Ce que vous allez – peut-être – lire est un document. Il y a peu de textes qui disent à ce point la nécessité de refonder une pensée de l’homme et de son avenir. Étienne-Émile Beaulieu est un vieil homme, né en 1926, qui se trouve être le chéri de quantité de journalistes de la place (ici). Mais je me reprends : il est le chéri de toutes les élites en place, car il exprime au mieux, drapé de son large costume d’impeccable scientifique, ce qu’il est tant plaisant de croire. La science est au service de l’homme et de ses souhaits, le progrès est une marche en avant, il faut donner davantage à la recherche, qui trouvera fatalement, puisque telle est sa raison d’être. Vous verrez par vous-même ce qu’il faut penser, y compris de ce que je viens d’écrire.
Beaulieu, on s’en souvient peut-être, est « l’inventeur » de la pilule RU-486, qui permet dans certains cas d’avorter sans passer entre les mains d’un chirurgien. Il a également travaillé sur le vieillissement, au travers de recherches sur la déhydroépiandrostérone (DHEA), qui a donné beaucoup d’espoirs – vains – à qui rêve de repousser les limites humaines. Je me doute qu’il ne serait pas d’accord, mais pour ma part, je classe volontiers Beaulieu dans le camp en perpétuelle expansion des transhumanistes, et ce n’est pas un compliment. Le transhumanisme, qui postule la nécessité « d’améliorer » l’homme par adjonction de créations scientifiques et technologiques, est à mon sens une résurgence des idéologies les plus délétères du passé. Celle du « surhomme » ? En effet, tel est bien mon état d’esprit.
Dans l’entretien ci-dessous qu’il a accordé au grand médiacrate Christophe Barbier, de L’Express, Beaulieu enfile quelques perles qui prouvent en fait l’innocence de sa pensée. Au sens de naïveté. Franchement ! Son point de vue sur le mariage pour tous, qui ouvre l’article, est à peine digne des échanges de bistrot. Bon. Pas grave. Pas grave, mais significatif : on peut passer sa vie dans un laboratoire, éventuellement y faire de grandes découvertes, et n’avoir rien à dire sur la marche redoutable du temps. Est-ce le cas de Beaulieu ? Presque. Presque, car se sentant à l’abri entre les mains de Barbier – et il a bien raison -, Beaulieu se lâche.
Je ne vous livre que quelques extraits, qui sont manifestement du goût de notre grand journaliste de poche. En gras, les questions de Barbier. En maigre, les réponses de Beaulieu :
Extrait 1 : « Etes-vous favorable à la PMA pour tous?
Je ne suis contre aucune avancée, par principe. Cela arrivera inévitablement.
Extrait 2 : Etes-vous pour la GPA, la gestation pour autrui ?
Encore une fois, je suis pour tout ce que les gens désirent, je crois que c’est dans l’intérêt général, j’ai confiance dans la sagesse des humains.
Extrait 3 : Pourra-t-on un jour faire un enfant sans le ventre d’une femme, par une gestation entièrement externe, dans une machine ?
Je ne sais pas, mais il n’y a rien d’impossible pour le génie humain.
Fin des extraits.
Je ne sais pas trop ce que vous penserez de ces énormités. Moi, elles me paraissent dessiner les contours d’une barbarie en marche. Il est (relativement) facile, pour qui se réclame de la gauche en tout cas, de pourfendre le spectre du fascisme. Il est (extrêmement) difficile, pour qui se réclame de la gauche en tout cas, de tirer un bilan sérieux de l’histoire des stalinismes. Il est (pratiquement) impossible, pour qui se réclame de la gauche – et de la droite en l’occurrence -, de mettre en question l’idéologie du progrès, cette pensée absurde qui affirme la linéarité, du bas vers le haut supposé, de l’histoire humaine.
Oui, décidément, je tiens l’entretien avec Beaulieu comme un impressionnant moment de vérité. La pensée écologiste, je l’aurai assez écrit, est de rupture. Complète et définitive. La pensée écologiste, telle que je la défends, tient l’idée de limite pour essentielle. Beaulieu et la plupart des contemporains croient exactement le contraire. L’affrontement est inévitable.
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Étienne-Émile Baulieu: « Les gens ont peur du grand âge »
Entretien avec le chercheur Etienne-Emile Baulieu, au coeur des préoccupations contemporaines comme la pilule contraceptive et les « pilules du lendemain », ou la lutte contre la maladie d’Alzheimer.

Mariage pour tous, PMA, GPA, statut de l’embryon… L’année en cours est marquée par de nombreux débats éthiques. Sommes-nous une société bloquée à toute évolution dès qu’il est question des enfants ?
Le débat sur le mariage est étonnant quand on considère la tolérance des Français à l’égard des comportements sexuels, même comparée à celle des New-Yorkais. En France, l’adultère, c’est commun, sinon « normal » ! Mais socialement, collectivement, si on veut sortir de la famille classique, il est rejeté.
C’est la rançon de l’idéologie : en France, on est idéologue, on considère que, pour que les choses changent, il suffit d’y avoir pensé, et on n’accepte pas la réalité, on a du mal à être objectif. Il y a de la superficialité et parfois de l’hypocrisie dans cette réflexion décrochée du réel.
Pourtant, les Français sont capables de se confronter à la réalité, tels ces jeunes chercheurs qui vont dans les pays anglo-saxons et dont la culture générale peut devenir un atout.
Le savant doit-il lutter contre ce conservatisme idéologique?
L’avantage, pour celui qui oeuvre dans la science, c’est qu’il est dans la marche de la société, car science et société vont ensemble.
Ainsi, je n’ai pas décidé un beau matin de m’intéresser à l’interruption de grossesse ou au vieillissement, mais, en faisant porter mes recherches sur des aspects fondamentaux de la vie, je me suis retrouvé en phase avec l’évolution de mes contemporains.
Etes-vous favorable à la PMA pour tous?
Je ne suis contre aucune avancée, par principe. Cela arrivera inévitablement. L’humanité bouge depuis un événement fondateur : l’invention de la pilule contraceptive. Il y a eu là un changement pour la nature humaine. Gregory Pincus, l’homme qui a porté cette révolution, n’a laissé son nom à aucune rue, aucun amphithéâtre…
Mon labo est le seul au monde à porter son nom. Pincus n’est ni glorifié ni détesté, il est ignoré, c’est pire ! Il a été effacé, alors qu’il était très en vue à son époque, dans les années 1950. Tout se passe comme si l’humanité avait intégré le changement qu’il a apporté et l’avait refoulé, lui, comme dans un remords, par mauvaise conscience, comme elle a abandonné Prométhée une fois qu’il lui a offert le feu.
Les rapports entre les hommes et les femmes, entre les parents et les enfants ont été changés à jamais par la pilule. La conséquence automatique et quasi inéluctable de la relation sexuelle a été remplacée par des interactions construites sur les qualités ou les défauts des uns et des autres.
C’est une avancée formidable, car on quitte la reproduction, mot vulgaire, « industriel », pour passer au désir d’enfant. Je n’ai jamais voulu dire cela trop haut, car il y a toujours des restes de conservatisme, et mieux vaut parfois aller simplement à l’effet : les femmes savent toutes qu’on peut désormais contrôler sa reproduction.
Le RU 486, qui interrompt une grossesse, est-il le complément de la pilule, ou son contraire?
Le RU 486 a fait plus de bruit que la pilule, qui, elle, a finalement été acceptée. L’immédiateté de la « contraception d’urgence » était encore plus effrayante. J’avais inventé un mot pour éviter de dire « avortement » : la « contragestion ».
Hélas, j’ai échoué. Puis il y eut, vingt ans plus tard, l’expression « pilule du lendemain », astucieuse. Mais le RU 486 est tellement resté synonyme d’avortement que je n’ai jamais réussi à le faire commercialiser comme pilule du lendemain, alors que ce serait le produit le plus efficace pour cela. Est-il diabolisé ?
Etes-vous pour la GPA, la gestation pour autrui ?
Encore une fois, je suis pour tout ce que les gens désirent, je crois que c’est dans l’intérêt général, j’ai confiance dans la sagesse des humains.
L’adoption est une sorte de gestation pour autrui, puisqu’on élève un enfant porté par une autre mère. La seule différence, c’est qu’il n’y a pas eu de concertation au préalable. Or il est établi que les enfants adoptés sont aimés et heureux d’une manière comparable à ceux des familles ordinaires.
Les grands mots entendus contre la GPA sont donc inappropriés, et parler de la « marchandisation » des femmes, ou d’enfants « à la carte », c’est insulter ce qui peut être très beau entre des parents et leur progéniture.
Pourra-t-on un jour faire un enfant sans le ventre d’une femme, par une gestation entièrement externe, dans une machine ?
Je ne sais pas, mais il n’y a rien d’impossible pour le génie humain. C’est extraordinairement compliqué, il est vraisemblable que cela n’aura pas lieu avant longtemps et que ce sera freiné par des autorités moralisantes exprimant la crainte du nouveau, mais ce ne peut être totalement exclu.
En tout cas, je ne dirai jamais qu’il est essentiel psychologiquement d’être passé par le ventre de sa mère, que sans cela l’enfant serait « désinséré » de toute filiation, de toute relation avec les ancêtres.
La filiation est tout de même importante !
Bien sûr ! Surtout pour moi qui ai perdu mon père à l’âge de 3 ans ! Mais je ne passe pas de temps à pratiquer la généalogie.
Certes, si on m’apporte mon arbre, cela pourra me passionner ; néanmoins, je préférerai toujours ce qui arrivera demain à ce qui s’est passé hier.
Pourquoi, toujours, des forces conservatrices se mettent-elles en travers des évolutions ?
Elles pensent que le progrès n’en est pas un, que ce qui est nouveau peut être mauvais pour l’homme. C’est sans doute un résidu du passé religieux de l’humanité, au temps où l’autorité morale était punitive…
Parfois, je me demande, en voyant un chercheur se tromper de voie, s’il est incapable techniquement d’aborder le « nouveau » ou bien s’il subit des blocages inconscients, parce qu’il ne veut pas avancer dans telle ou telle direction.
Le Parlement vient d’autoriser la recherche sur les embryons humains : est-ce une bonne chose ?
Pour l’instant, je crois que oui. Mais les discussions sur le stade de développement où l’on peut disposer ou non de ces cellules souches ne sont pas mon domaine.
Dans Libre Chercheur, vous esquivez cette question : à partir de quand l’embryon est-il une personne et non plus un amas de cellules ?
La réponse que je préfère n’est pas biologique, j’allais dire « matérielle ». Considérer qu’à partir de un, huit ou quatorze jours on est en présence d’un humain n’a pas de sens – d’ailleurs, le calcul change selon les religions.
C’est méconnaître le regard porté par la société, à commencer par les parents, sur un nouvel être, dont l' »indépendance » n’a pas tant d’importance. Etre enceinte n’est pas l’événement primordial pour dire qu’il y a être humain.
Quand les parents désirent un enfant et en forment le projet, l’être à venir existe déjà. Cet amour pour une descendance imaginée compte plus que tout à mes yeux.
Pourquoi n’êtes-vous pas partisan de l’euthanasie ?
Qu’en savez-vous ? Je n’ai jamais donné mon opinion profonde sur ce sujet. J’ai été l’un des tout premiers signataires pour le droit à mourir dans la dignité, mais je ne suis pas un militant, sauf pour mes recherches, car, en soi, militer m’ennuie.
Je ne m’intéresse pas assez à la mort pour me passionner pour ce débat, mais j’ai connu des gens qui se sont suicidés et je m’en serais voulu de les encourager à le faire : j’aime tellement la vie que je trouve dommage qu’on la supprime, a fortiori qu’on se la supprime. Je suis pour la liberté et la vie. Pour la vie, et pour la liberté.
Ne manquez-vous pas de sens de la transcendance ?
Pas du tout. J’ai une pudeur et une certitude de l’incompréhension incontournable de l’au-delà qui me pousse à me taire.
Y a-t-il quelque chose quelque part, après la vie ?
Possiblement. Je n’élimine pas cette hypothèse, car je me plains de ne pas comprendre pourquoi je suis là. Que l’on soit là ou pas n’a aucune importance pour le reste de l’univers, mais que ce soit incompréhensible m’est insupportable.
Non seulement je n’ai pas de certitude métaphysique, mais je ne saisis pas même la finalité de ce qui est. L’extrême opposition ou la non-différence, car c’est la même chose pour moi, entre une pierre, une étoile et notre vie humaine me fascine. Le moindre caillou va durer plus que moi : pourquoi ? Le mot clef est « incompréhension », ce qui pour un scientifique est insupportable.
Ainsi, la science ne peut expliquer pourquoi l’homme a accompli, en quelques milliers d’années, autant de progrès dans la connaissance du monde. Car le plus extraordinaire chez l’homme, c’est ce que l’on connaît le moins : le cerveau…
Justement, quand les recherches sur le vieillissement du cerveau aboutiront-elles ?
Si on travaille et si on a les moyens nécessaires – on ne les a pas aujourd’hui -, la réponse est : dans quelques années.
Moins de dix ans ?
Oui, les problèmes d’insuffisance du fonctionnement cérébral rattachés au vieillissement peuvent être traités dans les dix ans à venir. Alors, les hommes auront encore moins envie de disparaître qu’aujourd’hui.
« Vivre jusqu’à 120 ans, quelle horreur ! » me disent souvent mes interlocuteurs quand j’explique mes recherches. Cela me stupéfie à chaque fois ! Ils ont une immense difficulté à dépasser la peur du vieillissement pour imaginer une vie normale à un très grand âge.
C’est pourquoi ils donnent si peu d’argent pour la recherche. Chacun sait qu’il a une chance sur trois d’être atteint d’Alzheimer ou d’une autre démence sénile après 85 ans ! Il suffirait que 100 000 personnes nous donnent 10 euros par an pour compléter notre financement : vos lecteurs vont-ils donner l’exemple ?
Les gens ont peur !
Ils ont peur d’aider à traiter ce dont ils ont peur : c’est fou, non ? Ils ont peut-être même peur d’y penser…
Pourquoi les Etats ne vous financent-ils pas plus, alors que vous expliquez dans votre livre que 10 % des malades d’Alzheimer français soulagés pendant un an, c’est 1 milliard d’euros économisés?
Il est plus rentable, dans une démocratie, de payer pour réparer tout de suite un trottoir que de subventionner des chercheurs qui auront des résultats dans plusieurs années.
Sans doute le désir d’inventions ralentit-il depuis qu’il y a eu beaucoup de progrès. L’humanité semble rassasiée, ou fatiguée, ou peut-être déçue ; les gens pensent qu’il n’y a pas plus de bonheur aujourd’hui qu’il y a trois cents ans.
Avez-vous rencontré des politiques prêts à endosser un discours de soutien à vos travaux ?
Jamais. Ni à droite ni à gauche. Les politiques apportent une réponse purement sociale aux démences du grand âge. Nicolas Sarkozy avait lancé un plan Alzheimer, mais les fonds vont au gardiennage des malades plutôt qu’à la recherche.
Or il faudrait un effort de recherche majeur et non le saupoudrage de quelques crédits. Le concept d' »égalité » est difficile à utiliser en recherche scientifique, car les façons de penser, de travailler, ne sont pas égales. La liberté et la fraternité sont au coeur de la recherche ; l’égalité, non.
Pourquoi aimez-vous tant Shakespeare ?
Au-delà du talent, il avait un tel courage, pour parler de tout : ce qu’il écrit est brutal, il prend la liberté de qualifier et de juger les gens dont il parle.
Chaque humain a dans sa vie des histoires, des moments indicibles. C’est cela que Shakespeare met sur la table, dans une sorte de « hors circuit » social. Il a le courage d’entrer dans l’humain avec force.
Pour aider les recherches du Pr Baulieu, fondation Vivre longtemps et Institut Baulieu, site officiel.
En savoir plus sur http://www.lexpress.fr/actualite/societe/etienne-emile-baulieu-les-gens-ont-peur-du-grand-age_1273141.html#HCIdx3G9gzDqYWly.99