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Pouvoir d’acheter (et de se vendre)

J’écoutais hier le bon François Hollande faire semblant de s’énerver. À la radio. De quoi s’agissait-il ? De pouvoir d’achat. Enfin, enfin le Parti socialiste avait trouvé la faille dans le dispositif de Son Altesse Sérénissime (SAS) Sarkozy. Ce dernier avait failli, faillissait à propos de « la question la plus essentielle » – je cite -, qui serait celle du pouvoir d’achat des Français.

Là-dessus, ce matin, à en croire les revues de presse, la France entière se retrouve ébahie devant le triomphe sarkozien à Pékin, où il termine un voyage historique, peut-être même légèrement hystérique. 20 milliards d’euros de contrats ont été signés, si j’ai bien enregistré. Par des entreprises aussi exemplaires qu’Areva, Airbus, Alstom. Entre autres.

Areva va donc pouvoir exporter massivement sa bimbeloterie nucléaire high tech. On en reparlera lorsque la Chine se cassera en deux, en trois, en dix, sur fond de krach écologique et social, désormais probablement inévitable. La Chine des années 30 et 40 du siècle passé – voyez, je ne remonte pas à Mathusalem, ni à la dynastie Ming – était un pays en guerre permanente, y compris civile. Et les tensions inouïes qui y règnent, dont on parle si peu, n’annoncent pas le printemps des peuples. On reparlera du nucléaire made in France.

Airbus ? L’A380 est une bombe climatique volante, qui ne sort des hangars que parce que ses promoteurs misent sur un doublement des transports aériens mondiaux en vingt ans. Mais chut, il ne faut pas gâcher la fête. Officiellement, la France comme la Chine sont lancées dans une lutte décidée contre le dérèglement climatique. Décidée et même vigoureuse.

Alstom ? La belle entreprise, chère au coeur de M.Chevènement – elle a longtemps fait vivre Belfort, défunte place-forte du monsieur -, a fourni des turbines géantes pour les barbares placés aux commandes du barrage des Trois-Gorges, cette monstruosité écologique.

Bref, nous sommes heureux. Madame Buffet, monsieur Hollande, monsieur Bayrou, SAS Sarkozy. Ce dernier nous a offert, sur la fin de son voyage en Chine, un cadeau sublime, dont il est, soyons sport, coutumier. Il s’agit d’un discours (http://afp.google.com). Grand Guignol pas mort ! Sarkozy a proposé aux gérontes chinois un New Deal écologique, façon Roosevelt de banlieue. Et évoqué même la perspective de voir Pékin réaliser un Grenelle de l’environnement à l’échelle du pays.

Ce n’est pas une blague, en tout cas pas seulement. Je puis vous l’assurer, ce propos n’est nullement destiné aux Chinois. À moins que, n’ayant un sens de l’humour encore plus délicat que celui que je leur prête, ils ne se passent la cassette le soir venu, entre amis. Non, la Chine est lancée, grâce à nous tous, et ne s’arrêtera pas. Et ce n’est pas un fanfaron, venu d’un pays loitain autant qu’impuissant, qui leur indiquera une autre voie possible.

En revanche, le verbe sarkozien est clairement destiné à TF1 et aux gogos, hélas nombreux, de la galaxie écolo française. Il d’agit de montrer une cohérence, ou plutôt de l’afficher, ce qui est quand même plus simple. La réalité est qu’il existe un consensus national pour fourguer aux Chinois tout ce que nous pouvons fourguer. À n’importe quel coût écologique, social, humain. Telle est la condition pour maintenir chez nous un niveau de vie matériel démentiel, artificiel, insupportable.
Là-dessus, tous les compères sont d’accord. François Hollande a donc bien raison : le pouvoir d’achat est « la question essentielle ».

PS : Une sécheresse terrible frappe depuis deux mois le grenier à riz de la Chine. Les pluies d’automne ont chuté de 90 % d’une année sur l’autre. Bah, ils mangeront du pain Poilâne.

Tentative de description d’un déjeuner de têtes

Essayez de me pardonner, mais cet article est long. Et si vous avez autre chose à faire, n’hésitez surtout pas. Samedi, hier donc, j’étais invité au Sénat, dans le cadre grandiose des « Rendez-vous citoyens ». Le thème en était sublime : « Environnement, l’humanité face à elle-même ». Une grosse affaire, croyez-moi, qui mobilisait quantité d’excellences, parmi lesquelles Laurence Parisot (Medef), Jean-Louis Borloo, Nathalie Kosciusko-Morizet, Claude Allègre, Anne-Marie Idrac (SNCF), Jean-Marc Sylvestre (immense journaliste), Brice Lalonde, Michel Serres, Guillaume Sarkozy, Luc Ferry, etc, etc.

Et moi. Je n’ai pas vu tout ce beau monde, mais enfin, j’avais ma place au cours de l’après-midi, pour une conférence-débat sur mon livre, La faim, la bagnole, le blé et nous (Une dénonciation des biocarburants), paru chez Fayard. Une belle place, avec du temps. Mais je me rends compte que je vais trop vite.

Commençons par le repas. Les happy few du jour étaient conviés à un déjeuner dans le salon Bogrand. Mes aïeux ! Champagne bien sûr, au milieu de notables personnes encravatées. J’avais un pull, mais l’heure était à l’exquise politesse. À l’entrée, je vous jure que Christian Poncelet, président du Sénat – appelé donc à devenir président de la République en cas d’empêchement de qui vous savez -, m’a serré la main. L’ambiance commençait à ressembler à Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France, de Prévert (http://fraternitelibertaire.free.fr).

Ensuite, foie gras, et le reste, dont un bon vin, à profusion je dois reconnaître. De belles nappes blanches et des serveurs, des lustres de cristal, de hautes fenêtres donnant sur les jardins du Luxembourg, des miroirs monumentaux reflétant des tapisseries de goût, de sompteuses moulures. Bref, une halte reposante à l’abri du chaos.

Tout n’était pas aussi parfait. J’ai appris en arrivant que ce déjeuner était en l’honneur d’un certain Luc Ferry, ci-devant ministre de l’Éducation, et considérable philosophe. Je serais bien parti, franchement, mais j’avais faim, inutile de se grandir. Christian Poncelet, dans une éblouissante imitation de Gabin dans Monsieur le président, a tout soudain tapoté deux micros – nous étions déjà assis -, puis commencé un petit discours dont je retiens ceci : « Messieurs les ambassadeurs, excellences, messieurs les sénateurs, chers amis, merci d’avoir fait le sacrifice d’une partie de votre week-end… », « Comme vous pouvez le constater, cher Luc Ferry… », ajoutant pour nous seuls, comme au théâtre : « Je le vouvoie, hein, je fais des efforts » (rires préenregistrés).

C’était un bon début, une mise en jambes s’achevant sur cette note réjouissante, qui nous rapprochait de la nourriture : « Si tu en es d’accord, Luc (Christian n’avait pu contenir plus longtemps son amitié, il tutoyait), tu interviendras après le plat principal ». Et Luc, serré dans sa chemise rose, mais frétillant : « Avec joie ! ».

Nous mangeâmes donc, et je bus surtout, car j’aime le vin rouge. Après le plat de viande, tous les tailleurs bon chic, tous les costumes bien mis soudainement en arrêt au-dessus de leurs assiettes, Luc parla. C’était une conférence, au titre magnifique : « Développement durable et mondialisation ». J’ai la vilaine impression d’avoir été le seul à (beaucoup) m’amuser.

Ce discours relève de l’anthologie bouffonne, et comme il a été diffusé, en direct je crois, sur la Chaîne parlementaire, il est possible qu’on puisse en trouver les images. En ce cas, je suis preneur, à n’importe quel prix. Je ne peux, pour l’heure, que m’appuyer sur mes notes. M.Ferry nous a livré un exposé original et baroque sur l’histoire telle qu’il l’a voit. Si j’ai bien compris, le siècle des Lumières avait donné du sens à la vie, mais les déconstructeurs sont passés pas là et, madonne, ont tout jeté à terre. Qui sont ces voyous ? Les « Hirsutes » – un groupe de poètes chevelus du XIXème siècle – l’avant-garde artistique, la bohème, que sais-je, moi ? En tout cas, ces « antibourgeois » ont réussi leur coup, détruisant une à une toutes les valeurs traditionnelles, dont la famille, bien sacré universel. Je ne suis pas en train d’inventer, je raconte.

Citation : « À la fin du XXème siécle, les valeurs traditionnelles ont toutes été déconstruites, à la manière des statues de bronze de l’ancien dictateur Saddam Hussein ». Et là, pardi, cela ne va plus. L’idée de progrès, symbolisée par Voltaire et le XVIIIème siècle, portée par le rêve de l’émancipation, a chuté, au sens biblique. Nous devons vivre avec, pour seul horizon morne, la consommation. Or – attention, Luc est un révolté ! -, or « il faut donner un sens à la vie, ce n’est pas de la philo, c’est la vérité ». À cet instant du propos, j’ai vu de nobles nuques approuver, et c’était bien mérité.

Bon, où en étions-nous ? Cela n’allait pas. Malgré ses splendides résultats, la mondialisation patinait sur la confondante disparition du sens. Il fallait donc réagir, en affirmant haut et fort que le téléphone portable et le MP3 ne peuvent répondre à toutes les questions. Eh non, et c’est bien triste.

Quel rapport cela peut-il avoir avec la mondialisation réelle, qui disloque les sociétés, affame les peuples, ravage la biodiversité ? Rigoureusement aucun. Mais vient-on dans un comice agricole – même lorsqu’il se tient dans un palais de la République – pour penser ? J’en viens à douter. Donc, pas même une allusion à la réalité mondiale. Et le développement durable ? Pas mieux. Moins bien, même. Peut-être M.Ferry avait-il par mégarde interverti ses fiches ?

Cela ne m’empêchera pas de vous restituer quelques piques, qui firent glousser de contentement. Par exemple : « L’écologie, c’est la peur et la haine de l’initiative individuelle ». Ou encore : « Si le prolétaire d’aujourd’hui avait de l’argent, comme Pinault et Arnault, il n’achèterait pas des toiles d’art moderne, mais des faisans dorés à la Samaritaine ». M.Ferry me pardonnera peut-être, mais me voilà obligé de le contredire, car la Samar n’existe plus, en partie d’ailleurs grâce à l’usage singulier que son dernier propriétaire, Bernard Arnault justement, fait de la mondialisation.

Et tout s’arrêta enfin dans un tumulte d’applaudissements. Nous dégustâmes une glace, avant que de passer au débat avec l’orateur. Je ne devrais pas user votre patience à ce point, je le sais. Notez toutefois que Macha Méryl posa une question. Habillée d’un tailleur tel que je n’en reverrai jamais, la comédienne félicita chaudement son ami Luc avant de l’interroger sur l’état lamentable de la famille, ruinée, si j’ai bien saisi, par un improbable « modèle proudhonien », dont je lui laisse l’entière responsabilité. Guillaume Sarkozy – le frère – félicita derechef, et se demanda si le programme européen Reach de contrôle des produits chimiques était à ce point une bonne idée. En résumé, il ne l’était pas.

D’autres, émus, écrasés par la magnificence des lieux et des hôtes, s’essayèrent vaille que vaille à évoquer la « déconstruction » ou la consommation. Quel pouvait être mon rôle à moi ? Depuis dix minutes, je lorgnais sur un micro baladeur, et montrais par des mimiques exagérées à son Excellence Christian Poncelet que je souhaitais parler. Et notre presque président, je vous l’assure, opinait, preuve de ses bonnes dispositions à mon endroit. Cela aurait pu rater, mais cela a marché : je me suis emparé du micro, et j’ai pu à mon tour poser ma question.

Laquelle ? Oui, laquelle ? Eh bien, respectueusement, j’ai demandé à M.Ferry s’il n’avait pas oublié dans son discours la crise écologique. Pensait-il réellement, comme son verbe le suggérait fortement, que le temps était immobile, en tout cas réversible ? En somme, je lui ai demandé pourquoi il n’envisageait pas cette nouveauté radicale, représentée au premier chef par le dérèglement climatique. J’ai ajouté que les menaces globales apparues dans les dernières décennies font apparaître des limites physiques infranchissables. Et que l’aventure humaine se déroule désormais dans ce cadre.

Voilà ce que j’ai dit. Et alors, deux miracles se sont produit. Un, et je le jure sur la Bible, Christian Poncelet m’a regardé et il a lancé d’une voix forte : « Très bien ! ». Et aussitôt, M.Ferry a commencé sa réponse par ces mots fatidiques autant qu’historiques : « Cher ami, blablabla ». Que se cache-t-il derrière ce blablabla ? Rien. Luc, je crois que je peux désormais l’appeler Luc, a franchement botté en touche, sans répondre quoi que ce soit qui soit en relation.

J’ai réalisé du même coup deux choses qui vous sembleront peut-être évidentes. La première, c’est que Christian Poncelet ne m’a pas écouté une seconde, se laissant porter par l’intonation de ma voix, sûre d’elle, claire et forte. Dans l’univers du docteur Knock et des Précieuses ridicules, il ferait beau voir qu’on se préoccupe encore du sens, ce qui donne au passage raison au conférencier. Et la seconde, c’est que l’ami Luc ne sait strictement rien de la crise écologique. Et qu’il s’en bat l’oeil, qu’on me passe l’expression. Il s’en fout, totalement. Mais il a été ministre de l’Éducation, comme son alter ego – je répète pour le plaisir le mot ego – Claude Allègre, d’ailleurs présent au Sénat, même si je ne l’y ai pas vu.

Au-delà, sachez que cette pathétique oligarchie, que j’ai eu grand plaisir à voir de près, ne bougera pas un orteil pour aider les hommes à régler les dramatiques questions de l’époque. Ils dorment à jamais, pétrifiés, conservés dans des magnums de château margaux, ivres de leur reflet dans la glace. Ce que j’ai vu est un système parfait de légitimation croisée. Poncelet, Méryl, Sarkozy, et même le vieux Leroy-Ladurie – il était là – vante(nt) l’intelligence de Ferry, qui en retour souligne leur hauteur de vue, leur perspicacité, leur attachement au bien commun, etc. La salle, traversée par ce courant d’euphorie, rehaussée d’autant, se félicite d’avoir été invitée à de tels agapes. Et tous s’embrassent. Rideau.

PS 1 : Je parlerai moins de ma conférence de l’après-midi. J’y ai délivré mon message sur les bio/nécrocarburants, dans le salon Médicis s’il vous plaît. J’avais une sorte de contradicteur, l’économiste Philippe Chalmin, ancien d’HEC, agrégé d’histoire, docteur ès lettres, etc. Nous nous sommes frités, ce qui était fatal. Il représente l’idéologie écrasante, cet économisme qui nous a conduits exactement où nous sommes. Et puis, il m’a chauffé les oreilles, parlant à mon propos de discours « manipulant ». J’ai donc dû dire et répéter qu’il était ignorant, notamment à propos de l’écologie, qui est avant tout une science rigoureuse, qu’il rapportait des contre-vérités à propos des biocarburants. À un moment, qui m’a fait sourire, Chalmin m’a demandé un peu plus de respect, car tout de même, n’était-il pas « un professeur de fac » réputé ? Bon, je n’ai pas reculé d’un millimètre, il n’aurait plus manqué que cela.

PS2 : Je ne résiste pas au bonheur de reproduire ici deux extraits de cette si fameuse Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France, de Prévert. Or donc, les têtes, si semblables aux miennes, arrivent à l’Élysée pour un grand repas. Et puis tout s’effondre.

Premier extrait :

« Et quand je dis, Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs : « le Roi, la Reine, les petits princes », c’est pour envelopper les choses, car on ne peut pas raisonnablement blâmer les régicides qui n’ont pas de roi sous la main, s’ils exercent parfois leurs dons dans leur entourage immédiat.
Particulièrement parmi ceux qui pensent qu’une poignée de riz suffit à nourrir toute une famille de Chinois pendant de longues années.
Parmi celles qui ricanent dans les expositions parce qu’une femme noire porte dans son dos un enfant noir et qui portent depuis six ou sept mois dans leur ventre blanc un enfant blanc et mort.
Parmi les trente mille personnes raisonnables composées d’une âme et d’un corps, qui défilèrent le Six Mars à Bruxelles, musique militaire en tête, devant le monument élevé au Pigeon-Soldat et parmi celles qui défileront demain à Brive-la-Gaillarde, à Rosa-la-Rose ou à Carpa-la Juive devant le monument du jeune et veau marin qui périt à la guerre comme tout un chacun ».

Deuxième extrait :

« Dehors, c’est le printemps, les animaux, les fleurs, dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent, c’est le printemps, l’aiguille s’affole dans sa boussole, le binocard entre au bocard et la grande dolichocéphale sur son sofa s’affale et fait la folle.
Il fait chaud. Amoureuses les allumettes tisons se vautrent sur leur frottoir, c’est le printemps, l’acné des collégiens et voilà la fille du sultan et le dompteur de mandragores, voilà les pélicans, les fleurs sur les balcons, voilà les arrosoirs, c’est la belle saison.
Le soleil brille pour tout le monde, il ne brille pas dans les prisons, il ne brille pas pour ceux qui travaillent dans la mine,
ceux qui écaillent le poisson
ceux qui mangent la mauvaise viande
ceux qui fabriquent les épingles à cheveux
ceux qui soufflent vides les bouteilles que d’autres boiront pleines
ceux qui coupent le pain avec leur couteau ceux qui passent leurs vacances dans les usines ceux qui ne savent pas ce qu’il faut dire
ceux qui traient les vaches et ne boivent pas le lait ceux qu’on n’endort pas chez le dentiste ceux qui crachent leurs poumons dans le métro
ceux qui fabriquent dans les caves les Stylos avec lesquels d’autres écriront en plein air que tout va pour le mieux
ceux qui en ont trop à dire pour pouvoir le dire ceux qui ont du travail
ceux qui n’en ont pas ceux qui en cherchent
ceux qui n’en cherchent pas
ceux qui donnent à boire aux chevaux ceux qui regardent leur chien mourir
ceux qui ont le pain quotidien relativement hebdomadaire
ceux qui l’hiver se chauffent dans les églises ceux que le suisse envoie se chauffer dehors ceux qui croupissent
ceux qui voudraient manger pour vivre ceux qui voyagent sous les roues ceux qui regardent la Seine couler
ceux qu’on engage, qu’on remercie, qu’on augmente, qu’on diminue, qu’on manipule, qu’on fouille, qu’on assomme
ceux dont on prend les empreintes
ceux qu’on fait sortir des rangs au hasard et qu’on fusille ceux qu’on fait défiler devant l’arc ceux qui ne savent pas se tenir dans le monde entier
ceux qui n’ont jamais vu la mer
ceux qui sentent le lin parce qu’ils travaillent le lin ceux qui n’ont pas l’eau courante ceux qui sont voués au bleu horizon
ceux qui jettent le sel sur la neige moyennant un salaire absolument dérisoire
ceux qui vieillissent plus vite que les autres
ceux qui ne se sont pas baissés pour ramasser l’épingle
ceux qui crèvent d’ennui le dimanche après-midi parce qu’ils voient venir le lundi et le mardi, et le mercredi, et le jeudi, et le vendredi, et le samedi et le dimanche après-midi ».

PS3 : À un moment de son discours, Luc Ferry a rendu un vibrant hommage à son grand ami le neurobiologiste Jean-Didier Vincent. Celui-là même qui s’est plaint de moi et de ce site (voir https://fabrice-nicolino.com). Une raison de plus d’être heureux.

Mais ou et donc or ni car ? (Mais où est donc Ornicar ?)

Je me prépare – même pas vrai – à aller discourir au Sénat tout à l’heure. En attendant, je vous conseille la lecture d’un papier de Libération ce matin (http://www.liberation.fr). Son titre est assez explicite (Mais où est donc passé le Grenelle ?), mais le contenu est encore meilleur. Involontairement meilleur. Car les mêmes, à Libération ou ailleurs, qui ont tant contribué à faire monter la sauce médiatique, s’étonnent désormais, l’air innocent, que le soufflé soit retombé.

Prenons ça pour de l’humour décalé, et goûtez plutôt ce commentaire recueilli auprès d’un certain Jean-Louis Borloo, amuseur public au mieux de sa forme : « Attendez… le Grenelle a sa logique. Les acteurs ont travaillé dans des groupes pour déterminer des objectifs ; les opérateurs doivent désormais se mettre en synergie. Il se peut que certains acteurs soient opérateurs, mais pas tous. Par exemple, France Nature Environnement est consulté sur les OGM mais pas sur la rénovation thermique des bâtiments publics ».

Ne peut-on parler, mais je vous laisse juges, de chef d’oeuvre de la novlangue bureaucratique ? « Il se peut que certains acteurs soient opérateurs, mais pas tous ». N’est-ce pas proprement sublime ? Gravement, et bravement, les journalistes de Libération s’interrogent sur le suivi – cela doit durer cinq ans – des « comités opérationnels ». Rendez-vous plus tard, quand on sera grands et réellement méritants. Rendez-vous dans une autre vie !

Rendez-vous au Sénat

Je vends la mèche, tant pis et à Dieu vat ! Samedi, après-demain donc, je suis invité au Sénat de la République française, pour une sorte de conférence sur les biocarburants. Non, ce n’est pas une blague, et je vous invite à jeter un oeil sur le programme (http://www.senat.fr). Pendant le repas de midi – car je vais me goberger aussi -, Luc Ferry parlera. Je luis fais confiance, il faut toujours faire confiance aux grands hommes.

L’après-midi, Michel Serres causera, ainsi que moi. Moi, le pègreleux. J’en ris à l’avance, je vous jure, après avoir pensé refuser un peu plus d’une fois. Car il se trouve que j’ai de la mémoire, même à propos de temps que je n’ai pas connus. Je sais assez sur l’histoire du Sénat en France pour ne pas être parfaitement tranquille. Les braves qui y siègent depuis un peu plus de deux siècles ont toujours été du côté de l’ordre et du manche, et ce n’est pas près de changer. Avec Thermidor. Avec Napoléon, sauf lorsqu’il s’est agi de le frapper, à terre, mais en 1814, au moment où le vent avait tourné. Contre la Commune de Paris, en 1871, mais pour Pétain bien sûr, en 1940.

En somme, je n’ai rien à faire là-bas. Mais j’y vais tout de même. Pour la blague, sans quoi je ne serais pas qui je suis. Mais aussi pour parler. Le Sénat sera ouvert à tous, et ceux qui, parmi vous, souhaitent venir, seront les bienvenus. Parler, mais de quoi ? De mon obsession actuelle, les biocarburants.

Je n’ai ni illusion ni outrecuidance. La machine de mort qui s’est mise en marche est, et sera soutenue ardemment par le Sénat, car telle est sa vocation. Mais enfin, je crois aussi à la nécessité du témoignage. Je crois à la force des propos, à l’obligation de parler haut et clair. Je crois également à la possibilité du changement, aussi improbable qu’il paraisse.

J’irai donc, mais j’aimerais bien avoir votre point de vue sur le sujet. Ce qui est acquis, c’est que je ne préparerai rien. J’irai comme je suis, porteur de phrases longtemps remuées dans ma tête et mon coeur. Je ne serai pas insultant, cela n’aurait pas le moindre sens. Mais clair, mais direct, mais offensif, oui. Croyez-moi, je le serai.

PS : Cet ajout, une heure plus tard. Je vous invite à aller voir (https://fabrice-nicolino.com) la traduction passionnante d’un entretien accordé à un quotidien espagnol par le prix Nobel de chimie 1988, Harmut Michel. Il n’y a pas de doute : je citerai ce scientifique samedi.

Ce juge est-il aveugle ?

Je n’ai vu Gérard Charollois qu’une fois dans ma vie, mais cela a laissé des traces. Ce devait être aux alentours de l’année 2000, je ne sais plus très bien. En tout cas, c’était la première fois de ma vie que je rencontrais un juge aveugle. Jusqu’à cette date, je m’étais contenté du fabuleux personnage créé par Bruce Alexander, le juge Sir John Fielding (il existe une série de ses aventures en 10/18).

Un juge aveugle ! L’image est tellement étonnante qu’elle continue de me hanter. Charollois m’avait raconté comment il faisait pour rendre ses arrêts, les aides dont il avait besoin, y compris sous la forme d’outils informatiques. il n’était pas un juge de bureau et de paperasse. Il jugeait pour de bon, au tribunal de grande instance (TGI) de Périgueux, où il est aujourd’hui encore vice-président. Je me souviens très bien de son épouse et de l’un de ses fils, présents au moment de l’entretien. Pourquoi cet entretien, d’ailleurs ? Je ne sais, mais cela avait à voir avec la chasse, évidemment. Je crois me rappeler que Charollois venait d’obtenir une retentissante victoire, devant la Cour européenne, contre la loi Verdeille, outrageusement favorable aux chasseurs.

En 2 000, le juge vivait au fond de la campagne, en Dordogne, et menait la guerre contre les chasseurs qui voulaient, de force, pénétrer sa propriété pour y tuer. Cela, Charollois ne le supportait pas, il ne le supportait plus. Et comment lui donner tort ? La loi Verdeille empêchait les propriétaires d’un terrain de moins de 20 hectares d’y interdire la chasse. Je ne sais pas où en est aujourd’hui le droit, mais il était encore, voici huit ans, extravagant.

Vers 2 000, Charollois présidait une association appelée Aspas (Association pour la sauvegarde et la protection des animaux sauvages). Et puis il en est parti, contesté par une partie de ses troupes, pour fonder la Convention Vie et Nature pour une écologie radicale (CVN).

Depuis cette date, je ne suis les aventures du juge aveugle que de loin, en riant le plus souvent. Je sais que ce n’est pas drôle, mais j’aime rire aux éclats, je n’y peux rien. Charollois s’est en effet radicalisé, ce qui, chez un juge, est assez réjouissant. Il est de tous les combats pour la vie sauvage et les animaux, et il a décidé de hausser le ton jusqu’à risquer l’amende, peut-être même la…prison.

Sa tête de Turc favorite reste le chasseur et les structures politiques qui lui servent de paravent. En 2 000, à peu près au moment où je l’ai croisé, il venait d’assener un coup terrible au parti de l’extrême-chasse, CPNT. Il n’était pas seul, certes, mais les services juridiques de l’Aspas avaient signalé à différents parquets les étranges facéties financières du parti de la chasse et des chasseurs. Il n’est pas interdit de voir a posteriori, dans les enquêtes du début de 2 000, le chant du cygne du lobby politique en faveur du flingot.

Or, les chasseurs, dont le nombre diminue sans cesse, ne sont pas connus pour leur mansuétude. Raymond Faure – merci, au fait ! – me signale une vengeance dûment méditée par les valeureux de CPNT (http://www.cpnt.asso.fr). C’est simple : le parti de l’extrême-chasse réclame à Rachida Dati, en sa qualité de ministre de la Justice, des sanctions contre le juge Charollois. Des sanctions, dans l’ordre professionnel, pour des propos tenus en tant que citoyen ! Pardonnez à l’avance l’extrait qui suit : « CPNT espère que la Chancellerie par sa justice clairvoyante saura adresser à ce magistrat des sanctions proportionnelles à la hauteur de ses propos injurieux ; sans oser imaginer qu’il en puisse en être autrement car la justice doit se montrer neutre, égale et exemplaire pour l’ensemble de nos concitoyens… ».

Je me doute que Dati a d’autres chats à fouetter, mais tout de même ! Où se croit donc CPNT ? J’ai eu la curiosité d’aller voir ce que le parti des chasseurs reproche à Charollois, et je dois vous avouer que la prose de ce dernier m’a fait exploser d’un rire libérateur. Enfin une voix claire et nette ! Je serais bien incapable de reprendre les mots du juge à mon compte, car je reste partisan du compromis, car je sais ou crois savoir qu’il faut, d’une manière ou d’une autre, composer avec les porteurs de fusils. En bref, je suis bien moins extrémiste que Charollois.

Mais quel bonheur que la liberté ! Quelle joie de ne plus retenir son verbe ! Il y a de l’ivresse dans le discours du juge aveugle, et je ne dédaigne pas perdre la tête. En voici quelques aperçus. Le premier (http://www.ecologie-radicale.org) : « Là où va l’évolution, il n’y aura plus de place pour les chascistes et leur instinct de mort, puisque notre espèce se réconciliera avec la Nature ou disparaîtra ». Le deuxième (http://www.ecologie-radicale.org) : « Moralement, le violeur, l’escroc, l’assassin, le chasseur sont des délinquants sociaux, des pervers au sens psychiatrique du terme qui pensent trouver dans l’avilissement et la mort d’un être vivant leur jouissance ».

Sachez-le, un comité de soutien est en route, si le coeur vous en dit. Rien n’est perdu, en effet, car, estiment Charollois et ses amis, « les combats de gladiateurs, les ordalies, les bûchers, l’esclavage, la torture, le bagne, la peine de mort furent trop longtemps parfaitement légaux ». Aveugle, lui ?