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De quel droit ? (José Bové et le Loup)

Merci à Raymond Faure

Les lecteurs les plus réguliers de Planète sans visa me pardonneront ce qui leur apparaîtra un pur radotage : j’apprécie José Bové. Je le connais – un peu – depuis une vingtaine d’années, et je le vois régulièrement. Pour dire toute la vérité, j’ai pour lui une affection qui ne m’a jamais empêché de le critiquer, et parfois vivement, notamment sur la question du Loup (ici). Je ne vais pas recommencer tout mon argument. Bové est tout ce qu’on voudra, mais pas un écologiste au sens où je l’entends en tout cas. Disons que c’est un environnementaliste, ce qui n’est pas du tout la même chose. Et ajoutons qu’il vient de s’illustrer une fois encore au sujet de la Bête, cette fois en faisant preuve de ce que j’appellerai gentiment de l’irresponsabilité.

C’est une reprise d’un journal suisse par Le Dauphiné Libéré (ici), remplie de consternantes sornettes. Sans qu’il ait daigné mener le moindre débat – je lui ai proposé -, Bové se présente comme le meilleur ennemi de l’animal, prétendant contre l’évidence même qu’il faut choisir entre lui et l’Homme. Pis, il appelle les socialistes au pouvoir à remettre en cause la directive européenne Habitats et la Convention de Berne, qui sont les ultimes remparts contre le retour de la barbarie. Car l’éradication du Loup en France, à peu près complète à la fin des années 20 du siècle passé, a été une barbarie de plus, dans une liste qui en contient tant.

Abattre les protections, et jeter en pâture le Loup, en attendant les autres, qui viendront fatalement derrière. Bové ne comprend-il pas qu’il ouvre la boîte de Pandore, et que bien d’autres monstres en surgiront ? Sincèrement, je suis indigné. Puis, un mot sur le sens politicien de ces propos. Bové est en campagne électorale pour les Européennes, et caresser dans le sens du poil sa base sociale d’origine ne saurait lui nuire. Le clientélisme, c’est toujours l’autre. Ben non. Parfois, c’est juste devant la porte.

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L’article

  José Bové : « Il faut éliminer le loup »

José Bové persiste et signe. Dans un entretien avec nos confères suisses du Nouvelliste , il assurait cette semaine qu’« il y a trop de loups dans nos montagnes ».Joint hier au téléphone, il a confirmé et même amplifié ses propos. « Oui, je le dis : le loup n’est pas une espèce en voie de disparition. La preuve, l’extension de son territoire est constante. On en a même repéré à moins de 200 km de Paris. » De quoi faire frémir dans les chaumières.

Mais au-delà de la symbolique, c’est surtout en montagne qu’il faut, selon l’élu européen, s’inquiéter. « La cohabitation entre le loup et l’élevage n’est pas possible », martèle-t-il.

Et lorsqu’on lui fait observer que beaucoup de ses amis écologistes sont pro-loup, il balaye l’argument. « Bien sûr, les associations environnementalistes défendent l’animal. C’est leur droit. Mais elles n’ont pas de vision du monde rural. La question qu’il faut se poser, c’est celle de la place des éleveurs en montagne. Doivent-ils continuer d’être présents pour entretenir le territoire ? Je pense que oui. »

Pour José Bové, soixante années d’absence de l’animal en France (NDLR : jusqu’en 1992) ont contribué à lui donner une image idéalisée.

« On a écrit de belles histoires, façon Kevin Costner. Mais ici, nous ne sommes ni dans le Grand nord, ni dans les plaines de l’Ouest américain. Il n’y a pas assez de place pour le loup ».

José Bové entend donc réclamer une augmentation des autorisations d’abattage en France.

Et surtout, une révision urgente de la directive européenne Habitat, qui, avec la Convention de Berne, protège la bête : « Je lance un appel solennel aux ministres de l’Écologie et de l’Agriculture, Philippe Martin et Stéphane Le Foll, pour qu’ils entament au plus vite des discussions en ce sens avec la Commission européenne. »

La fable de l’autoroute et de l’écrevisse

Publié par Charlie Hebdo le 11 décembre 2013

Ils l’ont voulue, ils l’ont eue. Les grands politiques d’Aquitaine, d’Emmanuelli à Bayrou, de Juppé à Rousset, ont exigé l’autoroute A65 entre Pau et Langon. Elle est là, elle est vide, et elle coûte. Devine qui va payer ?

L’autoroute est vide, ce qui est une excellente nouvelle. Mais elle a été construite, ce qui est abominable. L’A65, entre Pau (Pyrénées Atlantiques) et Langon (Gironde) court sur 150 kilomètres, dévastant tout sur son passage. Les coteaux du Béarn, des splendides prairies humides et ruisseaux des Landes, où paressaient écrevisses à pattes blanches, fadets des laîches – un papillon – et visons d’Europe ont finalement été éventrés pour faire passer bagnoles et gros culs. Inauguration et fanfare le 16 décembre 2010.

Depuis, il se passe exactement ce qui avait été annoncé par les opposants en leur temps. Une première citation contenue dans un document de deux belles associations régionales, la Sepanso (www.sepanso.org) et l’ALRP « Le projet d’autoroute Langon-Pau ne peut être fondé sur le trafic actuel ou sur des effets de congestion de trafic sur l’axe existant. Le trafic est faible et fluide sur la route entre Langon et Pau ».

Nous sommes en janvier 2008, et les travaux n’ont pas commencé. Eiffage, géant du BTP – 14 milliards d’euros de chiffre d’affaire en 2012 – a créé avec une société d’autoroutes, la Sanef, une boîte dédiée à la concession de l’A65 : A’liénor. Oui, comme Aliénor d’Aquitaine, car ces bourrins sont des ménestrels. Et de belles âmes qui prennent en charge la construction du monstre. Le public ne paiera pas un rond au privé, comme on va voir.

En novembre 2012, le quotidien La Dépêche titre sur « L’autoroute fantôme ». Et constate, s’appuyant sur un bilan financier officiel, un déficit 35 millions d’euros pour la seule année 2011. Il y a trois fois moins de gros culs que prévu. Mais attention : il faut attendre les chiffres de 2012, car Aliénor s’est lancé à l’été dans des « abonnements préférentiels ». Bon, attendons.

En 2012, le plan prévoyait 9 323 véhicules légers par jour, mais il n’en est passé que 5 561. Pour les poids lourds, c’est pire : 1 017 espérés, 341 en réalité. Le trou se creuse de 35,4 millions d’euros supplémentaires. Et 2013 ?  En juin, les écologistes de la Sepanso et leurs potes font leurs propres comptages, pour la troisième année consécutive. La honte. Il passe 5 436 véhicules, poids lourds compris, alors que 10 397 étaient escomptés.

En octobre, le conseiller régional d’Aquitaine Patrick du Fau de Lamothe publie un terrible, mais excellent rapport (http://www.sepanso.org/dossiers/a65/A65_rapport_P.d-F-d-L.pdf) qui pose la vraie question : va-t-on vers une faillite ?

Si oui, qui paierait ? À ce stade, la situation devient exaltante, car il existe dans le contrat signé entre l’État, les collectivités locales et nos poètes d’A’liénor une clause dite de déchéance. En résumé, si le trafic n’a pas doublé d’ici 2020, l’État et surtout les communes et collectivités traversées par l’A65 pourraient bien banquer. Mais lourd. Sans doute plus d’un milliard d’euros.

Pour sûr, c’est mignon. Et d’autant plus que tous les barons de la politique régionale sont mouillés jusqu’aux narines dans ce grand fiasco annoncé. Dans une lettre bien imprudente du 7 avril 2008, le socialo Alain Rousset, président du Conseil régional d’Aquitaine, s’adresse au Premier ministre de l’époque, François Fillon. Il pleure, car les écologistes font des misères, et le chantier n’a toujours pas commencé. Or, écrit-il, « Nous tenons à réaffirmer l’urgence de la réalisation de l’A65 entre Langon et Pau. Il y va de la sécurité et de l’unité de l’Aquitaine qui reste aujourd’hui la seule région française dépourvue de liaison autoroutière entre sa capitale régionale, Bordeaux, et sa deuxième ville, Pau ».

Et tout est de la même eau pétillante. De grands défenseurs de la nature et de l’intérêt public ont signé avec Rousset. Parmi eux, Henri Emmanuelli, ponte socialo des Landes, et Alain Juppé, maire de Bordeaux. L’union sacrée contre l’écrevisse.

Quoi d’autre ? Ah oui, pour rouler sur l’A65, il vaut mieux avoir du fric, car c’est la plus chère de France. Pour chaque kilomètre parcouru, compter 14,40 centimes d’euro contre 8,5 centimes en moyenne nationale. Soit 21,60 euros pour 150 kilomètres. Mais c’est si beau, dehors.

Pour ceux qui respirent encore un peu

Bref. L’air est « cancérigène certain » depuis octobre dernier selon le classement du Centre international de recherche sur le cancer (Circ), antenne de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). C’est une révolution. Respirer représente un danger potentiellement mortel. Pas une réaction des politiques, tous occupés à autre chose. Ohé, amis mélenchonistes, comment cela se fait-il ?

Le 9 décembre, la revue The Lancet publie une méta-analyse s’appuyant sur 22 études européennes, soit au total 367 251 personnes. En résumé, les normes de l’Union européenne concernant les particules fines, celles qui font moins de 2,5 micromètres – un micromètre égal un millième de mm -, sont bidon. Des effets délétères sont observés à des concentrations bien moindres. Pas un politique ne s’avise de monter au créneau.

Enfin, des alertes à la pollution de l’air, notamment à cause des particules fines, se multiplient d’un bout à l’autre de la France. Des gens en meurent chaque jour qui passe. Pas un discours, pas un seul mot sur ces putains de voitures, qui jouent un si grand rôle dans l’affaire. Il ne faut pas désespérer PSA, pas ? Qui osera rappeler le lobbying criminel de l’ancien patron de Peugeot, Jacques Calvet, en faveur du diesel ? Il profite toujours de sa généreuse retraite et anime l’Institut Montaigne (ici), où les belles âmes discutent des moyens d’abattre ce qu’il reste de protections sociales.

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Et à part cela, mais en lien tout de même, quels branquignols, ces socialos ! Ils se sont fourvoyés dans le merdier appelé Écotaxe, pour la raison qu’ils sont incapables de défendre une politique de santé publique passant par une fiscalité alourdie sur le transport routier. Et au moment où meurent leurs propres concitoyens à cause de leur impéritie, ils se taisent obstinément, n’ayant rien à dire, rien à proposer, rien à ajouter. Des branquignols ? Je reste très en-deçà de ce que je pense au fond de moi.

Sommes-nous réellement en 1788 ? (un mot sur monsieur Mélenchon)

Je viens de lire que monsieur Mélenchon a déclaré au Parisien hier : « La France est en 1788 ». Il faisait allusion à « l’injustice fiscale », à la veille d’une manifestation « pour la révolution fiscale ». Fort bien. La manifestation a été un fiasco, malgré les rodomontades habituelles, mais en vérité, je passe mon tour pour évoquer le sujet de l’impôt, me contentant de dire que la question est un poil plus compliquée que ce que scandent les amis de monsieur Mélenchon, pour lesquels il suffirait bien de taxer le capital.

Une nouvelle nuit du 4 août ?

Oui, je passe mon tour, car ma question de ce dimanche est  : sommes-nous en 1788 ? Un premier commentaire, d’évidence ou presque : lorsque l’on lance pareilles analogies, et Dieu sait que ces dernières sont nombreuses et réitérantes, c’est peut-être bien qu’on ne sait pas inventer autre chose. Monsieur Mélenchon se veut et se croit historien des colères populaires, mais je pense, moi, qu’il se complaît surtout dans de vaines mythologies. À le suivre, il faudrait donc recommencer la prise de la Bastille – ce dimanche, Bercy, siège de l’infâme administration fiscale, aurait fait l’affaire – puis la nuit du 4 août, qui mena comme on ne le sait plus guère, à l’abolition des privilèges et des droits féodaux.

Bon, je vous avoue que je trouve cela un poil ridicule. Non qu’il n’y ait de privilèges. Non qu’il n’y ait des classes sociales. Non qu’il ne faille pourfendre l’injustice, et probablement jusqu’à la fin des temps. Mais simplement parce que les mots employés sont désespérément vides d’un sens qui ferait réellement lever ce qu’on appelait dans mes jeunes années les masses. Celles-ci n’étaient pas ce dimanche avec monsieur Mélenchon, qui n’a reçu – il est important de s’en souvenir – que 8 % des voix des inscrits au premier tour de l’élection présidentielle de 2012. Ce n’est pas rien. C’est même beaucoup, d’un certain point de vue. Mais l’essentiel reste que sur 100 personnes inscrites sur les listes électorales, 92 ne se sont pas reconnus dans monsieur Mélenchon. Or donc, quand ce tribun parle du peuple, de qui parle-t-il au juste ? Cela n’a rien d’anecdotique, croyez-moi. Ou non. Toute l’histoire des avants-gardes autoproclamées regorge d’exemples où le peuple réel ne se montre pas à la hauteur du peuple imaginaire. Et les conséquences peuvent alors être dramatiques.

Et la santé, bordel ?

Et puis ? Je suis infiniment désolé, mais tout ce qui précède n’était que préambule. Voici : où ont-ils donc la tête, ceux qui prétendent changer le monde avec de si vieux clichés ? Comment se fait-il qu’ils soient à ce point aveugles ? Pourquoi diable ne lancent-ils pas des mobilisations sur tant d’autres questions parfaitement ignorées ? Je ne prendrai qu’une de ces dernières : la santé. Il est hélas indiscutable que nous assistons à une dégradation stupéfiante de la santé des humains. Je parle là, et je vous prie de m’en excuser, des pays du Nord, riches, où existent des chiffres, des colonnes de statistiques, des administrations plus ou moins capables d’utiles compilations.

Eh bien que voit-on ? Un cycle historique s’achève. La croyance si agréable dans une augmentation continue de l’espérance de vie n’était donc qu’une chimère, une chimère de plus. Je ne vais pas m’attarder, car un ouvrage, car des ouvrages seraient nécessaire. Cet excellent Claude Aubert a entrouvert la porte il y a quelques années (Espérance de vie, la fin des illusions, Terre Vivante), mais nul doute que nous ne sommes qu’au début d’un complet renversement. Radotons un peu : nul expert d’aucune sorte ne peut savoir combien de temps les jeunes d’aujourd’hui – disons ceux qui ne dépassent pas quarante-cinq ans – vivront. Voyez, ce ne sont pas des devins. Quand ils tracent de jolies courbes, ils ne font jamais qu’extrapoler à partir d’humains qui meurent aujourd’hui, à des âges en effet de plus en plus avancés.

La danse des molécules

C’est bien joli, mais pleinement absurde, car ces humains nés en 1915 ou 1930 ont formé leur cerveau et le réseau si dense des connexions neuronales, ainsi que leur système nerveux central,  dans un temps qui a disparu. Certes, des pollutions existaient déjà, souvent organiques, mais sans cette invasion planétaire, extravagante, délirante même de la chimie de synthèse. Le grand lâcher de molécules n’avait pas commencé. Ces molécules assemblées par l’homme, inconnues de la Création, se comptent aujourd’hui par millions. Je répète : par millions. Les organismes vivants n’ayant jamais eu à connaître, au cours de l’évolution, de matières aussi singulières et paradoxales que les plastiques ou le DDT, le gaz sarin ou le triclosan, subissent une agression à laquelle rien n’a pu les préparer.

Bien que des preuves directes, massives, indiscutables manquent dans de nombreux domaines, une certitude émerge des décombres. Il y a coïncidence entre l’émergence ou la multiplication de pathologies et l’apparition dans tous les milieux de la vie, jusqu’en Arctique, jusque dans le désert de Gobi, jusque dans les fosses du Pacifique, jusque dans la troposphère et même au-dessus d’elle, de produits délétères, dont beaucoup durent et subsistent au-delà des vies humaines. Un sac plastique bien conservé peut tenir des centaines d’années. Encore faut-il ajouter, mais tout est lié, la junk food et ses innombrables additifs chimiques, la junk food et ses graisses, et son sel, et son sucre, et sa merde.

Deux millions d’Ahzeimer

La dégradation de la santé est-elle manifeste ? Voyons. Je ne vous accablerai pas ici de chiffres. Sauf deux. L’incidence des cancers a augmenté de 107,6 % chez l’homme et de 111,4 % chez la femme entre 1980 et 2012. C’est simplement foudroyant, et ne croyez pas ceux qui parlent, l’air apparemment satisfait, de l’augmentation de l’espérance de vie comme principale explication. Elle a sa part dans le phénomène, mais, et je n’y insiste pas, elle n’explique à peu près rien. Et pensez aux maladies neurodégénératives ! Il y a environ un million – 1 000 000 ! – de cas d’Alzheimer en France, et on en attend 2 millions en 2020, dans sept ans. À quoi il faut ajouter une épidémie de diabète – la France compte environ 4 millions de diabétiques -, une épidémie d’obésité – 7 millions – une épidémie d’asthme – 3 millions -, une très étrange multiplication des cas d’autisme. Encore faudrait-il parler de bien d’autres affections, mais je m’arrêterai pour finir sur le « syndrome de dysgénésie testiculaire » qui renvoie à de nombreuses anomalies de la reproduction, dont la diminution du nombre de spermatozoïdes, l’infertilité croissante, l’hypospadias, la cryptorchidie, le cancer des testicules.

D’ores et déjà, l’espérance de vie en bonne santé, ou plutôt l’indicateur appelé Espérance de vie sans incapacité (EVSI), diminue. Et continuera fatalement de le faire. Dans ces conditions, et pour en revenir au point de départ – monsieur Mélenchon et son hasardeuse comparaison avec 1788 -, que faut-il faire ? Mais bien sûr, inventer des formes nouvelles de mobilisation et d’action. Ainsi, à quoi bon défendre la Sécurité sociale – victoire essentielle du peuple – si l’on ne commence pas par comprendre ce qui se passe ? Le déficit de la Sécu, qui finira par tout emporter, est bien davantage une déroute sanitaire qu’une débâcle financière. L’explosion des maladies chroniques et des invalidités creuse la tombe de cette Grande Conquête plus certainement que les dérives des professions médicales, pourtant bien réelles.

Mettre à bas l’édifice social

Alors, plutôt que prétendre cette imbécilité que la France rejouerait 89 et Valmy, pourquoi ne pas parler de la santé de tous et de chacun ? Ici et maintenant ? Une telle attention au neuf conduirait évidemment à détricoter la pelote et à mettre en question la totalité de l’édifice social. On pourrait ainsi, et j’ose dire aisément, s’attaquer à l’organisation même du pouvoir. Aux puissances industrielles, mais aussi administratives, bureaucratiques, politiques. À  la production elle-même. Au sens de la production d’objets. Au sens de la vie elle-même. C’est alors que nous serions enfin « modernes », pour utiliser un mot que je déteste. C’est alors que nous rendrions hommage aux ancêtres, ceux de 89, ceux de 1871, et tous les autres.

Mais la gauche, qu’elle soit celle de monsieur Mélenchon ou d’ailleurs de tout autre,  a d’autres priorités. N’a-t-on pas vu cette fin de semaine l’intronisation de madame Cosse à la tête d’EELV, à raison de sa proximité avec madame Duflot et monsieur Placé ? Je vais vous dire : si je devais faire un absurde rapprochement chronologique, je ne parlerai sûrement pas de 1788. Dans le meilleur des cas, nous cherchons dans la nuit quelques grains et poudres d’espoir, pensant certains matins en avoir empli nos poches. Dans le meilleur des cas, nous sommes en 1750. Il faut (se) parler, évaluer le meilleur de nos récoltes, suggérer les chemins d’apparence impossible. C’est la seule manière de créer ensemble un imaginaire complet, qui détournerait pour de bon des colifichets de toutes sortes qui finiront par nous tuer. À ces conditions, l’été 1789 reviendra peut-être. Peut-être. Mais s’il revient, il ne fait aucun doute que nous ne le reconnaîtrons pas.

La déroute de madame Voynet

Amis lecteurs, vous savez peut-être que madame Voynet vient de se dégonfler. Élue maire de Montreuil – 100 000 habitants -, ville riveraine de Paris, en 2008, elle jette l’éponge. Elle ne se représente pas. Selon moi, elle a craint d’être ridiculisée dans les urnes, et je le comprends sans peine, car elle n’avait pas une chance de vaincre. Aucune. Elle avait très visiblement atteint ses limites et, incapable de faire passer les intérêts collectifs avant les siens propres, elle a préféré donc se retirer.

Attention, malgré les apparences, je ne juge pas. Ou du moins, je ne juge pas sa trouille, car je ne suis certes pas du genre à considérer la testostérone comme un argument de vente. Elle a bien le droit. De ne pas se sentir assez à l’aise pour continuer. Seulement, quelle honte d’habiller cela comme elle le fait ! À la suivre, il faudrait croire que la politique aura été trop cruelle pour elle. Tous ceux qui la connaissent un petit peu ne peuvent que rigoler à gorge déployée, car dans le domaine de la cruauté, des coups bas et de travers, madame Voynet est et restera une championne. Elle aurait pu sortir dans la dignité, en disant pour une fois la vérité, mais je dois dire que cette vérité est pratiquement indicible. Car un seul mot s’impose : échec.

Elle disposait d’un terrain merveilleux. Montreuil compte beaucoup d’écologistes, des territoires aussi magiques que les Murs à pêche (voir plus bas), de belles associations, un terreau fertile de toutes les solidarités humaines disponibles. La droite et les fascistes y sont inconnus, et le rejet de l’ancien maire para-stalinien, Jean-Pierre Brard, était total. Elle eût pu faire prospérer un vaste laboratoire, et démontrer même qu’une maire écologiste a quelque chose à proposer aux pauvres et aux immigrés des cités. Au lieu de quoi, seule avec sa camarilla, elle a prétendu conduire une rénovation-destruction de Montreuil, à commencer par le site – écologique autant qu’historique – des Murs à pêche. Moi, je suis allé la voir au début de son mandat pour tenter de la convaincre qu’elle faisait fausse route. Mais elle s’en foutait complètement. Mais elle entendait commander, imposer, régner. On voit le résultat, et c’est un désastre politique.

En un sens, Voynet est représentative de cette  génération de politiciens « écologistes » qui se sont montrés aussi misérables que, mutatis mutandis, les socialistes de l’époque Mitterrand, qui auront avalisé tant de capitulations et manipulations. Ni Voynet ni ses amis-ennemis d’Europe Écologie Les Verts n’ont été à la hauteur des événements dont ils n’ont pourtant cessé de parler. Ayant prétendu au départ « faire de la politique autrement »,  ils se sont comportés, selon les cas, en autocrates, en carriéristes, en bouffons. Plus rarement, on aura vu tel ou tel jouer les trois rôles en alternance.

Voynet est-elle la pire ? Sûrement pas. Est-elle emblématique de ce naufrage d’une génération politique ? Assurément. Je sais qu’elle ne me croira pas, mais je n’ai rien contre sa personne. Quand elle était ministre de l’Environnement de Lionel Jospin, entre 1997 et 2000, elle s’est occupée avec honneur d’un cas terrible. Je défendais alors, avec tous mes faibles moyens, un homme condamné à la prison à vie, que je pensais et pense toujours innocent. Elle m’a alors rendu service. Elle lui a rendu service. Elle est intervenue, avec courage, et il serait bien ingrat de ma part de ne pas m’en souvenir. Non, je n’ai rien contre Dominique Voynet. Simplement, elle incarne ce que les Espagnols appellent un fracaso. C’est-à-dire la perte de quelque chose à quoi l’on tenait. La chute. Je n’ai pas la délectation morose, et j’aurais grandement préféré qu’elle reste et surtout qu’elle réussisse.

Ci-dessous, je remets en ligne un papier de 2010 de Planète sans visa.

 

Madame Voynet et la nouvelle bibliothèque François Mitterrand

La tête sur le billot, bien obligé, j’avoue faire partie de l’association Murs à pêche (MAP), qui tente de sauver depuis quinze ans un lieu unique, mais réellement unique (ici). Il s’agit d’un réseau branlant, au bord de la ruine définitive, de murs de pierre sèche à l’intérieur desquels on a fait pousser des fruits depuis des siècles. Les murs, mélange de plâtre, de silex, de mortier, conservaient la chaleur du jour et la restituaient la nuit à des arbres fruitiers conduits en palissage contre les parois de pierre. Une pure merveille, dont la réputation s’étendait jadis jusqu’à la table de Louis le Quatorzième. On pense que vers 1825, 15 millions de pêches étaient produites tout au long de 600 km de murs.

Et puis la terre a tourné, dans un sens bien étrange. Les murs ont rétréci à mesure que s’étendait l’aventure industrielle extrême. Je vous passe les détails, pourtant passionnants. Montreuil, longtemps ville communiste, a laissé le prodigieux héritage péricliter. Il n’est plus resté que 200 hectares, puis 100, puis à peu près 35 aujourd’hui. Très dégradés, mais aux portes de Paris. Il y a des arbres, des fleurs, des oiseaux, des murs. Encore. L’ancien maire Jean-Pierre Brard, stalinien repenti ayant maintenu des liens solides avec les communistes locaux, voulait urbaniser. Installer en place et lieu 250 pavillons. Et garder des bricoles pour le folklore. Dominique Voynet, responsable nationale des Verts, a gagné la partie en 2008, à la surprise générale. L’association MAP pensait qu’elle lancerait un vaste projet, susceptible de sauver et de magnifier cet espace extraordinaire. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé.

Pour comprendre ce qui suit, sachez que le projet de madame Voynet prévoit de sauver environ 20 hectares des anciens murs à pêche, qui seront soumis à l’immense pression foncière, immobilière, industrielle et commerciale d’un nouveau quartier. Car tel est le projet : un nouveau quartier. Je viens de déposer sur le site de MAP (ici) l’article ci-dessous. Parce que cette affaire, qui ne fait que commencer, nous concerne tous.

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Préambule : compte tenu de ce que je vais écrire, il est bon que je me présente un peu. Je suis journaliste et je connais Dominique Voynet depuis environ vingt ans. Je ne suis et n’ai jamais été de ses intimes, mais je la connais donc depuis cette date. J’ai eu souvent la dent dure contre elle, et ne le regrette pas. Mais je sais aussi que dans certaines circonstances – le sort d’un homme en prison -, lorsqu’elle était ministre, elle a su se montrer une femme digne et courageuse. J’ai voté pour elle dès le premier tour des élections municipales, et accepté de faire partie de son comité de soutien à cette occasion. Voilà. Je la connais. Je ne suis pas son ennemi. Je ne suis pas son beau miroir.

Venons-en à la très grave question de l’aménagement du quartier autour des Murs à pêche de Montreuil. On le sait, j’imagine que vous savez tous que madame Voynet a décidé la création d’un immense quartier de 200 hectares, couvrant environ le quart de la ville. Il s’agit, au sens le plus terre-à-terre de l’expression, d’un projet pharaonique. Toutes les ressources de la ville, et bien au-delà évidemment, y seront englouties pour au moins une génération. Le chiffre colossal de 2 milliards d’euros d’investissement est avancé par la ville elle-même. Il est clair, il est manifeste, il est indiscutable que Montreuil, dans l’hypothèse où ce projet verrait le jour, ne serait plus jamais la ville qu’elle a pu être. On joue là les 100 prochaines années de cette ville. Retenez ce chiffre, car il n’est pas polémique. Un projet de cette dimension décide d’à peu près tout pour 100 années. Plutôt long, non ?

Toujours plus d’habitants

Nous sommes face à une oeuvre urbaine colossale et sans précédent. Elle comprend des travaux lourds – une piscine, une médiathèque, des écoles – qui de facto formeraient une ville nouvelle. Surtout, 3 000 logements seraient construits sur place, ce qui entraînerait mécaniquement l’installation de milliers – 10 000 ? – d’habitants supplémentaires dans une ville qui en compte 102 000. Pourquoi pas, certes. Mais aussi et avant tout : pourquoi ? Cette question n’est pas même évoquée par l’équipe de madame Voynet, ce qui est tout de même très singulier. Oui, posons calmement la question suivante : pourquoi diable faudrait-il densifier encore une ville de 100 000 habitants aux portes de Paris, alors même que Montreuil est la signataire – en grandes pompes – de la charte européenne dite d’Aalborg, qui prône exactement le contraire (ici) ? Lisez ce texte limpide et magnifique, et vous m’en direz des nouvelles. Le paradoxe, qui n’est pas le dernier, est que ce texte a été signé par l’ancienne municipalité, qui en bafouait allègrement les principes. Mais voilà que la nouvelle fait de même. Étrange.

Recommençons : pourquoi ? Le seul argument que j’ai entendu est celui-ci : la demande de logements est considérable. Une telle flèche est censée foudroyer le contradicteur. Mais elle ne produit pas le moindre effet sur moi, et voici pourquoi. La question du logement se pose évidemment, ÉVIDEMMENT, au niveau de toute la région. Complexe, elle engage pour des décennies et mérite donc des discussions approfondies, des arbitrages, des péréquations. Peut-être est-il plus judicieux de bâtir en d’autres points de notre région, en fonction de paramètres sinon raisonnables, du moins rationnels ? Mais il n’y a eu aucune discussion sur le principe même de ces nouvelles constructions. Ou bien peut-être à l’abri des bureaux municipaux, à l’ancienne ?  Or, l’avenir commun se discute et se décide en commun, a fortiori quand on entend faire de la politique autrement, comme l’aura tant clamé madame Voynet au long de sa carrière.

L’aspirateur à ordures

Pourquoi ne dit-on jamais qu’il existe plusieurs milliers – on parle de 4 000 – logements inoccupés à Montreuil ? Pourquoi ne dit-on jamais la vérité sur l’état de dévastation énergétique et écologique de tant de cités populaires de la ville ? N’y a-t-il pas là de magnifiques chantiers de restauration de la vie collective, susceptibles de redonner confiance aux citoyens dans l’action politique ? Je prétends que la priorité des priorités, dans le domaine du logement, est de s’attaquer à l’amélioration de ce qui existe. Et je défie quiconque de me prouver le contraire dans une réunion publique contradictoire. Construire 3 000 logements neufs, dans ces conditions, s’appelle une fuite en avant, dans tous les domaines. Et un gaspillage monstrueux de matières premières de plus en plus précieuses. Cessons de rigoler ! Cessons de parler d’écologie du haut des tribunes avant que de recommencer les erreurs du passé. Dans le monde malade qui est le nôtre, sur cette planète surexploitée, épuisée par les activités humaines, lancer un chantier de cette taille est une très mauvaise action. Une sorte de manifeste de l’anti-écologie.

Ah ! la piscine sera « écolo » ? Ah ! les parkings seront à l’entrée du quartier ? Ah ! la collecte des déchets se fera par aspiration souterraine ? Franchement, lecteurs de bonne foi, ne voyez-vous pas qu’on vous mène en bateau ? Sous le label passe-partout d’écoquartier, qui sera bientôt aussi dévalué que celui de « développement durable », on se livre à une vulgaire manipulation des esprits. Les vrais écoquartiers, très exigeants, sont connus. C’est le cas par exemple dans la ville allemande de Fribourg-en-Brisgau. Mais cela n’a rien à voir avec ce qui est aujourd’hui annoncé, qui n’est que poudre aux yeux. À Fribourg, madame Voynet, il s’agit de changer la vie quotidienne par une politique audacieuse des transports, une réduction des volumes de déchets, un usage généralisé de formes d’énergie renouvelable. À Montreuil, misère ! on cherche à nous « vendre » un système souterrain pour qu’on ne voit plus en surface nos ordures. Au fait, ce système nouveau, Veolia ou Suez ? Vous vous doutez bien qu’un investissement pareil ne saurait se faire sans l’appui de grands groupes immobiliers, aussi de gestion de l’eau et des déchets. C’est inévitable. Mais ce n’est pas en 2020 que nous avons besoin de l’ouverture franche, directe et totale du dossier, car ce sera alors trop tard. Non, c’est maintenant. Je gage que de très mauvaises surprises nous attendent au tournant. On parie ?

Le Poivron était trop vert

Reste, avant ma conclusion, la redoutable et dévastratrice – pour madame Voynet – question de la démocratie. Comment une femme écologiste ose-t-elle lancer des travaux de cette dimension sans en appeler avant tout au débat public ? Oui, comment ose-t-elle ? Quand on prétend changer le cours de l’histoire locale sans seulement consulter la population, mérite-t-on encore sa confiance ? Un projet d’une ampleur pareille ne saurait partir d’un autre point que l’examen contradictoire des besoins sociaux, culturels, écologiques de la cité. Cela n’a pas été fait. Ce qui a été fait, ce qui se fait sous nos yeux, c’est une tentative de passage en force. Comme aurait fait Jean-Pierre Brard naguère. Comme ont fait des milliers de maires dans le passé. Comme le font tous ceux qui ne croient pas à la démocratie, mais au pouvoir.

J’ai sous les yeux des articles du journal montreuillois Le Poivron, jadis animé par Patrick Petitjean, aujourd’hui maire-adjoint. Je lis dans le numéro 73, de septembre 2005, sous la plume de Petijean, et à propos de projets municipaux de bétonnage des Murs à pêche, ceci : « Les mêmes interrogations se sont fait jour au conseil municipal le 30 juin : Pourquoi, brusquement, une telle précipitation ? Pourquoi court-circuiter le débat en cours sur le Plan Local d’Urbanisme ? Pourquoi cette absence de plan global, au contraire des exigences de la procédure de classement partiel ? ». Je pourrais citer la collection complète du Poivron, qui rend hommage, au passage, à l’association dont je suis membre, MAP, présentée comme celle qui a permis le classement, in extremis, de 8 hectares des Murs. Je pourrais continuer, ad nauseam. Autres temps, autres moeurs. Comme il est simple, facile et confortable d’oublier ses promesses, n’est-ce pas ?

Au pays de la grosse tête

J’en arrive à ma conclusion. Que cherche donc madame Voynet ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas dans sa tête. Mais je ne peux m’empêcher de faire le rapprochement avec le défunt président François Mitterrand. On s’en souvient, ce dernier avait, tel un roi républicain, voulu marquer de son empreinte le sol de cette ville éternelle qu’est Paris. D’où cette politique ruineuse de grands travaux, dont le fleuron le plus affreux est sans conteste la Très Grande Bibliothèque des quais de Seine. J’ai le pressentiment que Dominique Voynet est atteint du même syndrome mégalomaniaque, classique, ô combien !, chez nos politiques de tout bord. Elle entend décider seule, éventuellement contre tous, de l’avenir d’une ville qui nous appartient, à nous et à nos enfants. Je souhaite ardemment que Montreuil tout entière se lève pour dire NON ! Cette ville populaire, cette ville volontiers rebelle doit retrouver la fougue passée, et donner de la voix. Si les élus actuels ont oublié d’où vient leur provisoire légitimité, je pense qu’il est grand temps de le leur rappeler.

Rien n’est encore perdu. Tout peut être modifié, sauvé, changé, à la condition d’unir, loin de toute considération électoraliste. Nous verrons bien, je ne suis pas devin. Mais il serait accablant que madame Voynet reproduise, à son échelle, ce que tente Christian Blanc, le secrétaire d’État de Sarkozy, avec le Grand Paris. C’est-à-dire un projet délirant, du passé, dépassé, de métro géant – la « double rocade » -, qui ruinerait les ressources publiques de l’Île-de-France pour des dizaines d’années. Ce que nous refusons à l’un, nous devons évidemment le contester à l’autre. Nous voulons, je veux en tout cas de la discussion, de l’ouverture,  de la démocratie. Et pas un lamentable simulacre. L’urgence est de remettre tout le dossier à plat. Pour l’heure, souvenez-vous en, rien n’est fait. Et tout est possible. Même le meilleur.

Fabrice Nicolino, le 30 mars 2010