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Jacques Le Goff, le Moyen Age et les funambules (gaffe !)

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Je pense que personne ou presque n’aurait pu faire mieux que Jacques Le Goff, dont vous trouverez plus bas une tribune publiée samedi 13 mars 2010 dans Le Monde, sous le titre : Nous ne sommes plus au Moyen Age. Le Goff est un historien de réputation mondiale, un médiéviste, c’est-à-dire un spécialiste du Moyen Age, précisément. J’ai lu, je crois, deux livres de lui. Le premier s’appelle L’imaginaire médiéval, et j’en gardé le souvenir éblouissant d’un savoir global. Je me souviens bien moins, désolé, d’un livre que Le Goff a consacré à François d’Assise, celui qui devait devenir saint. Je précise cela pour vous dire combien je respecte le savant.

Quant à la tribune du journal Le Monde, elle est pitoyable, presque pathétique. Le Goff, né en 1924, a aujourd’hui 86 ans. C’est un homme de gauche, social-démocrate comme ils le sont tous désormais. L’historien est un véritable archétype de cette génération, de ces générations plutôt qui ont cru au « progrès » des sociétés humaines, et qui continuent, par peur du vide. On compte parmi les sectateurs de cette imagerie la quasi totalité de ceux qui monopolisent la parole publique, quel que soit le domaine considéré. On les entend à la télé comme à la radio, on les lit dans les livres et sur les journaux, ils sont de droite comme de gauche. Ils croient. Ce n’est pas une honte, loin s’en faut. Le malheur est qu’ils ne se voient pas croire. Le drame est que, pour eux, c’est toujours l’autre qui est dans l’idéologie et l’indécrottable naïveté, au mieux. Eux, ils savent. Et relèguent aux marges, parfois aux gémonies, ceux qui prétendent penser autrement, et agir de même.

Voici donc la tribune de Le Goff, qui illustre à la perfection le débat absurde sur les élections régionales. D’un côté, il y a un monde qui s’engloutit en pleurant, tempêtant contre les messagers. De l’autre, dansant sur un fil au-dessus des cascades, doutant de tout mais avançant pourtant, une poignée d’olibrius. Il ne peut y avoir d’accommodement et il n’y en aura pas. Peut-être les funambules tomberont-ils à l’eau. Mais les autres seront alors noyés depuis longtemps.

Nous ne sommes plus au Moyen Age, par Jacques Le Goff

Historien du Moyen Age, j’ai consacré l’essentiel de mes recherches et de mes publications à restaurer l’image d’époque des ténèbres que la Renaissance puis l’époque des Lumières avaient donnée à cette période de notre histoire.

Le Moyen Age m’est apparu comme une époque créative et innovante qui, de la croissance agricole à Dante, en passant par les universités et les cathédrales, avait été un grand moment de la construction de notre civilisation européenne. Je n’ai pas caché qu’il présentait des manifestations d’irrationalisme tout à fait dépassées comme la peur du Diable, la peur de l’Antéchrist, ou la peur de la fin du monde.

Or je crois voir et entendre dans la plupart des médias une renaissance de ces côtés arriérés que je croyais disparus. L’écologie, la peur du réchauffement climatique engendrent des propos producteurs de transes et de cauchemars. Certes, nous devons accorder plus d’attention qu’on ne l’a fait en général dans les décennies précédentes au respect de l’environnement, et prendre des mesures de précaution face à d’éventuelles conséquences graves d’un réchauffement climatique. Il faudrait par ailleurs que ces affirmations et ces craintes soient justifiées par l’opinion de personnes compétentes, et il conviendrait que leurs propos ne soient ni déformés ni exagérés.

Puis-je souligner que les peurs qui sont ainsi suscitées d’une façon souvent irrationnelle ont pour conséquence certaine et vérifiée qu’elles frappent encore plus les populations à l’existence difficile et précaire ? L’incroyable assaut à la consommation de la viande contribue largement aux graves difficultés des agriculteurs, une catégorie sociale sur laquelle l’Europe s’est en partie fondée. Le coût élevé de l’alimentation bio écarte un peu plus les pauvres de la table des riches et rajoute aux difficultés des habitants de pays émergents chez qui la famine fait de cruels ravages.

Voilà, me semble-t-il, le type de problème qui réclame toute l’énergie des nantis : la lutte contre la faim, les maladies, la mort, pour l’équilibre social et pour la mise à niveau des pays émergents. Qu’on n’oublie pas non plus que l’excès dans la malédiction peut aller à l’encontre de son objet. Les critiques énoncées posément et rationnellement justifiées sont les plus efficaces.Comment peut-on réduire à l’écologie le programme économique, social et politique que doit présenter tout parti en démocratie ? Le souci de l’environnement ne doit être qu’un des sujets d’un programme plus large et plus profond. Cet abus me semble se rattacher à la regrettable obsession que je cherche par ces lignes à faire rentrer dans le cadre de la raison, sans pour cela rester les bras croisés devant les réels efforts que demande l’environnement. Il m’est souvent arrivé de m’insurger contre les personnes parfois éminentes qui disaient « nous ne sommes plus au Moyen Age ». Aujourd’hui, face à ces transes, j’ai envie de dire moi aussi : nous ne sommes plus au Moyen Age.

PS : la peur. La peur. Un long traité ne suffirait pas. Je me contenterai de quelques mots. D’abord, elle est humaine. Il est certain qu’elle souvent irraisonnée. Qu’elle prend chez beaucoup d’humains des formes extraordinaires, extravagantes, folles. Mais d’où vient-elle ? Telle est l’une des questions que j’aurais, moi Fabrice Nicolino, aimé poser à Jacques Le Goff. Lui préfère s’en prendre à ce qu’il nomme l’irrationnel. Lui, si fier manifestement de la conquête du monde réalisée par la raison technique, ne voit pas ce qui crève les yeux du premier observateur venu. Depuis qu’elle a triomphé – disons depuis le siècle dit des Lumières -, cette Raison a unifié le monde selon ses règles. Créé les conditions de guerres mondiales plus dévastratrices qu’aucun crime de masse de notre vieux passé « barbare ». Inventé des outillages, telle la bombe nucléaire – qui donnent la possibilité de tout anéantir. Sapé les bases d’éléments aussi essentiels que le climat lui-même. Vidé ces océans que les Le Goff du passé croyaient inépuisables. Etc, ad nauseam. Bref, la peur, quelle que soit la forme qu’elle prend et prendra, est justifiée sur le plan choisi par Le Goff lui-même. Elle peut présenter des formes déconcertantes. Elle peut paraître folle. Mais elle est aussi, profondément et malgré tout, rationnelle. Oui, nous avons bien raison d’avoir peur.

Quand monsieur Hubert Védrine me jette aux oubliettes

Chez ces gens-là, les manants restent à leur place. Je le savais, je le sais, je serai enterré avec cette évidence dans un coin de ma tête. Mais quand même. Vers la fin de 2006, alors que je faisais de longs entretiens, chaque mois, dans le magazine Terre Sauvage, j’ai décidé de rencontrer Hubert Védrine, ancien conseiller de François Mitterrand, ancien ministre des Affaires étrangères de Lionel Jospin. Je l’ai fait pour la raison qu’en 2004, j’avais lu une tribune de lui désignant l’écologie comme la « question centrale ». Mazette, centrale ! Cet homme semblait tache dans l’univers politicien que nous connaissons tous.

Je n’avais pourtant pas la moindre illusion. Védrine avait compris une chose plutôt évidente : qui veut continuer à faire de la politique est obligé de se positionner par rapport à la crise écologique. Voyez le cas Sarkozy et son Barnum personnel appelé Grenelle de l’Environnement. Bref, fin 2006, après des préparatifs de rendez-vous complexes, je sonnai à la porte de ses bureaux de la rue Jean Goujon, dans les beaux quartiers parisiens. Je m’autorise dès maintenant à vous rassurer sur les fins de mois de monsieur Védrine. L’espace et la lumière, l’épaisseur et la qualité des moquettes, la joliesse des moulures et des boiseries me permettent de penser que cet homme ne connaît pas de trop près la crise.

Je mentirais comme un arracheur de dents si j’écrivais que Védrine m’a impressionné. Oh non ! Je suis d’un monde qu’il ignore, mais dans lequel les puissants ne seront jamais les maîtres. Cet homme manifeste en tout cas un dédain confondant, qui se trahit par le ton de la voix, le geste de la main, le mouvement de l’œil. On jurerait Mitterrand, qu’il imite sans que personne n’ait semble-t-il pensé à le lui faire remarquer. Cette froideur m’était-elle destinée ? Je ne crois pas. Je suppose que Védrine traite les hommes en deux catégories : ceux qui comptent, et les autres. Moi, autant l’avouer, j’étais sans aucun doute les autres. Mais il est certain qu’il considère les Importants d’une manière différente, car il ne recevrait autrement que des pierres. Ce qui, pour un diplomate de carrière, ne serait pas de la dernière efficacité.

En tout cas, une heure de rencontre, peut-être un peu plus. Je mentirais derechef en vous disant que l’entretien était sans intérêt. Certes, Védrine s’attribuait, c’est humain, des dons de prescience rétrospectifs. Lui qui avait été secrétaire général de l’Élysée entre 1988 et 1991, prétendait avoir compris dès cette époque l’importance cruciale de la question climatique. On n’est pas tenu d’y croire. Car si l’on y croyait, on serait aussitôt contraint de faire un lourd procès, lui aussi rétrospectif, à Védrine Hubert, qui n’a strictement rien fait en ce domaine quand il en avait le pouvoir. Donc, un entretien, mêlant de vraies préoccupations à de consternantes banalités, approximations et même erreurs de taille. Sur les rythmes de la crise écologique, sur la gravité du dérèglement climatique, sur René Dumont, sur la croissance, sur le nucléaire, etc. Mais je ne m’attendais pas à autre chose.

De retour chez moi, je commence alors un gros travail technique et professionnel qui consiste à transformer un échange de paroles en un texte écrit. Il faut d’abord « décrypter » l’enregistrement, de manière à obtenir un texte brut, puis de le réduire considérablement, en le réorganisant de fond en comble. Faute de quoi, c’est illisible. Védrine ne manque pas de clarté d’élocution comparé à tant d’autres, mais il demeure que son propos ne pouvait être publié ainsi. J’ai donc écrit, oui écrit, non seulement les questions, mais aussi les réponses. En totalité. Certes, à partir du verbatim, mais en améliorant grandement le tout, qui reste à la disposition des Archives nationales (je plaisante).

J’envoie ensuite le projet d’entretien pour validation. Je n’ai jamais fait cela que dans quelques cas, notamment ces entretiens au long cours par lesquels des personnalités s’expriment. Je pense qu’elles ont le droit moral de vérifier que leur pensée n’est pas estropiée. En tout cas, le texte me revient, avec quelques modifications mineures. Et un ajout, sous la forme d’un appel de notes, que voici : « (1) Michèle Froment-Védrine est médecin et directrice générale de l’AFSSET (Agence française de sécurité sanitaire de l’environnement et du travail). L’AFFSSET a accueilli à Paris en septembre 2006, 1600 spécialistes mondiaux de l’évaluation ds pollutions et des nuisances venus de 61 pays ». Il n’y a pas de suspense : Madame est l’épouse de monsieur, qui aura voulu lui rendre un petit hommage. Rien que de très naturel. Je signale au passage que, vraisemblablement, la relative ouverture de Védrine aux questions d’écologie a été favorisée par ce lien familial précieux.

Mais en 2006, je me retrouvai soudain face à un sérieux hic. Deux, en réalité. D’abord un petit : il fallait raboter le texte de Védrine, de façon qu’il puisse entrer dans l’espace imparti à l’entretien. En clair, couper. Le second hic était plus fâcheux. Fin 2006, je mettais en effet la dernière main au livre écrit avec mon ami François Veillerette, Pesticides, révélations sur un scandale français (Fayard). Et dans le cadre de ce travail, j’avais eu à connaître des détails de la réunion des 1600 spécialistes mondiaux évoquée dans l’appel de notes supplémentaire de Védrine. Ce qui donne dans le livre ceci, page 282, après une longue explication : « Soyons sérieux : l’AFSSET, agence publique de santé environnementale étrillée par l’administration interne, organise des congrès “scientifiques” de conserve avec le lobby américain de la chimie. En compagnie de professionnels qui défendent des intérêts commerciaux. Dont acte, comme on dit parfois quand on ne sait plus quoi dire. Dans une nation mieux éduquée, davantage tournée vers la règle stricte et la défense intransigeante du bien public, de telles informations emporteraient fatalement la direction actuelle de l’AFSSET. Que cette dernière se rassure : nous sommes bien certains qu’elle sortira indemne de ces menus désagréments ».

Vous imaginez peut-être la tête de madame Froment-Védrine, directrice du machin, à la lecture de ces mots au printemps 2007, date de sortie du livre. Entre-temps, l’entretien avec son époux était paru dans Terre Sauvage, auquel j’avais, entre autres, retranché toute mention du fameux raout scientifique. Car tout de même. Bien entendu, jamais Hubert Védrine n’a jugé bon de seulement me faire envoyer trois mots par sa secrétaire. Pour me remercier, qui sait ? Mon travail était pourtant, compte tenu du matériau de départ, une réussite. En la circonstance, nul doute que j’ai été l’auteur de cet entretien.

Or, j’ai feuilleté en librairie l’autre jour un nouveau livre, dont je doute qu’il devienne un succès mémorable. Mais comme il est signé Hubert Védrine, il mérite les trois lignes qui suivent, du moins ici. Son titre : Le temps des chimères, articles, préfaces et conférences (Fayard). Le livre s’achève sur l’entretien que j’ai réalisé et écrit. Tiens donc, cela lui aura donc plu. Mais Hubert Védrine, grand seigneur mitterrandien, s’est simplement emparé du texte, sans seulement m’en avertir ou demander quoi que ce soit à Terre Sauvage. Et, bien entendu dois-je ajouter, mon nom a simplement été éliminé, effacé du tableau. L’entretien faisait bien dans le décor général d’autopromotion, mais pas moi. À la trappe, le Nicolino moqueur et critique ! Au fond des douves, l’ennemi de Madame ! N’a jamais existé ni n’existera jamais ! Peut-être pour ne pas avoir d’ennui juridique – monsieur est avocat-conseil, n’est-ce pas ? -, le mot Terre Sauvage apparaît quelque part en tous petits caractères, sans aucune mention d’entretien ni de date. Évidemment, aucun lecteur ne peut en inférer que le texte dont se glorifie apparemment Hubert Védrine provient de ce journal. Encore bravo, monsieur notre maître !

PS : Je renonce, car je suis comme d’habitude trop long, à vous entretenir d’autres histoires. Pour qu’on sache bien que je ne suis pas dans la simple détestation de Védrine, je précise que j’ai pris sa défense il y a quelques années, publiquement, alors qu’il était victime d’une ignoble calomnie provenant d’un homme que je ne veux même plus citer. Ce qui m’a valu un procès, que je ne regrette nullement. Védrine méritait d’être défendu, je l’ai défendu.

Je laisse donc tomber les enfilages de perles que Védrine s’autorise à propos de l’écologie. Sachez quand même que l’ancien ministre est très distrayant lorsqu’il parle de la Chine, qu’il connaît visiblement en habitué des suites royales de Shanghai et Pékin. Ou quand il prédit, en novembre 2009, que la conférence sur le climat de Copenhague ne peut être un échec. Ou bien encore comme il vante les mérites d’une croissance qui, par on ne sait quel miracle, deviendrait « verte » avant que de sauver le monde. Hubert Védrine a compris, par la grâce de son épouse et de Dieu réunis, que l’affichage écologique lui donnait une bonne longueur d’avance dans la course entamée à l’ENA vers les sommets de la gloire. Il a raison. Et il est le conseiller en géopolitique du délicieux patron de Total, Christophe de Margerie, amoureux de la nature et des nappes de pétrole lourd se déposant sur la côte.

Deux citations, pour la route.

La première : « Et lui [de Margerie], qui le conseille ? S’il fallait n’en citer qu’un, ce serait Hubert Védrine, l’ancien chef de la diplomatie sous Jospin reconverti dans le conseil, avec qui Margerie partage une certaine vision de la France, éloignée du déclinisme ambiant (ici) ».

La seconde : « Hyperactif, le nouveau directeur général de Total ? Sans doute. Mais c’est aussi ce qui lui a permis d’enrichir progressivement son bagage de départ. A ceux qui regrettent – jamais ouvertement – qu’il ne soit pas ingénieur, ses nombreux partisans font valoir ses talents de diplomate hors pair. Hubert Védrine est bien placé pour en juger. L’ancien ministre des Affaires étrangères a souvent été amené à rencontrer Christophe de Margerie. De son point de vue, le successeur de Thierry Desmarest était tout simplement “au même niveau que les meilleurs du Quai d’Orsay”. La moindre des choses, il est vrai, quand on porte le nom d’une famille d’ambassadeurs. “A la tête des grands groupes, poursuit le ministre, les dirigeants perçoivent évidemment les enjeux mondiaux, mais leur expertise se cantonne le plus souvent à leur domaine de prédilection. Christophe de Margerie a un compas beaucoup plus large. Par goût personnel, il s’intéresse à une foule de choses qui lui confèrent une véritable culture diplomatique. Et pas seulement au Moyen-Orient” (ici) ».

Je pense vous avoir assez embêté comme cela. Vive la République ! Vive la France !

De quoi Haïti est-elle le nom ?

Je pense à eux, sous la pierre et les poutres, déjà placés dans leur cercueil, et qu’on enterrera comme du vrac. Haïti est un sac de gravats qu’on jette dans un trou, en se bouchant le nez. Si j’ose évoquer ici le sort des victimes innombrables de là-bas, c’est d’abord parce que je n’ai cessé, sur Planète sans visa, de parler du Sud. Et des pauvres, plutôt des miséreux de là-bas, qui « soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines ». Ceux qui « ont le pain quotidien relativement hebdomadaire ». Ceux qui ne savent pas, au moment de se coucher dans leur absence de draps, s’ils auront à manger demain.

Je n’ai cessé de parler d’eux, car je pense à eux chaque jour. On a le droit de ne pas me croire, mais je sais, moi, ce qui se trouve dans ma tête. Et je pense à eux, chaque jour. Le 26 octobre 2009, je consacrais un article à Haïti (ici), qui ne me donne évidemment aucun droit particulier d’ajouter quelques mots au drame biblique que vit ce bout d’île. Non, aucun droit d’aucune sorte. Je me contente d’expliquer que mon intérêt pour les gueux est immensément profond, et qu’il ne me quitte pas. C’est ainsi, et il m’aurait été douloureux de rester silencieux.

Ne parlons pas ici de la situation humanitaire, ni d’ailleurs du présent en général. D’autres le font, chacun est saturé d’images le plus souvent obscènes. On se foutait bien d’Haïti, et l’on fait semblant de s’y intéresser un peu, pour les raisons que chacun connaît ou devine. Et puis tout disparaîtra. Bientôt. Bientôt, deux ou trois millions de chemineaux tenteront de trouver leur route au milieu du désastre. Il restera l’aide officielle, institutionnelle, vaillante plus d’une fois, mais ridicule dans tous les cas. Ridicule. Nul n’a la moindre idée de ce que deviendra Port-au-Prince, ville tentaculaire de bidonvilles surpeuplés. Faudra-t-il, in fine, aider à reconstruire ce qui a été  ?

On verrait alors des équipes occidentales équipées des meilleurs outils et matériaux rebâtir les conditions de cette infravie où se déroulaient pourtant tant d’existences. L’ONU, Médecins du monde, l’Unicef bâtissant des murets de trois parpaings surmontés d’un toit de tôle. Variante : un toit de fibrociment contenant de l’amiante. Je ne dis pas cela au hasard : le vertueux Canada, qui a envoyé de nombreuses équipes en Haïti après le tremblement de terre, est l’un des grands producteurs mondiaux d’amiante. Et de fibrociment, que l’on appelle là-bas chryso-ciment, ce qui doit faire du bien aux poumons (ici). Je reprends : ou les gentils humanitaires construiront des bidonvilles, ou ils construiront une véritable capitale, ce qui impliquerait des maisons aux normes antisismiques, des routes, des feux rouges, des flics aux carrefours, des égouts, des canalisations, de l’eau potable au robinet, etc. Jamais cela n’arrivera, pour des raisons évidentes. Chaque jour suffit sa peine. Il n’y aura pas d’argent, pas de volonté, il n’y aura personne pour signer les chèques et tenir la truelle. Personne.

Notez avec moi qu’il reste une troisième possibilité, qui serait de laisser se démerder les Haïtiens, qui sont si bien, si complètement habitués au malheur. Mon petit doigt me dit que cette sombre histoire se finira de cette manière. Oui certes, Port-au-Prince aura son aéroport, son port, son Palais national et ses ministères, qui permettront de montrer à la télé la reconstruction de l’État haïtien. Mais pour le reste, dès que les projecteurs, coco, auront été remballés, on refera la même chose qu’avant, en pire, dans une zone perpétuellement menacée par un craquement de l’écorce terrestre. Des bidonvilles, à perte de vue.

En ce sens, au-delà de l’infinie tristesse qui m’accable, je crois pouvoir dire que l’île d’Haïti est une forme prévisible de notre avenir commun. Réfléchissons ensemble. Les millions de personnes sans toit ne préfigurent-ils pas les dizaines, les centaines de millions de réfugiés écologiques et climatiques de demain ? Il est d’autant plus intéressant de regarder de près comment un monde, riche encore – le nôtre -, a jugé bon de traiter cette catastrophe. Je ne sais pas si vous croyez à l’humanisme de façade de nos gouvernants, qu’ils soient de Paris ou de Washington DC. Moi, je dois l’avouer, guère. Il me semble donc légitime de se demander pourquoi les Américains ont lancé sur Haïti une opération militaire, avec un porte-avions et au moins 10 000 soldats.

La version angélique de cette mobilisation, c’est qu’il s’agit d’aider un peuple martyr. Mais qui lit en ce moment la presse américaine comprend que le pouvoir a grand peur d’assister à un exode massif qui conduirait des dizaines de milliers d’Haïtiens, peut-être bien plus encore, vers les côtes américaines, qui ne sont guère qu’à 1000 km. Pour ne citer qu’un exemple, les garde-côtes de Floride sont sur le pied de guerre. Alors, pourquoi une telle armada ? Peut-être, peut-être bien pour empêcher le peuple haïtien de fuir son enfer.

La France ne fait pas mieux. Il lui est très facile d’envoyer des pompiers et des chiens, et d’offrir ainsi à TF1, Jean-Pierre Pernaut et Laurence Ferrari de quoi remplir leurs spots publicitaires à la gloire de notre si noble pays. Mais il lui est impossible d’ouvrir les hôpitaux bien équipés de Martinique et de Guadeloupe, proches pourtant. On parlait dans les premiers jours d’un « Plan blanc » – blanc ! – susceptible d’accueillir 100 blessés graves de Haïti par jour en Martinique. Aussitôt annulé. Sur ordre politique. Les Haïtiens n’arrivent plus qu’au compte-gouttes (ici). La raison vraie est que la France officielle redoute un afflux. Redoute un débordement. Redoute une installation définitive des malades dans ces havres que sont les Antilles françaises.

Il faut encore aller au-delà. Haïti administre la preuve, et le démontrera au fil des années, que le territoire si restreint de l’opulence n’entend pas se laisser envahir par la misère. Comme il n’entend pas répartir les richesses et accorder de vraies chances à ces si nombreux trous du cul du monde, il lui faut bien essayer de contenir la poussée irrésistible de la misère. À partir de 1947, l’Amérique de l’après-guerre avait inventé la politique dite de containment, c’est-à-dire d’endiguement de l’influence communiste stalinienne sur le monde. Ce containment aura été la cause de guerres – en Indochine -, de grands massacres – en Indonésie -, de coups d’État – au Guatemala, en Iran – d’assassinats ciblés – Ernesto Che Guevara -, de production massive d’opium, de ventes illégales d’armes,  et d’immenses réseaux de corruption, dont certains existent encore.

Eh bien, j’ai le sentiment écrasant que les stratèges de l’armée américaine, incapables qu’ils sont d’agir sur les causes du malheur planétaire, entendent bien combattre ses conséquences au mieux des intérêts de l’Empire. Mais surtout ne pas oublier la France ! Ne vous y trompez pas, notre état-major sait très bien, depuis au moins vingt ans, qu’une menace d’immigration massive, venue pour l’essentiel d’Afrique du Nord, menace à terme, de leur point de vue, notre douce France. Voyez comment sont d’ores et déjà traités les Comoriens qui tentent de rejoindre Mayotte clandestinement (ici). Les uns sont Français, les autres d’inquiétants étrangers dont le nombre atteint peut-être 60 000 illégaux sur une population totale, à Mayotte, de 186 000. Songez au sort fait aux clandestins, souvent Brésiliens ou Surinamiens, en Guyane, où ils forment une part considérable de la population locale, théoriquement française. On se prépare de barbares rencontres entre miradors, fil barbelé, mitrailleuses lourdes et poitrails d’humains.

Il existe une morale capable de conclure ces quelques phrases. Elle n’est pas gaie, mais elle existe. Notre Nord gavé n’entend toujours pas distribuer les cartes de manière que tous les humains puissent enfin gagner quelque chose. Nos chefs rêvent encore de châteaux-forts et de mâchicoulis, de douves et d’oubliettes. Ou encore d’une ligne Maginot à l’abri de laquelle ils pourraient continuer la triste fête où nous convie chaque matin cet art du mensonge qu’est la publicité. Seulement, voilà : le moment de vérité se rapproche à vive allure. Où nous ouvrons notre âme pour de bon, ce qui implique évidemment de changer de système et de décrocher de leurs sinécures nos classes politiques de gauche et de droite. Ou nous allons droit au chien policier. Pas celui qui sort un survivant de sous les ruines. Celui qui mord la main qui réclame son dû. On le cache encore, mais on l’entraîne. Si nous ne trouvons pas les moyens d’une véritable humanité, nous sombrerons inéluctablement dans le soutien aux mesures les plus infamantes. Qui osera dire le contraire ?

Bis repetita (encore sur le pouvoir)

Le pouvoir. Le vrai pouvoir dont je vous entretenais dans l’article précédent. Et DSK. Ce que je pense de cet homme politique, je l’ai déjà écrit bien des fois. Au tout début de Planète sans visa (ici), je rappelais que le patron de cette infamie nommée Fonds monétaire international (FMI) a été, entre autres, un avocat d’affaires. Que, dans ce cadre, il a conduit pour le compte de très grands patrons ce qu’on nomme, avec un œil entendu, des deals. Entre 1993 et 1997, il a même présidé un lobby appelé le Cercle de l’Industrie, regroupant un vrai bottin des grands capitaines d’industrie français. Dès 1994, il devenait un lobbyiste appointé du nucléaire. Envoyé en mission en Allemagne par EDF, il commençait son noble travail auprès de ses amis du SPD allemand. Sa mission n’avait aucun mystère : il devait convaincre Siemens de rejoindre Framatome et EDF dans le vaste chantier de l’EPR, le nouveau réacteur nucléaire français.

Et puis, en 1997, le voilà de retour dans le gouvernement de la France, appelé par Jospin au ministère de l’Économie. Autrement dit, après avoir copiné des années avec les pontes de Renault, Areva, EDF et tant d’autres, DSK jugeait légitime d’avoir à traiter les affaires du pays avec les mêmes. Cet homme n’est pas dépourvu de morale. C’est seulement qu’elle lui est personnelle. Pourquoi parler ce 13 janvier 2010 de cet homme déplorable, alors que minuit approche ? Parce que je viens de lire un papier sur lui dans Le Nouvel Observateur à paraître demain jeudi. Non, je n’écris pas cela pour frimer. Souventes fois, les journalistes lisent le journal quelques heures avant les autres. Ce que cela change ? Rien.

J’ai donc pensé à lui, et à un second article paru en juin 2009 (ici). Madame, qu’on appelle aussi Anne Sinclair, avait invité le tout-Paris à l’anniversaire de son excellent mari aux Buttes-Chaumont. Mais qui était invité ? Bien des gens. Dont des banquiers et des industriels bien sûr. Dont BHL et Arielle Dombasle, cela va de soi. Dont Jean-Pierre Elkabach, Claude Allègre, Alain Minc, Jean-Christophe Cambadélis. J’ai écrit en gras les deux derniers noms, car je vais y revenir. Que prouve cette soirée d’anniversaire ? Ce que tout le monde de sensé sait déjà. DSK est un homme-lige du capitalisme transnational. Il n’a servi ni ne servira d’autres intérêts, quoi qu’il arrive. Et si, par malheur, il devait se présenter aux élections présidentielles, je plains par avance ceux qui se laisseraient aller à voter pour lui. Je le dis sans agressivité : à mes yeux, ceux-là n’auraient pas la moindre excuse.

Et passons. Alain Minc. Cet arrogant personnage, d’autant plus capable de mordre que personne ne lui a jamais mis de muselière, est un ami proche de DSK et de Sarkozy. L’article dont je vous parlais, et qui sera demain dans L’Obs sous la plume de Mathieu Croissandeau, rapporte un repas pris entre les époux Minc, DSK et Anne Sinclair dans l’un des restaurants les plus chers de Paris, situé place des Vosges. Selon le journaliste, et je ne sais s’il dit vrai, Minc aurait souhaité ce repas – payé néanmoins par DSK -, pour prendre la température. DSK se préparait-il pour les présidentielles ?  Aurait-il éventuellement l’envie et la ténacité d’aller jusqu’au bout ? D’après Croissandeau, en tout cas, Minc se serait empressé d’appeler Sarkozy pour lui dire qu’à son sens, un homme se trouvant en « surcharge pondérale » comme DSK, et qui reprend du ris de veau, n’est pas en piste pour une épuisante campagne électorale. Je vous jure que je n’invente rien. Ainsi.

Mais l’essentiel n’est pas encore là. L’essentiel est, bien entendu, que ces gens qui se côtoient sans cesse, mangent ensemble, dorment ensemble, et bien plus si affinités, ne font que semblant de s’opposer. Oh ! vous vous en doutiez. Je suis désolé d’avoir paru vous prendre pour des naïfs. Vous vous en doutiez donc, et vous aviez raison. Un cercle parfait réunit les patrons présentés dans le texte précédent et ceux qui sont à l’Élysée ou prétendent y entrer. Il n’y a donc pas le moindre espoir de ce côté-là, si vous voulez m’en croire. Et aux éternels crédules qui misent – peut-être – sur Martine Aubry, je rappellerai brièvement qu’elle s’engagea en faveur d’un « usage contrôlé de l’amiante », quand des braves comme Henri Pézerat tentaient de faire interdire ce poison, dont la singularité est de tuer de simples prolos sans le moindre relais médiatique.

Hasard ? Sûrement. Elle fut directeur général adjoint du groupe Péchiney entre 1989 et 1991, dont la responsabilité reste engagée dans des dossiers lourds concernant l’amiante, comme par exemple Tréfimétaux. Quittant Péchiney pour le ministère du Travail – entre 1991 et 1993 -, elle ne trouva ni le temps ni la volonté de faire interdire ce matériau criminel, laissant le fardeau à ses successeurs. Une grande dame, hein ? En 1993 enfin, virée de son poste au ministère, elle créait sans façon la Fondation Agir Contre L’exclusion, ou FACE. Avec une palanquée de philanthropes tels que GDF-Suez, Manpower, Péchiney-le-retour, Axa, Casino, Renault, le Crédit Lyonnais, etc. Rien que des braves gens. J’imagine que vous avez constaté, tout comme moi, à quel point l’exclusion sociale a pris peur, en face de tels adversaires, et combien elle a reculé depuis en France.

Je redoute d’avoir à le dire brutalement, mais je me demande si nous pourrons aller bien loin avec tous ces gens. Je me demande même avec un peu d’angoisse au ventre si ces champions de la gauche ne sont pas un peu connectés à l’univers décrit dans mon message précédent. Mais dites-moi donc : et si ces belles personnes se foutaient totalement de notre gueule ? Notez que ce n’est qu’une question. Quant à Jean-Christophe Cambadélis, dont je vous rappelle que j’ai mis son nom en gras plus haut dans ce texte, que vous en dire ? Vous me pardonnerez, mais c’est personnel. Cambadélis a été l’un des chefs d’une des pires structures politiques de l’après-guerre, qui s’appela entre autres Organisation communiste internationaliste (OCI). Un groupe d’une immense étrangeté, et qui utilisait la violence la plus abjecte, dans l’après-68, contre ses adversaires. Au-dedans, c’était presque pire. Une sorte de police stalinienne y faisait régner l’atmosphère, en modèle réduit, des procès de Moscou. Mais à Paris, sans que le coup de pistolet Nagant dans la nuque n’en finisse avec les dissidents, comme là-bas.

Je sais, lecteurs de Planète sans visa, que nombre d’entre vous s’ennuient lorsque je parle de certain passé. Mais je suis qui je suis, n’est-ce pas ? Et Cambadélis, passé au PS dans des conditions rocambolesques, y est devenu un cheffaillon de plus, proche de DSK. Il n’a guère changé, à mes yeux en tout cas. Tel il était, tel il demeure. Peut-être en apprendrons-nous un jour davantage sur son passé. Ou peut-être non. Moi, je sais comment se comportait l’OCI de Cambadélis entre disons 1970 et 1977, et cela me suffit bien. Alors, pourquoi parler de lui, qui en vérité ne m’intéresse plus ? Parce qu’il a salué la mémoire de Daniel Bensaïd, mort ces derniers jours, d’un tonitruant communiqué intitulé : « Salut, Bensa ! ». C’est ainsi – Bensa – que Bensaïd était appelé par ses nombreux amis. Dont je n’étais nullement, je le précise.

Bensaïd, cofondateur de la Ligue communiste révolutionnaire, et du NPA qui lui a succédé, était l’un des noms du trotskisme français. Je n’avais, Dieu sait, rien à voir avec sa pensée, mais je sais que cet homme-là fut un révolutionnaire. Et cet engagement était à l’évidence – je dis bien à l’évidence -, aux antipodes des pratiques bureaucratiques d’un Cambadélis. Alors, et tant pis, décidément, si j’ai semé de nombreux lecteurs en route, je dois dire que cet hommage de Cambadélis à la noble figure de Daniel Bensaïd claque comme un outrage. Un terrible outrage qui passera inaperçu. Désolé, mais je devais. De DSK à Cambadélis, en passant par Minc et Martine Aubry, il n’y a nulle solution de continuité. Il y a au contraire un fil. Qui est un câble. Qui forme fossé et frontière. Moi, jamais, quoi qu’il arrive désormais, je ne les franchirai. Il y a eux, et nous. En tout cas, et parce que je ne veux enrôler personne, au moins eux et moi.

PS et rajout tardif : Je me rends compte avec horreur que mes formulations pourraient faire penser que j’ai eu à voir, si peu que ce soit, avec Cambadélis et sa clique de bastonneurs. Par Dieu ! non. Que non ! Jamais, ni de près ni de loin ! Mais il m’arriva en revanche de prendre deux coups de bâton des mains de ces sbires. Apparemment, je ne les ai pas oubliés.

¡ Chile, Chile, Chile, solidaridad ! (con los Mapuche)

Comme j’ai pu vibrer pour ce pays lointain ! Lorsque j’avais 16 ans, puis 17 et 18, jusqu’à disons 21, le Chili a été une présence réelle dans ma vie. C’est ainsi. D’abord quand Salvador Allende fut président – socialiste – du pays, avant d’être renversé par une brute nommée Pinochet, le 11 septembre 1973. Ensuite quand les assassins et les tortionnaires transformèrent ce pays si poignant en asile de vieillards, en maison de fous, en terre de massacres. J’ai aimé le Chili comme on peut aimer un rêve. À cette époque, je pense que je serais allé fort avant si une guerre contre les fascistes avait éclaté là-bas. En tout cas, je le crois. Et comme j’ai vécu depuis, j’ai bien quelques raisons de penser de la sorte.

Le Chili d’aujourd’hui semble un monde venu d’ailleurs. Il s’y passe des élections présidentielles, dont le deuxième tour est prévu le 17 janvier 2010. La présidente en place, la socialiste Verónica Michelle Bachelet Jeria, ne peut pas se représenter, et a dû laisser la place à un falot politicien qui est surtout le fils de son père, Eduardo Frei Ruiz-Tagle. Un démocrate-chrétien, allié aux socialistes, qui a déjà été président en 1994. En face, une sorte de Berlusconi de l’hémisphère sud, Sebastián Piñera, dont les comptes sont estimés à un milliard de dollars. Il a fait fortune avec l’introduction des cartes de crédit, possède la chaîne de télé Chilevisión. Il est la droite, Frei est donc la gauche. Et choisissez le meilleur !

C’est là, pauvres lecteurs de Planète sans visa, que je montre ce qui me reste de dents. Car je me fous totalement de savoir qui va gagner. Ils se valent. Ils se valent bien. Ils ont, depuis le départ du pouvoir de cette canaille de Pinochet, mimé l’opposition, alors qu’ils étaient évidemment d’accord sur l’essentiel. L’essentiel est là-bas la même chose qu’ici : l’économie. Il fallait faire entrer le Chili dans le moule du libéralisme dur, et la mission a été accomplie par la création du Mercosur, marché intégré des pays du cône sud de l’Amérique, par la suite connecté à son Big Brother du Nord, l’ALENA.

Je n’ai pas le goût de détailler les destructions qu’a pu entraîner cette politique purement criminelle. Il est certain, à mes yeux, que l’âme du peuple chilien en a été altérée si profondément qu’elle a peut-être disparu au passage. Ce qui reste de ce pays pourrait bien se trouver sur les flancs du volcan Villarica, au nord de la Patagonie chilienne. Il n’est pas si haut – 2847 mètres -, mais son cratère de basalte, parfois recouvert d’une neige de conte de fées, crache des flammes. Et surtout, oui surtout, il est la résidence, l’une des résidences en tout cas de Pillán. Ce dernier a évidemment créé le monde et ses chimères. De temps en temps, il s’énerve, mettez-vous donc à sa place. Le volcan Villarica, où des gommeux chiliens osent faire du ski, s’appelle en réalité Quitralpillán, c’est-à-dire, en langue mapuche, la demeure de l’ancêtre de feu. Cela se tient, aucun doute là-dessus.

Qui sont ces Mapuche ? Des Indiens. Probablement les premiers habitants humains de ce qui deviendrait bien plus tard le Chili. Cela ne les rend pas plus aimables pour autant, mais c’est en tout cas un fait. Comme il est acquis que les Mapuche, à la grande différence de tant d’autres Chiliens, vautrés devant la chaîne Chilevisión de Sebastián Piñera, ont conservé une partie de leur culture. L’avenir leur appartient donc davantage qu’aux autres, malgré les cruelles apparences actuelles. En attendant, c’est l’horreur pure et simple, car l’histoire comme l’esprit mapuche sont aux antipodes de tout ce qui domine à Santiago, la capitale, gauche et droite confondues.

Il est probable que les Mapuche, dont le territoire historique est au nord de la Patagonie, forment encore 6 % des 16 millions de Chiliens. Ils ont une langue, un imaginaire, et des revendications. Non seulement ils veulent récupérer les terres volées par les envahisseurs, mais en outre – singularité sur ce continent -, ils réclament une nation. On aime ce mot ou non, mais les Mapuche – plus ou moins synonymes d’Araucans – savent tous qu’ils n’ont pas plié devant le Conquistador. C’est inouï, mais c’est ainsi. Les soudards qui s’étaient emparés de l’empire Inca ne parvinrent jamais à gagner la partie au sud de la rivière Bio Bio. Bien mieux, les Araucans-Mapuche, qui avaient appris l’usage du cheval à une vitesse époustouflante, se jetèrent en 1554 sur Santiago de Chile, alors une simple bourgade. Avec cinq cents hommes, mais surtout une dizaine de cavaliers, tous commandés par l’illustrissime cacique mapuche Lautaro (un texte de fond, épatant, et en français, ici, puis chercher : La conquête du désert).

Dans le monde sans épaisseur – donc sans finesse – de ceux qui croient ce que leur disent propagandes et publicités de toutes sortes, il n’est plus aucun espace pour eux. Ils crient dans le vide, depuis des décennies. Un peu moins, un peu plus, selon les époques et les régimes. Le 13 décembre 2009, jour du premier tour des élections, un groupe de Mapuche encapuchonnés a barré la route du côté de Pidima, à 600 km de Santiago. Avec des arbres et des branches. Encapuchonnés, chez eux. Il faut dire que cela ne plaisante guère, lorsque l’on s’attaque au pouvoir chilien. On a appris en novembre que le Mapuche Matías Catrileo avait bien été abattu dans le dos par un flic, comme on s’en doutait. Et de même pour le jeune Jaime Facundo Mendoza, autre Mapuche assassiné le 12 août 2009 (ici).

Qui commande le Chili, au moins jusqu’au 17 janvier ? Des socialistes comme on les connaît ici. L’un d’eux, José Antonio Viera-Gallo Quesney, ministre du Secrétariat Général de la Présidence s’il vous plaît, a froidement déclaré que les Mapuche n’auraient jamais droit à une autonomie territoriale. « Ils doivent comprendre, a-t-il bien précisé, que leur identité doit prendre place dans un monde changeant et moderne ». Changeant, moderne. Les Mapuche n’ont donc qu’à crever. Oui, mais ils résistent. Et même si c’est dérisoire, je me sens proche. D’eux. De leur monde et de leurs visions. Mais qu’attend donc Pillán ?