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Moutons et buffaloes

Le temps déconne, non ? Le lieu où je suis, qui devrait être gris-vert avant de devenir jaune paille sous peu, fait penser aux prairies humides de l’antique Erin. Il pleut, on claque de dents, le soleil explose soudain, on passe en une heure de début novembre à fin juin. La grande affaire, c’est de profiter de la minute qui passe. Et, ma foi, je m’adapte.

Hier, vers trois heures de l’après-midi, alors que le dernier orage venait de déposer sa traîne sur les maigres pâturages du vallon, j’ai senti qu’il fallait oser. Être fou. Oser. Et je suis allé m’étendre juste dessous, dans l’herbe détrempée, tandis que le soleil tentait de faire pardonner sa cruelle inexistence. Il faisait beau, donc. Il a bientôt fait chaud, et j’ai fermé les yeux en pensant aux fourmis inlassables que j’avais observées pendant un quart d’heure, occupées apparemment à ouvrir une issue de secours latérale à leur vaste logis.

Deux minutes plus tard, j’entendais déjà une rumeur. Et deux minutes après, le bruit fabuleux d’une herbe mouillée, élastique, crissant sous la dent, aspirée par la lippe, arrachée au sol avant que d’être fermement mastiquée. J’ai ouvert les yeux, vous vous en doutez bien. La tête au ras du sol. Et j’ai alors vu un spectacle inouï, celui d’une armée en marche dans ma direction. Une blanche armée, cou tendu, concentrée, placide mais convaincue, qui avançait sans se laisser détourner par ma présence.

Alors, j’ai refermé les yeux, et ouvert davantage mes oreilles. J’entendais distinctement le bruit des sabots, la mastication, le souffle de l’air que le déplacement des bêtes produisait à chaque seconde. C’est à ce moment que j’ai pensé confusément à un roman peu connu de Jack London, Le vagabond des étoiles. L’histoire d’un homme prisonnier d’une camisole de force, et qui s’évade très loin par la force de sa seule pensée. Je me suis échappé aussi, bien plus modestement. Les brebis plongées dans les herbes vertes et les graminées sont devenues des buffaloes, des bisons de l’immense Prairie américaine, qui jadis couvrait des millions de km2.

Oui, pendant deux ou trois minutes de ma vie, je me suis transporté ailleurs, en une date où la nature sauvage laissait divaguer des millions de bisons perdus dans un océan d’herbes folles et de fleurs géantes. Trois minutes. Une vie.

Appel aux naturalistes et aux vieux savants du monde entier

Ça ne se voit pas trop, mais je ne suis pas là. Et j’écris trois lignes depuis la ligne de mon ami Patrick. Au passage, j’en profite pour me plaindre. Je pensais qu’il rentrerait aujourd’hui, et du même coup, j’espérais bel et bien boire le nombre de verres de vin rouge qu’il me faut pour continuer à aimer le vin rouge. Au lieu de quoi, vu l’heure, je boirai fatalement du vin – rouge -, mais sans lui. Je me plains, c’est officiel.

Ceux qui commencent à me connaître savent bien que je n’oserais pas déranger pour si peu. Et ils ont raison. Il y a autre chose. Hier, je suis allé à la rivière. Par un chemin difficile que personne ne semble connaître, et qui demeure en tout cas sans trace humaine, au moins jusqu’à l’été. Il faut traverser un bois dense de châtaigniers, et descendre dans des gorges qui se resserrent. Tout s’est très bien passé, je vous l’assure. L’eau de la rivière était froide, et je n’ai pu y mettre que les bras, mais c’était tout de même délicieux. Ensuite, j’ai allumé un feu sur le sable, et j’ai attendu tranquillement que la nuit approche sans se faire remarquer. Elle est forte, savez-vous ?

Mais dès avant cela, quand je me baignais les bras, j’ai vu dans l’eau, contre la berge, ce qui m’a semblé une cordelette enroulée sur elle-même, perdue sous la mousse et les algues. Bêtement – Dieu que je sais être bête ! -, j’ai plongé un bâtonnet dans l’eau pour secouer la chose, mais ce n’était pas une chose. Merde non, c’était un être. Vivant ! Je ne peux que vous décrire, et puis demander un avis autorisé. Je crois avoir discerné un amas entortillé de courts serpents, immobiles jusqu’à mon intervention. De quoi pouvait-il s’agir, dites-moi, les gars et les filles ? D’une copulation aussi géante qu’indécente ? D’une hibernation en famille ? D’une mue collective ? D’une farce du Bon Dieu ? Je précise, car je ne suis pas aussi ignare tout de même, que l’animal – les animaux sous mes yeux et mon bâton – était presque à coup sûr une couleuvre vipérine. Mais n’oubliez pas que la nuit se jetait sur moi et le monde.

Là-dessus, plus de doute : Patrick ne va pas rentrer ce soir. Je porte le vin sur la terrasse, face aux pins sylvestres, face au Champ rond, face à Cantaloube, là où jadis, les loups chantaient. Moi, je sens dans ma peau qu’ils vont revenir.

L’an 01 du volcan Eyjafjöll

Pas la peine d’être long, car le monde croule sous les commentaires. Combien de millions de voyageurs bloqués par la cendre ? Combien de dommages infligés à l’économie mondialisée ? Combien de vols – hi, hi – de missi dominici de la Goldman Sachs (lire ici) stoppés en plein élan de magouilles planétaires ? Inutile de le nier, je prends un plaisir immense et sans partage à lorgner le grand foutoir qu’est devenu le ciel des avions. La dévastation touristique fait relâche. Les bombardements « chirurgicaux » à coups de drones et de missiles attendent l’éclaircie.

J’ajoute, mais ce n’est hélas pas en mon pouvoir, que j’aimerais vivement qu’aucun avion ne puisse plus jamais décoller. C’est nihiliste ? J’en ai bien peur, car j’ai des tendances. Je pense à cet instant à Gébé, ce fabuleux dessinateur d’antan, qui abandonna un jour son métier de dessinateur à la SNCF pour la raison qu’il ne souhait pas perdre (totalement) sa vie. Et ce forban réussit bel et bien son coup. Aux plus vieux, je rappelle que Gébé commença sa bande dessinée L’An 01 en 1970, dans le journal Politique-Hebdo. Et aux plus jeunes, je proclame qu’il poursuivit son grand œuvre dans Charlie-Hebdo, en 1971. Moi, les gars et les filles, j’avais alors quinze ans, et le roi n’était pas mon cousin. Gébé ! Ô Gébé !(JPG)

L’An 01, c’est le refus radical, immédiat, de toute la merde ambiante. Des chefferies, et donc de la hiérarchie, du travail quotidien et du salariat, de l’ennui mortel des journées soumises. Du fric. De la vitesse. Des cons et des petits merdeux qui ne pensent qu’à avancer jusqu’à l’abattoir final. L’An 01, c’est la joie, le rire dévastateur, l’amour et le sexe, le bras d’honneur, le doigt d’honneur, la balade à pied, lente, patiente, désœuvrée, sans autre but que l’admiration des arbres et des oiseaux, des fleurs et des ruisseaux.

Pendant l’An 01, qui commence dès ce matin, « on arrête tout, on réfléchit, et c’est pas triste ». Il n’y a plus d’avions bien sûr, mais pas davantage de bagnoles. Les routes ayant disparu dans le dernier tournant, il ne nous reste que des chemins par lesquels cheminer. En compagnie. Seuls. Toujours. Longtemps. Rarement. Je suis infiniment heureux que le volcan Eyjafjöll nous offre gratuitement le loisir de claquer 200 millions de dollars de pure insanité – les pertes des compagnies aériennes – chaque jour. Oh ce bonheur ! Comme si on faisait flamber un immense tas de biffetons pour le seul plaisir de se chauffer les mains. Pas par transgression, pas pour montrer qu’on se fout du fric, non ! Pour seulement allumer un feu. Parce que le blé est enfin réduit à sa valeur d’usage essentielle, qui est d’être du papier.

Ce volcan islandais, je l’embrasse sans façon. Ses lointaines fumées sont autant de vapeurs haschischines qui réveillent dans ma tête le souvenir de mes plus beaux rêves. Ah ? Je ne vous l’avais encore jamais dit ? Je les emmerde.

Retour difficile autant qu’incertain

J’ai arrêté d’écrire ici depuis la dernière semaine de janvier, pour réfléchir. Après un peu plus de deux ans, j’avais en effet rassemblé autour de 500 articles, dont la quasi totalité consacrés à la crise écologique. Ai-je réfléchi ? Moins que je n’aurais pensé, je me dois de le reconnaître. En retour, j’ai reçu un grand nombre de lettres électroniques – autour de 250 – qui m’ont, je le crois bien, toutes réjoui. Presque toutes. Outre qu’elles ne lésinaient pas sur l’éloge, elles m’ont paru – sans rapport de cause à effet, je l’espère – le plus souvent vives, intelligentes, rassérénantes. Fût-elle on ne peut plus minoritaire, il existe donc bel et bien une opinion lucide, qui cherche davantage de lumière.

Je voudrais dire à tous ceux qui m’ont écrit que je les remercie, plus qu’ils ne l’imaginent probablement. J’ai lu, ligne à ligne, tout ce qui m’a été adressé, et certains n’ont pas rechigné devant la longueur de la page. Je vous remercie donc, même si, en réalité, je n’ai répondu à personne. Le faisant, je n’aurais pas mené cette cure de silence au terme que j’avais choisi au départ. J’espère que vous le comprendrez, et que vous ne m’en voudrez pas. Quant aux autres, je ne les oublie pas, évidemment. Les milliers de visites sur Planète sans visa ont un sens, même si on peut bien entendu se demander lequel.

Il est certain, et cela ne me gêne en rien, que beaucoup de visiteurs ne partagent pas ma vision des événements. Cela ne me surprend pas davantage. Avant de vous dire ce que je compte faire, je me dois de rappeler en quelques mots mon sentiment profond. Je pense que notre époque est tragique. Et que les hommes n’aiment pas ceux qui leur rappellent que leur histoire l’est très généralement. Je crois que je parviens à irriter jusqu’à une partie de ceux qui ont la patience de me suivre dans mes méandres et circonvolutions. Les générations qui se sont succédé depuis l’après-guerre ont simplement oublié l’extrême violence des relations entre humains. Beaucoup, parmi nous, croient banalement que ce qui a été sera. Et que la paix succèdera à la paix. Hélas, ils se trompent.

Je vois, comme d’autres, qu’une guerre a déjà éclaté. Comme nous sommes loin du terrain, nous feignons encore de ne rien voir. Mais elle est. Guerre contre ces humains, traités comme des untermenschen, à qui nous refusons le pain et les soins sans lesquels ils mourront. Guerre contre les animaux, les végétaux, le vivant, sans lesquels, pourtant, aucune civilisation humaine n’aurait pu naître et se maintenir. Guerre aussi, enfin, et qui englobe le tout, contre la nature, ses écosystèmes, les équilibres les plus essentiels de cette planète.

Cette guerre de tous contre tous ne peut mener qu’au désastre, déjà en place dans tant de lieux de notre monde malade. Malheureusement, la conscience ne suit pas ce mouvement implacable. L’esprit s’accroche, par ses ruses coutumières, à d’innombrables chimères. Prenons un exemple parfaitement dérisoire, pour la clarté de mon propos. Dérisoire, car réellement, cela ne compte pas. Ces jours-ci, d’estimables « écologistes » passent leur temps à des élections régionales qui succèdent à des élections européennes qui succèdent à des élections municipales qui succèdent, etc.

Il faudrait être d’une grande balourdise ou d’une totale mauvaise foi pour prétendre que cela garde un intérêt. Ou bien croire au Père Noël, ce qui n’est pas encore un crime, certes. Car enfin, de deux choses l’une. Ou bien nous avons 300 ans devant nous, et chacun peut en effet passer son temps à siroter son verre de rhum sur la plage. Ou bien, comme tous ces braves gens d’ailleurs, ainsi que quantité de critiques du monde – j’en suis – l’affirment, la crise écologique majeure est là. Et en ce cas, gâcher une parcelle d’énergie pour obtenir un poste ridicule, qui n’aura aucun effet, est pis qu’une faute.

Ce que je prétends, c’est qu’il faut rompre, sans esprit de retour. Ce que je pressens, c’est qu’il faut brûler ses vaisseaux derrière soi, parce que nous ne pourrons de toute façon pas faire machine arrière. Cela implique un effort presque insoutenable d’arrachement aux oripeaux des vieilles croyances, notamment politiques. Cela commande d’admettre l’évidence que tout accommodement avec les anciennes formes, de l’extrême-droite à l’extrême-gauche, en passant par les Verts, est une erreur de fond.

Notre époque a besoin d’actes fondateurs. Et par conséquent d’acteurs nouveaux. Capables de prendre des risques pour leurs idées. Capables de souffrir. De perdre. D’aller en prison. De mourir peut-être. Le reste n’est que vaine littérature. Les naïfs – je suis désolé de froisser cette noble confrérie – croient encore qu’il suffirait de convaincre les « méchants », de montrer qu’il existe des chemins vertueux par lesquels les hommes renoueraient avec l’équilibre fondamental de la vie. Pendant le temps de leurs interminables péroraisons, la machine industrielle mondiale aura continué d’avancer, vidant les océans, détruisant le climat, brûlant les forêts, affamant peuples et bêtes. Je pense à l’instant à cette image du film Princesse Mononoke, de Hayao Miyazaki. On y voit le grand sanglier Okkotonushi mener, tête baissée, une charge démentielle à la tête d’un innombrable troupeau, arrachant tout sur son passage. Nous y sommes, je crois. Le monde entier est piétiné, des plaines aux montagnes, des déserts jusqu’aux pôles.

La rupture est une condition nécessaire, mais nullement suffisante, nous le savons tous. Avec elle, peut-être trouverons-nous une voie escarpée qui entrouvrirait un passage pour l’heure invisible. Mais sans elle, aucun espoir n’est plus permis. Nous accompagnerons la destruction, comme le fait le mouvement officiel de protection de la nature, et lorsque les choses deviendront plus rudes et raides, quand les gueux seront aux portes, nous réclamerons comme le voisin de palier l’intervention des drones et des commandos armés spécialisés. J’espère que je ne verrai pas cette infamie d’un peuple gavé réclamant qu’on tire sur ceux qui n’ont rien d’autre que leur ventre creux. Au reste, le feu des mitrailleuses ne nous accorderait que quelques années de répit, mais pour certains, c’est bien suffisant. Nul n’est immortel, n’est-ce pas ?

La rupture peut-elle venir de ce continent exténué qu’est devenu l’Europe ? Il me semble que nous sommes bien trop gras. Bien trop occupés à choisir notre nouvelle bagnole rutilante, notre télévision à écran plasma, à nous battre au pied des remonte-pentes. À des niveaux certes très différents, nous avons tous beaucoup à perdre dans l’aventure intellectuelle et morale extrême dont je rêve. Peut-être cette rupture est-elle de toute façon impossible dans le temps qui nous est désormais imparti. Nous verrons, je ne me prends pas pour un devin. Seulement, de grâce, qu’on ne fasse pas semblant de croire que des élections ou un Grenelle de l’Environnement ou une Année internationale de la biodiversité – 2010, mais oui – seraient un début de réponse à la crise de la vie sur Terre. Car ce n’est que  billevesée. Ou plutôt, bullshit.

Quant à moi, n’étant ni gourou, ni directeur de conscience, je doute. Je ne sais pas quel (minuscule) rôle pourrait continuer à jouer Planète sans visa. Je n’écris pas cela pour qu’on m’inonde de fleurs. Je l’écris parce que je le pense. Je ne sais pas. J’ai pu démontrer, je crois, que l’on peut regarder d’une autre façon les mêmes choses. Je pense avoir prouvé qu’il existait une information, essentielle, qui jamais ne parvient aux lecteurs de journaux. Et au passage, j’ai pris bien du plaisir à écrire, écrire, écrire encore, jour après jour.

Je ne crois pas devoir arrêter ce rendez-vous, même si j’en ai la forte tentation. Reposer son âme est une dimension essentielle de la vie, et je ne risque pas de l’oublier. Alterner des moments de concentration et des plages entières de distraction et de dissipation reste et restera chez moi une nécessité première. Bien que sachant cette évidence, je vais continuer encore, même si je ne connais pas à l’avance le rythme qui sera le mien. Il sera ce qu’il sera. Même si je sais et sens que Planète sans visa peut disparaître et disparaîtra tôt ou tard, je vais donc poursuivre. N’oubliez pas, je vous prie, n’oubliez pas un instant qui nous sommes. Rien qu’un peu de poudre étoilée. « Un hombre sólo, una mujer, así tomados de uno en uno, son como polvo, no son nada ». Il s’agit d’un texte de José Agustín Goytisolo, mort le 20 mars 1999 à Barcelone. Il dit que les hommes et les femmes, pris un à un, ne sont rien d’autre que de la poudre. Qu’ils ne sont rien. Il faut donc assembler. Il faudra bien nous rassembler.