce que je veux dire ? Je vous explique : les régions de France ont tapé vertigineusement dans la caisse publique pour construire des hôtels-vitrines.

Je me fous bien sûr de la couleur politique de ses présidents, le plus souvent de gauche. Eussent-ils été de droite que cela n’aurait rien changé, pensez. Mais regardez plutôt. 164 millions d’euros pour l’hôtel de région à Lyon. 32 millions d’euros pour la seule extension de celui de Toulouse, hors taxes. À Lille, 164 millions d’euros pour le bâtiment inauguré en 2006, et ainsi de suite. Je n’ai pas le courage de chercher tous les coûts de ces monstres. Auxquels il faut inclure l’entretien de dizaines de milliers de mètres carrés à chaque fois, le chauffage, etc.

Est-ce populiste de mettre en cause cette frénésie ? Je ne le crois pas une seconde. De la même manière que le défunt Sankara obligeait les ministres à rouler dans de petites bagnoles, je crois qu’un point de départ possible d’une nouvelle aventure commune serait de tirer le bilan de ces années-bacchanales au cours desquels tant de roitelets ont dilapidé sans état d’âme. Nommer la dépense, dénoncer la corruption – en France, elle n’est jamais bien loin -, tel est à mon sens l’un des préalables à l’action pour un autre monde. En somme, vive Sankara ! Mais pas vive Eva Joly, qui a définitivement perdu l’occasion de nous aider à rassembler nos forces.

* Je précise pour ceux qui ne me connaissent pas que le mot écologiste contient pour moi un sens exigeant, si exigeant même qu’il faudra bientôt trouver un terme neuf pour désigner ceux qui entendent vraiment sauver les équilibres de la vie. En attendant, personne, dans la campagne en cours, ne mérite ce qualificatif admirable.