Je viens de réaliser – il est temps, il est 22h42 ce 27 août – que j’ai commencé ce blog il y a exactement un an. Bon, je ne sais pas trop quoi en penser. Sérieusement, je n’en sais rien. J’espère que ce n’est pas trop grave, et que cela ne gâchera pas ma nuit. N’empêche : je ne sais pas. Mais pas.
Archives de catégorie : Vacance
À la mémoire du polisseur Socrate et d’Omar Khayyām
Ce n’est pas très glorieux, quoique, mais je me réveille ce 27 août 2008 avec l’idée du vin en tête. D’accord, j’en ai bu hier au soir, c’est entendu. Pas mal, pas tant. Du minervois, pour être précis. Je n’abandonnerai jamais. J’ai arrêté de fumer il y a des siècles, je mange bio, je fais souvent des mouvements acrobatiques pour que mon corps serve encore, mais je n’ai jamais songé ne plus boire de vin rouge. Eh, pas d’accusation sans preuve, s’il vous plaît ! Je n’ai pas dit que j’en buvais tout le temps. Ni beaucoup. Mais, c’est dit et même écrit, j’en bois. Quand j’ai commencé à travailler, j’avais un tout petit peu moins de dix-sept ans, et j’ai aidé à fabriquer, pendant environ une grosse année, des comptoirs de bistrots. Car j’étais un (très mauvais) apprenti chaudronnier.
Dans l’atelier, il y avait un vieux polisseur macédonien qui s’appelait Socrate. Pour de vrai. Socrate. Il ne crachait pas dans son verre. Personne n’aurait jamais eu une idée pareille, d’ailleurs. Moi, le petit jeune, j’allais faire des courses à l’épicerie du coin – nous embauchions à 7h30 -, et à 10 heures, la moitié des prolos, dont moi, ouvrions des bouteilles et coupions le saucisson. Les autres préféraient faire de la lèche au patron. Bon, c’est peut-être là que cela a commencé, je ne sais plus. Quand un café ouvrait dans notre coin de banlieue, avec un beau comptoir – en cuivre rouge, par exemple – sorti de chez nous, Socrate avait une habitude. Comme je l’ai accompagné, je peux vous raconter.
Un samedi matin. Disons que l’ouverture avait lieu un samedi matin. Socrate et moi nous mettions au comptoir – l’ambiance était à la fête, le patron était déjà pompette – et Socrate passait ostensiblement un pouce sur le métal si joliment poli par ses mains de maître. Bien que pompette, le patron finissait par se poser des questions, et Socrate, invariablement, livrait notre incroyable vérité. Le comptoir, ce comptoir de rêve grâce à quoi la fortune se profilait, ce comptoir, c’était nous. Et alors, on se saoulait tranquillement et à l’oeil, car jamais le patron n’aurait osé faire payer des travailleurs aussi incomparables que nous.
Cherchons ensemble le rapport entre ce souvenir et la crise écologique, dont je vous rappelle, à jeun, qu’elle est l’objet de ce blog. Il existe, si. Il est vaporeux comme peuvent l’être des effluves d’alcool, mais il existe. Car au point de départ de ce texte, il n’y avait pas Socrate, que j’ai adoré, mais les monts du Beaujolais. Il y a de cela quelques années, je me suis paumé en beauté vers le Crêt de l’Oiseau. Bon, ce n’est pas si loin de Lyon, quoi. J’étais seul, c’était août, il faisait une chaleur à mourir, et je n’avais pas d’eau sur moi. Je suis donc parti droit devant et sans carte, ayant décidé de rester sur les crêtes – vers 700 mètres d’altitude – entre le col de la Croix du Rosier et la Croix de Saburin.
Je me rappelle les stridulations folles des criquets et des grillons dans un maquis de genêts, qui rappelait un peu la Corse. Ça, le Beaujolais ? La suite est plus confuse. On rencontre là-bas, au sommet des collines, des forêts denses – et peu naturelles – d’épicéas et de châtaigniers. C’était assez beau, d’ailleurs. Je passais de landes à callune surchauffées à des sous-bois sombres, peuplés de digitales pourpres. Je crois bien avoir vu un épervier, et je rappelle que je n’avais pas d’eau sur moi. Ni de vin. À la sortie d’un bois, justement, je suis tombé sur une vigne enclavée, somptueuse, surchargée de fruits. Un demi-hectare peut-être.
Je vous le jure, au moment où je vous écris, j’aimerais y être. Au reste, j’y suis un peu. Le ciel d’août, profitant de mon passage sous les arbres, avait changé de costume et enfilé des gants de boxe rouge violacé. Je vous assure que le spectacle était inouï, car on sentait physiquement la colère des cieux. L’orage est un personnage authentique, qui sait jouer aussi bien la comédie que le drame. Après avoir hésité un quart d’heure, il avait choisi : les nuages étaient devenus noir anthracite, l’air électrisé, les coups de canon se rapprochaient.
Au moment de l’explosion finale, le ciel s’est vidé. La pluie, savez-vous, peut être mouillante. Celle-là était folle, mais personne n’aurait pu l’enfermer. Croyez-moi, j’ai commencé par flipper un peu. Pas beaucoup, mais un peu. Car la pluie fracassait la terre ocre, et mon crâne. De vraies balles de fusil chargées en eau. Mais cela n’a pas duré. Non la pluie, ma peur. Je me suis assis sur les talons, le nez dans les grappes qui volaient comme des papillons déchaînés, et j’ai attendu. Quelle somptueuse beauté ! Quel bonheur que d’être soufflé et trempé de la sorte ! Je crois que je suis resté une demi-heure accroupi, noyé, chaviré même.
Quand le grand courroux divin a commencé de chercher d’autres coupables sur les collines voisines, je me suis remis en route. Tout ce que je portais était ruiné par les flots. Tout rebondissait. Tout éclaboussait le chemin. Mais quel chemin, d’ailleurs ? La pluie continuait, plus calme, toujours aussi ensorceleuse. C’est là que les choses se sont compliquées, car j’ai un sens incertain de l’orientation. Et en voulant faire le cacou et le fanfaron – un raccourci par ici, un minuscule sentier par là -, j’ai totalement perdu ma route, et j’ai commencé d’errer dans les collines du Beaujolais. Or, la chaleur avait fini par revenir au galop, et je n’avais toujours pas d’eau, malgré l’orage. Ni de vin.
Eh bien, cela a fini par ressembler au désert. Je crois bien que j’avais déjà soif avant de partir, et j’étais en balade depuis six ou sept heures au moins. Je vous assure que j’aurais détroussé le premier voyageur rencontré. S’il avait eu une boisson, s’entend. Mais j’étais seul au monde, perdu dans les collines, et je ne sais plus très bien quand, et comment je suis sorti de l’enfer de ces vignes sans vin. La chose dont je me souviens, c’est du premier bistrot de la route, bien plus tard. Comme dans les tavernes de l’ancien temps, j’y ai commandé un pot rempli de juliénas. Comme j’ai bu ! Comme ce vin m’a rempli de joie ! Comme je remettrais cela volontiers !
Je vous l’accorde volontiers, ce texte, à la réflexion, n’a aucun rapport avec la crise écologique. Allons quoi, relâche, et pardonnez-moi. J’espère pour vous que vous connaissez ce grand ami de la vie appelé Ghiyath ed-din Abdoul Fath Omar Ibn Ibrahim al-Khayy?m Nishabouri. Chez nous, on l’appelle en général Omar Khayy?m. Persan du 11ème siècle, Omar était un mécréant qui adorait les femmes et le vin. Pour la route, et seulement pour la route, ces quelques vers de lui (mais toute son oeuvre mérite une longue visite) :
Au printemps, je vais quelquefois m’asseoir à la lisière d’un champ fleuri.
Lorsqu’une belle jeune fille m’apporte une coupe de vin, je ne pense guère à mon salut.
Si j’avais cette préoccupation, je vaudrais moins qu’un chien.
Calade et cagadou (une mauvaise odeur)
Bon, j’ignore si vous savez ce qu’est une calade. C’est une technique, une trouvaille, une invention de l’esprit humain, qui n’est pas la pire. Une calade, c’est un chemin, une ruelle, une rue éventuellement. En pente. Oui, en pente. On en fait dans le Sud depuis des siècles et des siècles, depuis mon enfance au moins. Quelquefois, l’artisan génial à l’œuvre place à la verticale dans le sol des pierres serrées entre elles que le mouvement des roues de la charrette et des bœufs finira par polir. Je m’égare, car ce temps a disparu pendant que je me retournais, et il n’y a plus de bœufs chez nous. Chez vous, peut-être ?
Donc, des calades, des restes de calades qui témoignent de ce que fut l’histoire pénible des hommes, lorsqu’il fallait monter des pierres et du bois depuis le ruisseau. Ou, de manière plus drolatique, quand les gosses du village glissaient dans la couche de cagadou qui obstruait le passage dès le haut du chemin. Le cagadou, oui, c’est de la crotte.
Je précise pour les lecteurs de ce rendez-vous que je suis dans un hameau entre Causses et Cévennes, par bonheur. Sauf que j’ai deux côtes cassées, pour cause d’imbécillité, qui ne saurait disparaître de ma vie, car c’est un destin. L’autre soir, l’esprit surchargé d’humeurs de vin rouge et bio, je suis sorti dans la nuit, et j’ai marché au hasard des pas. Et dans une calade pleine de ronces, je me suis proprement étendu de ma hauteur sur le sol. Lequel avait conservé assez de pierre dure pour me faire (très) mal.
Depuis, je suis un petit vieux égrotant, qui va sa route en se tenant le flanc. Así están las cosas. Mais comme je suis par ailleurs vaillant, faut pas croire, je continue de tailler au sécateur ce qui peut l’être. Je remets en état, ainsi, une calade de Jean, qui descend jusqu’au fond du vallon. En faisant attention à mes gestes, oui da. Un matin vers 8 heures, Jean, passant avec son troupeau de brebis devant l’entrée de la calade où je me trouvais, m’a engueulé. À sa façon, n’est-ce pas. Il redoutait apparemment que je ne disperse ronciers et prunelliers sur la petite route, en quoi il avait tort. Le temps que j’explique mes plans, il était parti, emporté par ses bêtes. Ahimè ! J’ai continué mon travail, mais qui oserait appeler cela un travail ? Une tâche, peut-être ?
J’en oublie de vous parler du reste. Je viens de lire que l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) demande un moratoire sur les biocarburants. L’OCDE ! Cette structure abominable abreuve les États membres, tous développés, de conseils avisés sur la manière – libérale – de détruire ce qui peut l’être encore. On peut trouver pire, mais il faut chercher.
Quoi qu’il en soit, cette prise de position a un sens. Au moment où je vous parle, la presque totalité des institutions les plus infâmes de la planète ont pris position contre les biocarburants. C’est le cas, mais la liste n’est pas limitative, du FMI, de la Banque mondiale, et de l’OCDE donc. Tous les doctes experts de ces assemblées reconnaissent un rôle clé des biocarburants dans l’affolement qui s’est emparé du prix des aliments de base dans le monde. Je vous le rappelle, la Banque mondiale estime que cette criminelle production est responsable pour 75 % de l’inflation en cours.
Et puis quoi ? Et puis me voilà à radoter, ce qui ne surprendra guère les lecteurs les plus assidus de ce blog. Car dans le même temps, le mouvement écologiste, qui devrait être au premier rang de ce combat humain essentiel, décisif, ontologique, n’a pas encore bougé le moindre orteil. Pas plus tard qu’avant-hier au soir, croisant José Bové en voisin – ou presque -, je l’ai pressé une nouvelle fois d’engager son nom dans cette bataille. Le fera-t-il ? Hum.
En France, les chiffres existent pourtant, et n’ont rien de secret. J’en ai publié certains dans mon livre de l’automne dernier, La faim, la bagnole, le blé et nous (Une dénonciation des biocarburants). Si je suis à ce point furieux, mais furieux à mordre, c’est que ce monde sans âme saigne plus que jamais. Je vous disais l’autre jour que selon Jacques Diouf, de la FAO, 50 millions d’humains de plus ont été jetés dans la famine en 2007. Les biocarburants jouent un rôle essentiel dans cette abomination.
Je ne suis pas amer, mais, je le répète, follement furieux. Surtout, je dois le dire, contre les écologistes, qui forment pourtant ma famille. Je vous jure solennellement que j’ai fait ce que je pouvais pour remuer Greenpeace, le WWF, Nicolas Hulot, José Bové donc. Et beaucoup d’autres. Mais rien ne vient. Nous nous retrouvons ainsi dans une situation inouïe : les maîtres du monde laissent filtrer des vérités premières sur le crime, et la critique se tait, se rendant complice.
Car ce n’est pas la peine de se voiler la face : ceux qui ne luttent pas contre le déferlement des biocarburants acceptent du même coup la multiplication des famines, la détérioration accrue du climat et la destruction de forêts tropicales. Osons dire l’évidence : le mouvement écologiste français se déshonore. Et je me permets de renvoyer à un article écrit sur ce blog voici quelques semaines (ici). Oui, le mouvement qui est le mien va avoir quarante ans. Et il est malade. Et il sent la mort.
Juste une seconde
Moi, dans un cybercafé ! Je viens de m’arrêter devant, je suis entré dans une sorte de grotte, et de jeunes et vaillants humanoïdes m’ont mené à la table d’où je tape ces mots. Le monde est décidément plein d’hallucinations. Si je romps mon voeu de (relatif) silence, c’est qu’hier, il m’est arrivé quelque chose. Il était vers 9 heures du matin, je parlais avec mon ami Patrick sur le chemin qui mène au hameau, un peu après la grange de René, et un oiseau est venu se poser sur mon épaule droite.
Un jeune rouge queue noir, posé sur moi, clairement décidé à me délivrer un message. J’ai pu tourner la tête, le regarder, mon œil tout contre le sien, et il ne partait pas. Il ne partait pas ! Je ne sais pas ce que vous en penserez, mais moi, je suis marqué.
It was time for me to move on (Jack Kerouac)*
Fini ? Fini. J’arrête ce blog un moment, pour cause d’oiseaux, de vallon et de rivière. Je compte regarder dans une longue-vue en compagnie de David Rosane, qui passe me voir. Je précise pour ceux qui l’ignorent, ce grand gars est un Américain, et par chance, il est un ami. Et par bonheur, il connaît les piafs du monde comme peu. Inutile de dire que l’inventaire ornithologique des lieux où je vais s’en trouvera bouleversé à jamais. Je noterai scrupuleusement, et tenterai de rendre compte fidèlement.
Les jours où je ne regarderai pas, je pense que je boirai, car je pars avec une envie furieuse de Patus et de Bogus. Des vins, ceux de Christophe Beau, un chorégraphe de la vigne bio dont je vous dresserai le portrait fabuleux une autre fois. Les jours où je boirai pas, qui risquent d’être rares, je nagerai dans la rivière, qui se trouve être une des plus belles parmi celles que je connais. Et j’en connais, soit dit sans me vanter. Mais je mélangerai peut-être les plaisirs, en y ajoutant des palabres avec Patrick sur la terrasse, attendant que la nuit emporte le monde. Ou avec Alban, mon voisin punk, qui surgit de temps à autre au-dessus du mur qui le sépare de ma terrasse. Je lève la tête, il est là, avec son ceinturon clouté et ses grolles noires. Prêt à descendre en s’accrochant aux arêtes, et à boire un verre face à l’immensité. C’est grâce à lui que ce blog existe. Eh oui, Alban, il faut assumer tes bêtises ! Sans toi, je n’aurai jamais lancé ce rendez-vous en août dernier. Et sans toi, côté webmaster cette fois, il y a beau temps qu’il m’aurait explosé entre les doigts. Croyez-moi, si vous appréciez quelquefois ce que je vous écris, embrassez Alban de ma part. En plus, il le mérite.
Je n’oublie pas Lili – des bises, Lili -, qui compte m’emmener manger quelque chose dans un lieu qu’elle connaît, et que j’ignore encore. Je crois que son atelier devrait être terminé, et je jure de tout faire pour éclaircir sa vue. À l’automne au plus tard, il y aura des branches en moins, et peut-être un arbre. Parce que, je vous le dis sans détour, ne pas voir ce vallon depuis chez soi – chez elle, en l’occurrence -, tel que je l’admire moi-même chaque matin, c’est un crime contre la destinée humaine. Il va falloir agir.
J’essaierai d’envoyer des messages si l’occasion s’en présente, mais enfin, rien de très sûr. Demandez tous les comptes que vous voudrez au Bogus, car moi, je n’y peux plus rien. Enfin, soyez certains que la relation créée avec vous, lecteurs, est forte, et étonnamment plaisante. Ce temps passé autrement me permettra de réfléchir à la suite, aux suites possibles de cette étrange prise de parole. On se retrouve, c’est juré et même promis.
PS : Certains commentaires pourront être bloqués quelques jours je ne sais où. Mais ils finiront par apparaître, et donc, n’hésitez pas. Je lirai.
* Cette phrase (Exactement : It was time for us to move on) ouvre le chapitre 11 de la troisième partie du livre de Kerouac, On the road. Elle veut simplement dire : Il était temps pour nous de nous remettre en route.